Aujourd'hui, l'Art de muser s'est rendu à Tokyo et il vous propose de partir avec lui à la découverte d'un musée dédié à cette ville : le musée Edo-Tokyo ( 江戸東京博物館, Edo Tokyo Hakubutsukan).

 

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Vue extérieure du musée. ©Sytuki

 

Histoire d'une ville, histoire d'un musée

 

Il s'agit d'un musée d'histoire situé dans le quartier de Ryogoku dans l'arrondissement de Sumida à l'est de la ville. Le sujet de son exposition permanente est la capitale du Japon depuis la période d'Edo jusqu'à l'actuelle Tokyo. L'époque d'Edo commence avec la prise de pouvoir de Tokugawa Ieyasu en 1603 après sa victoire à la bataille de Sekigahara les 20 et 21 Octobre 1600. Elle se termine avec la restauration Meiji en 1868 ; l'ère Meiji met fin à la politique volontaire d'isolement du pays et l'ouvre à la modernisation. Celle-ci se termine en 1912 avec la mort de l'empereur Mutsuhito et est suivie par l'ère Taisho marquée notamment par la Première Guerre Mondiale qui s'achève à la mort de l'empereur Taisho en 1926. L'ère Showa débute avec l'empereur Showa, plus connu en Occident comme Hirohito, et se termine à sa mort en 1989. Celle-ci est marquée par la montée du militarisme national, la Seconde Guerre Mondiale, la douloureuse défaite et la reconstruction du Japon. Commence alors l'ère d'Heisei sous le règne de l'empereur Akihito avec une longue période de paix et de modernisation pour le pays qui finit par s'imposer sur la scène internationale. Cette dernière prend fin le 1er Mai 2019 avec l'avènement de l'actuelle ère Reiwa dont le nom symbolise la « vénérable harmonie » souhaitée entre les êtres par le nouvel empereur Naruhito. Le musée d'Edo-Tokyo retrace l'évolution de la capitale depuis 1603 jusqu'à nos jours, période qui a vu l'avènement de six ères ponctuées de nombreux bouleversements sociaux, politiques et culturels.

 

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Une vue aérienne du quartier Fukugawa Honjo après avoir été rasé par les flammes, 1945, Photographie ©Tokyo, Edo-Tokyo Museum

 

Son emplacement au quartier de Ryogoku ne fut pas choisi au hasard, en effet, en plus d'être un quartier populaire, il porte le nom du pont qui s'y tient depuis presque 400 ans, Ryogoku-bashi. Celui-ci enjambe le fleuve de Sumida et, d'une longueur de plus de 150 mètres, il permettait de rejoindre la province de Shimosa à l'est. Le Ryogoku-bashi fut rendu célèbre par ses nombreuses représentations au fil des siècles, certaines réalisées par de grands artistes : Kuwagata Keisai, Utagawa Hiroshige et même Hokusaï. En plus de ces éléments, le quartier de Ryogoku est le quartier des lutteurs de sumo considérés par la population comme des dieux vivants incarnés – le musée se trouve d'ailleurs à deux pas du célèbre Ryōgoku Kokugikan, stade qui accueille les tournois nationaux chaque année. Ainsi, la localisation du musée dans un quartier populaire connu de tous et très « en vue » lui permet d'assurer sa visibilité autant sur la scène culturelle que populaire. Le musée fut baptisé « Edo-Tokyo » afin de souligner l'importance de remonter le temps à la découverte des évolutions de la ville depuis plus de quatre siècles.

 

L'architecture, miroir du projet

 

L'aspect extérieur du musée fournit la première étape de ce voyage dans le temps. La réalisation du bâtiment fut confiée à l'architecte Kikutake Kiyonori du mouvement métaboliste. Celui-ci regroupe des urbanistes et architectes japonais qui possédaient une vision commune de la ville du futur qui, en rupture avec les lois formelles traditionnelles, serait flexible et extensible afin de répondre aux besoins d'une société de masse. Cela explique le choix de cet architecte puisque le musée était lui-même conçu pour répondre aux besoins de la population de la mégalopole japonaise de Tokyo. Kikutake Kiyonori le bâti « to preserve "Edo" the memory of Tokyo when it was known under feudalism. The foundations of modern Japan were laid during this time » [afin de préserver "Edo", le souvenir de Tokyo tel qu'il est connu durant les temps féodaux. Les fondations du Japon moderne furent déterminées à cette époque]. Deux éléments en ressortent. Tout d'abord, il mesure 62,2 mètres au plus haut, soit la hauteur de la tour du château d'Edo. Actuel palais impérial de Tokyo, il s'agit d'un fait loin d'être anodin puisque le château a pris toute son importance lorsqu'Ieyasu Tokugawa y fonda le Shogunat Tokugawa après avoir pris le pouvoir et déplacé la capitale de Kyoto à Edo. De plus, l'architecte a pris pour modèle les anciens greniers surélevés japonais appelés « kura », indispensables à l'époque d'Edo. Comme les habitations construites en bois étaient vulnérables aux incendies, les greniers étaient entièrement maçonnés afin de conserver en sécurité récoltes et trésors familiaux. Cette construction monumentale, qu'est le bâtiment du musée, est soutenue par des pilastres qui donne sur un vaste espace ouvert, telle une place publique.
 
