Les institutions culturelles et les artistes s’efforcent en permanence de renouveler leur approche de l’exposition par la recherche et l’innovation en matière d’écriture du récit, de scénographie et de spatiologie. L’une des tendances est de faire sortir l’exposition des murs de l’institution pour l’ouvrir sur l’extérieur. Cette proposition – sur le papier – semble être prometteuse : valorisation de l’espace naturel, renouvellement du contexte du récit, accessibilité revisitée pour les publics, etc. Toutefois, quelle valeur ajoutée apporte-t-il aux œuvres et à l’exposition ? Est-ce une innovation, un défi ou une facilité pour les institutions ? 

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Vincent Mauger, Géométrie Discursive, Festival international des jardins, Domaine de Chaumont-sur-Loire, 2019. ©Eric Sander

 

Art et jardin : une longue histoire 

Le jardin permet de donner un autre regard sur les œuvres (voir les articles La scénographie du jardin et Un promenoir infini) avec le décalage produit par ce contexte d’exposition remis « au goût du jour » au regard d’un long héritage. Dès l’Antiquité les jardins se parent des plus belles œuvres d’art comme celles de la Villa d’Hadrien à Tivoli (117 à 138 av. J.-C.). Au XVIIe siècle, le travail de Le Nôtre aux jardins de Vaux-le-Vicomte, des Tuileries et surtout de Versailles marque l’avènement du jardin à la française. Les alignements de sculptures accentuent et magnifient les perspectives et les lignes pures de cette nouvelle façon de concevoir le jardin.  L’association nature et art est d’autant plus réussie quand les deux s’esthétisent l’un l’autre.  Le jardin avec ses allures d’espace naturel, pourtant bien contrôlé par la main du jardinier, offre un écrin verdoyant et plaisant aux promeneur·euse·s et aux œuvres. 

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Vue des jardins à la Française du Château de Versailles - Image libre de droit, Pixaday website

 

Cette osmose entre art et jardin va peu à peu s’effriter avec l’affirmation de la notion de patrimoine et de la nécessité de sa préservation pour les générations futures qui se théorise tout au long du XIXe siècle. Cette démarche va mener les œuvres à quitter peu à peu leur contexte de monstration originel (églises, jardins, etc.) pour rejoindre le giron des institutions muséales. L’approche est dans une certaine mesure compréhensive du point de vue de la conservation, les œuvres étant soumises aux éléments naturels, cependant cette coupure nette avec son contexte originel fait perdre une partie de son sens à l’œuvre. 

Dans les institutions beaux-arts, les espaces d’exposition sont souvent pensés de façon à être le plus neutre possible afin de laisser le plus de place possible au « choc esthétique ». Cette recherche de neutralité est fortement liée à la révolution picturale du début du XXe siècle avec notamment les travaux de Malevitch Dernière exposition futuriste de tableaux 0.10 (1915-1916) ou ceux de Lissitzky Espace Proun (1923). Le processus d’aseptisation de l’espace d’exposition connaît son apogée avec le white cube qui a pour but de magnifier les œuvres qui y sont présentées. 

Qu’est-ce-que le white cube selon Brian O’Doherty ? 

Le white cube est un concept théorisé par Brian O’Doherty dans White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie en 20081. Le white cube résulte d’une recherche artistique pour les peintres de l’avant-garde qui cherchaient à rompre avec la présentation type « salon » qui était fortement répandue encore au début du XXe siècle. 

D’abord utilisé par les artistes de l’avant-garde, le blanc ou blanc cassé donne aux œuvres un espace tridimensionnel neutre où elles expriment tout leur potentiel métaphysique sur un arrière-plan « infini ». Ensuite, cette couleur a été reprise par les institutions et galeries marchandes dans un souci pratique. L’espace blanc standardisé facilite le travail des institutions de présenter des œuvres hétéroclites qui doivent dialoguer entre elles. Ce modèle s’impose dès la fin de la Seconde Guerre mondiale sous l’impulsion des États-Unis, nouvelle place forte de l’art moderne. 

Le cube blanc coupe l’œuvre du monde extérieur comme le rappelle l’auteur : « L’œuvre est isolée de tout ce qui pourrait nuire à son auto-évaluation2 ». Tout est fait pour que ce qui rentre dans le white cube devient art. En résumé, à l’instar du concept d’autoréflexivité de la peinture de Clement Greenberg où la peinture ne doit renvoyer visuellement qu’à elle-même, le white cube selon Brian O’Doherty est un espace qui ne renvoi qu’à l’art dans sa plus grande « pureté ». 

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Exemple d’une scénographie d’exposition type « white cube ». Un autre monde // Dans notre monde, 2020-2021, Frac Grand Large, Dunkerque, France. - ©AGR

 

Ainsi, la pureté de l’espace d’exposition en tant que cube blanc exclut tout ce qui est extérieur à l’œuvre d’art. C’est ce qui a été reproché au modèle du white cube, dont l’espace est si dépouillé que les possibilités de médiations entre les spectateur·rice·s et l’œuvre sont quasi inexistantes. Le modèle du white cube plonge l’institution muséale dans une impasse, elle qui doit permettre la rencontre et le dialogue entre l’art et les visiteur·euse·s. 