Comme il est précisé sur le site officiel, l'institution « aspires to be a cultural facility that offers high quality programs modeled on “iki,” an aesthetic ideal distinct to Edo, and, at the same time, “nigiwai (bustling)” with many visitors » [aspire à être une installation culturelle qui offre des programmes de haute qualité sur le modèle "iki", un idéal esthétique distinct d'Edo, et, en même temps, "nigiwai (animé)" avec de nombreux visiteurs]. L' « iki » (粋) est une notion japonaise complexe liée à l'Esthétique qui voit le jour à l'époque d'Edo. Elle se caractérise par un certain charme, une forme de détachement, une sophistication naturelle et discrète sans hypocrisie. C'est une notion complexe à appréhender mais dans le cas échéant de ce musée, ces adjectifs pourraient adhérer : élégant, sophistiqué, simple, original, mesuré, audacieux... La seconde notion employée est « nigiwai » (賑わい) qui ne se traduit pas en français mais indique de l'activité, de l'agitation, de la participation et même une foule. Ainsi, le musée «  readapt this concept of “iki and nigiwai” to meet contemporary contexts » [réadapte ce concept d' "iki" et "nigiwai" afin de s'accorder au contexte contemporain].
 

Une exposition ludique au service du didactique

 

L'exposition permanente prend place sur deux niveaux et est divisée en deux zones : la zone Edo et la zone Tokyo. Dans la première est racontée toute l'histoire de la ville depuis l'arrivée d'Ieyasu Tokugawa à Edo en 1603 jusqu'en 1868, date à laquelle la ville a pris le nom de Tokyo. En effet, 江戸 (Edo) signifie littéralement « porte de la rivière » mais lorsque l'empereur Mutsuhito s'y installe, elle la rebaptise 東京 (Tokyo) « capitale de l'Est » afin de se distinguer de l'ancienne capitale 京都 (Kyoto) littéralement « ville capitale ». C'est un message fort puisque le Japon entre justement dans l'ère Meiji cette même année. La muséographie intègre donc cette distinction afin de permettre au public de comprendre son importance.

 

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4e etage (5F), NAKANO, Yoshiro, Le Musée d'Edo-Tokyo ©Tokyo Metropolitan foundation for History and Culture, 2010, p. 4-5

 

Le musée propose de très nombreux dispositifs interactifs, fruits du travail des responsables du musée. C'était leur volonté d'initier le toucher et l'expérimentation chez le visiteur afin d'éviter que la visite ne soit qu'une expérience abstraite. La visite débute par la reconstitution grandeur nature du Nihonbashi littéralement « le pont du Japon ». Celui-ci « marquait le point de départ des cinq principales grandes routes qui conduisaient aux quatre coins de l'Archipel. La reproduction visible dans le musée a la même hauteur et la même envergure que l'original. Sa longueur (51 mètres à l'origine) a néanmoins été réduite de moitié » peut on lire dans le catalogue d'exposition. Ainsi, chaque année, plusieurs milliers de visiteurs l'empruntent pour partir à la découverte de la ville.

 

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Vue sur la reconstitution grandeur nature du Nihonbashi ©Elise Mathieu

 

Le musée arbore de nombreuses reproductions grandeur nature. Il y a tout d'abord celles monumentales – avec le Nihonbashi vu plus haut – du théâtre Nakamura dans la zone Edo et du siège des journaux Choya dans la zone Tokyo. Ce dernier est l'un des premiers journaux de l'ère Meiji dont la première publication date de 1874. Le Nakamura-za, quant à lui, est un des trois principaux théâtre de Kabuki qui est l'art traditionnel japonais du théâtre, inventé au début du XVIIe siècle. Le musée a également, dans la partie « le théâtre et les quartiers de divertissement », mis en place d'autres dispositifs afin de faire revivre le Kabuki. En effet, le visiteur peut y trouver une maquette présentant l'intérieur du théâtre, une reproduction du « personnage de kabuki Sukeroku, portant des couleurs appréciées des personnes originaires d'Edo : un costume noir, jaune et rouge, assorti d'un bandeau pourpre » – précise Nakano Yoshiro dans le catalogue – une petite maquette qui, tous les quarts d'heure, dévoile, grâce à un mécanisme, les coulisses d'une scène de théâtre avec ses effets spéciaux. Par ailleurs, cette scène est tirée de la pièce Tokaido Yotsuya Kaidan par Tsuruya Nanboku IV et c'est celle-là même qu'une série d'estampes, postée à côté, dépeint. Ces estampes sont des « originales » dans le sens occidental du terme.
 
La grande place accordée aux reconstitutions, qu'elles soient de taille humaine ou miniature, leur mise en avant aux côtés des œuvres originales, la médiation invitant le public à les expérimenter au moyen de jumelles et autres jeux, les mécanismes rejouant les scènes d'époque ainsi que participent à recréer le passé. Mais surtout, c'est la division thématique qui permet au visiteur de comprendre facilement l'exposition. En effet, le visiteut entre dans la ville en remontant le temps et arrive à la fondation de celle-ci puis il la découvre sous tous ses aspects – comme « la vie des citoyens », « le commerce à Edo », « le théâtre et les quartiers de divertissement »... – sous le nom d'« Edo ». Deux siècles plus tard, il arrive à « Tokyo » où il reçoit de plein fouet la modernisation du Japon. Cette brutalité ressentie par le spectateur est à l'image de la rapidité qu'a eu le pays à se moderniser. Il suit également, via diverses thématiques, l'évolution de la ville, toujours dans l'ordre chronologique. Cependant, il retrouve des objets similaires à ceux qu'il a pu croiser auparavant ; le musée a, en effet, mis en place des thèmes transversaux (les habits, les modes de transport, les repas, les habitations...). Ce choix de muséographie donne l'occasion au public de se balader au gré des siècles qui passent jusqu'à nos jours. De plus, tout au long de la visite, les expériences proposées mettent le ludique au service du didactique.
 

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Reconstitution d'un intérieur traditionnel japonais ©Elise Mathieu

 

Une perspective participative forte

 

Cette dimension participative se traduit par différentes propositions : des reconstitutions de pièces et d'objets qui peuvent être touchés par le public. Celui-ci se voit alors proposer d'entrer dans un palanquin, de soulever des seaux lestés du même poids qu'à l'époque, de porter des paniers à légumes, de soupeser la caisse contenant des pièces d'or et même d'agiter un matoi (纏) de brigade de pompiers. En se baladant dans la partie « le commerce à Edo », il peut rencontrer la reproduction d'un étal à sushis de la fin de l'ère Edo qui lui permet de comparer les pièces de sushis exposées à celles qu'il a très probablement déjà rencontrées ultérieurement dans sa vie. Il remarque alors que le riz n'est pas blanc mais rouge, ce qui est du au vinaigre utilisé en ce temps-là. De plus, les pièces sont plus grosses qu'aujourd'hui et les poissons différents car les prises venaient uniquement de la baie de Tokyo. La zone Tokyo propose également ses reproductions avec deux types de maisons pendant l'ère Meiji : celle avec une influence occidentale et celle traditionnelle qui se font face pour une meilleure comparaison. Enfin, l'exposition comporte deux autres espaces : « l'exposition "à toucher" » et le « coin des expériences ». La première propose diverses reproductions qui, si elles sont manipulées, émettent les sons produits lors de la fabrication d'éléments artisanaux locaux. La seconde abrite une maison de l'ère Showa entièrement visitable. A condition d'enlever ses chaussures – tradition très courante au Japon afin d'éviter de salir les sols – le visiteur peut entrer dans la maison et se promener au gré des pièces. Il appréhende ainsi, sans mal, la taille, l'espace et le confort de celles-ci. La volonté du musée de créer des expériences finit par créer de la vie. Le fait de pouvoir s'amuser, parler, aller où bon lui semble en profitant des œuvres permet au visiteur de visiter ce musée comme une véritable ville.

 

Elise Mathieu

 

http://www.edo-tokyo-museum.or.jp/en

 

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