Dès lors, l’une des réponses les plus virulentes à cette nouvelle théorie de l’exposition s’est manifestée avec le mouvement du Land Art dans les années 70 qui marque une rupture avec les murs tous les murs.  Ces œuvres isolées qui ne sont pas pensées ou intégrées dans une exposition collective, n’étaient pas de facto destinées à être vues in situ par le public, mais bien à être visibles grâce à la documentation (photographies, vidéos, etc.) que les artistes en donnaient. 

Le jardin comme extension des salles d’exposition 

Le white cube a été perçu par certains artistes comme un défi dans la façon de présenter leur œuvre au monde à l’instar des artistes du Land Art ou du Body Art. D’autres modèles sont venus en contre-pied du white cube, c’est le cas de la black box, où les œuvres plongées dans un espace sombre sont présentées par un éclairage individualisé. Les institutions muséales vont se saisir de la question. Certaines se dotent d’un jardin ou se dotent d’une architecture délibérément ouverte sur l’extérieur. 

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Vue du parc du LaM avec l'œuvre de Richard Deacon, Between fiction and Fact, 1992. - © AGR

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Vue du jardin de la Fondation Cartier pour l’art contemporain. - © Paris info

 

En clin d’œil au concept de white cube théorisé par Brian O’Doherty, le green cube désigne à la fois le jardin lorsqu’il est pensé comme une salle d’exposition voire même comme un « musée à ciel ouvert » et le jardin comme espace d’exposition « aseptisé » si un lien n’est pas fait entre l’œuvre et son contexte d’exposition, si une institution mise uniquement sur la nouveauté d’exhiber des œuvres d’art dans un jardin sans approfondir le discours curatorial ou de médiation. Par exemple, le centre d’art Chasse Spleen ou le Château Lacoste sont des exemples de green cube, où la rencontre les visiteur·euse·s et les œuvres n’est pas au cœur du discours de l’exposition. Les œuvres sont accompagnées de cartels plus ou moins détaillés, ce qui ne constitue pas une médiation aboutie. Dès lors, les œuvres retombent dans une simple fonction d’ornementation et d’embellissement pour le lieu qui les expose. 

La nouvelle possibilité de muséographier et scénographier autrement l’art contemporain en le déplaçant dans un contexte paysager type green cube doit être transformé en un véritable atout pour la démocratisation culturelle. Par son cadre de visite moins institutionnel et sa proximité avec le musée, le jardin offre un tremplin vers des visites dans les institutions. La dimension multi sensorielle du jardin est un atout majeur afin de créer une approche renouvelée entre l’œuvre et les visteur·euse·s. D’autant plus que les parcs ou jardins de musée sont pour la plupart accessible gratuitement ce qui donne l’occasion aux institutions de toucher un public plus élargi.   

Toutefois changer de contexte ne suffit pas, si la médiation de l’art contemporain n’est pas au centre du processus de rencontre avec le public. Il ne sera pas constructif de « poser » une œuvre dans un jardin en attendant que le « choc esthétique » fasse effet sans qu’il n’y ait eu un travail de médiation. Ce cadre insolite ne peut se suffire à lui-même, il doit permettre de renouveler la façon dont les institutions font de la médiation, réfléchissent leur programmation, conçoivent leur exposition et conservent les œuvres. Par exemple, les résidences d’artistes sont un des moyens de créer à la fois des œuvres in situ et d’incarner la médiation avec l’aide des artistes. Vent des forêts, le centre d’art contemporain « à ciel ouvert » mise sur un lien fort entre les artistes en résidence et le territoire rural de la Meuse. 

Cette réflexion globale concerne aussi le choix des œuvres exposées à l’extérieur. Assurément toute la pertinence du green cube réside dans la façon dont il est curaté. Dans le cas où les institutions choisissent d’exposer des œuvres conçues in situ (et par la même occasion de soutenir la création contemporaine) le green cube n’en aura que plus de sens. 

Il nous invite aussi à repenser le rapport des institutions muséales à l’écologie. La course aux expositions temporaires blockbusters à une empreinte carbone non négligeable. Proposer des expositions alternatives en extérieur qui respectent des normes environnementales. C’est le cas par exemple des expositions à Mosaïc, le Jardin des Cultures où les artistes utilisent des matériaux naturels qui se fondent dans leur environnement. C’est ce genre d’initiative qui renforce le rôle du musée au sein de la société en contribuant à la transition écologique4

Axelle Gallego-Ryckaert

 

1Il s’agit de la traduction d’une série d’articles mythiques parus dans Artforum en 1976
2Brian O’Doherty, « Notes sur l’espace de la galerie » (1976), White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, 2008, Paris, La Maison Rouge, p. 36.
3Clement Greenberg, Art en théorie, 1900-1990, Paris, Hazan, 1997
4Voir définition des musées par l’ICOM en 2019.

 

 

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