Entrer dans un musée n’est pas chose aisée. Les barrières sociales, culturelles et symboliques à enjamber sont nombreuses. Pénétrer dans le hall d’entrée constitue déjà une petite victoire : ça y est, nous y sommes, le seuil est franchi. Le hall est une zone qui sert une double fonction, de séparation et de communication avec le monde extérieur. Essayons de mieux comprendre cet « espace liminaire » à travers l’étude de quatre institutions muséales bordelaises.

Image d'introduction : Envol au Musée d'Aquitaine © Barbara Goblot

 

Quel rôle joue le hall d’entrée dans l’expérience muséale ?

L’expérience muséale commence dès le hall d’accueil. Comme son nom l’indique, il doit jouer son rôle d’accueil, de réception du public. S’y trouve la billetterie, tenue par des agent.e.s ; parfois une boutique, un vestiaire, un café, des assises qui créent un espace de détente et de discussion. Il arrive qu’il présente un aperçu de la collection, par des objets isolés ou des vitrines. Les signalétiques y sont très importantes pour que le visiteur se repère dans les différents espaces, et sache par où commencer la visite, que ce soit vers les collections permanentes ou les expositions temporaires.

Dans son article « De l’espace public au musée. Le seuil comme espace de médiation » (Culture & Musées, 2015), Céline Schall explicite l’importance du passage de l’extérieur à l’intérieur du musée. C’est un espace physique, qui coupe les visiteurs des mouvements de la vie quotidienne pour l’inviter dans le monde des arts, des sciences, de la culture. Il joue également un rôle symbolique, que Schall identifie à la seconde phase des rites de passage décrits par Arnold Van Gennep (Les rites de passage, 1909) : lorsque l’individu s’apprête à changer d’état, quand il devient adulte ou se marie par exemple, il est séparé du groupe, puis vit une phase de mise à la marge (dite « liminaire ») avant d’être réintégré avec son nouveau statut. De même, lorsque l’on pénètre dans un musée, on laisse derrière soi son statut de passant, de touriste, de consommateur pour endosser l’identité de visiteur. En tant qu’espace liminaire, le hall du musée doit aider à cette métamorphose.

Cette rupture semble impliquer une certaine violence envers le public. Selon Monique Renault (« Seuil du musée, deuil de la ville ? », La Lettre de l’Ocim, 2000), le musée d’art « veille à déposséder le visiteur de ses repères spatio-temporels coutumiers ». De là à demander à ce qu’il ait les yeux bandés et fasse trois tours sur lui-même avant d’entrer dans les salles, il n’y a qu’un pas ! Le visiteur doit vivre la rupture, la « décontextualisation » qu’ont connu les objets présentés lorsqu’ils sont devenus des objets de musée, pour en comprendre le sens et atteindre leur portée esthétique. Cet argument se fonde sur l’idée que l’expérience esthétique des œuvres advient non pas grâce à des connaissances préexistantes ou des outils de médiation, mais par une mise en situation radicale, un état de recueillement et de contemplation foncièrement intime, en rupture avec la temporalité du quotidien. Le visiteur, en plus de perdre tous ses repères, ressent donc un sentiment d’échec personnel, de manque de sa part s’il ne vit pas ce bouleversement esthétique. Proposant une approche plus nuancée, Céline Schall définit plutôt le seuil comme un « espace de médiation », qui ne coupe pas seulement le visiteur de son mouvement quotidien, mais l’accompagne dans sa métamorphose et prépare la découverte des objets présentés.

La première impression compte pour beaucoup dans l’image que nous construisons d’un musée. Du premier espace qui nous accueille, nous inférons, consciemment ou non, l’identité du lieu. Avant même d’avoir exploré les collections, nous imaginons ce qu’il contient, et l’expérience que nous allons y vivre. Céline Schall identifie le hall d’entrée du musée comme un paratexte. Tout comme ce qui précède et accompagne la lecture d’un ouvrage (titre, réputation de l’auteur, quatrième de couverture, préface…), le hall donne les clés de lecture du musée dans son ensemble, de ses objets et de son discours. Il partage ce rôle avec toutes les informations dont dispose le visiteur avant son entrée dans l’institution : communication, architecture extérieure… Le paratexte met également en place le contrat de communication entre l’émetteur du message, le musée, et le récepteur, le public. Ce contrat engage le musée, il crée l’attente d’un certain type de collection, d’un discours, d’une ambiance, et doit être honoré par l’expérience de visite, sous peine d’une perte de confiance de la part du public.

Comment ces rôles sont-ils incarnés par les halls d’entrée des musées ? En décembre, le Master MEM s’est rendu à Bordeaux pour un marathon muséal. Je propose ici une analyse des halls d’accueil de quatre institutions bordelaises, qui présentent une grande variété d’architectures. Certains se sont installés dans des bâtiments historiques, d’autres ont donné lieu à la construction d’un lieu spécifique. Des halls d’accueil majestueux, d’autres plus intimes, des propositions innovantes, des architectures symboliques : ouvrons la porte des musées bordelais et arrêtons-nous là, dans le hall d’entrée.

Le Musée d’Aquitaine et la MECA : quand l’architecture s’impose

Le Musée d’Aquitaine s’installe en 1987 dans les locaux de l’ancienne faculté des lettres et des sciences, construite dans les années 1880 par l’architecte Charles Durand. Le hall d’entrée présente un volume très large, et une architecture inspirée de l’Antiquité classique (colonnes corinthiennes, frontons triangulaires, médaillons…). L’espace monumental, imposant et solennel, correspond à l’image traditionnelle du musée-temple, institution de la culture légitime abritant des collections sacralisées. Le musée d’Aquitaine conserve en effet une collection extrêmement riche, traversant l’histoire de Bordeaux et de sa région de -400 000 à nos jours. Le musée ne s’inscrit pas organiquement dans le tissu urbain, c’est un lieu de recueillement à l'écart de l'agitation du quotidien. Des escaliers monumentaux mènent à ce hall, et participent du même effet. Ils créent ce que Renault nomme un « seuil ascendant », qui engage les visiteurs à un effort physique, un cheminement mental, un « oubli de soi » pour laisser place à l’expérience esthétique. Le rite d’initiation dont nous parlions plus haut est acté : se joue là une « cérémonie du franchissement » marquant nettement la métamorphose du passant en visiteur. Le musée et les visiteurs sont dans un rapport traditionnel de transmission des savoirs unilatéral.

Le Musée d’Aquitaine a pour volonté de nouer des liens forts avec les habitant.e.s actuel.le.s de la région, à travers des conférences, des ateliers, des évènements, notamment sur le rapport entre Bordeaux et le reste du monde. Cette position affirmée par le musée n’est pas transmise par le hall d’accueil. L’architecture n’encourage pas le lien au sein de la communauté. L’immense espace de pierre, à la grande hauteur de plafond, crée un environnement froid, dans lequel on ne souhaite pas s’attarder. Aucun espace avec des assises ne propose de se reposer, de discuter, d’utiliser le musée comme un lieu de détente ou d’échanges. Le hall est avant tout une zone utilitaire, qui permet d’acheter son billet d'entrée, de prendre des livrets-jeux pour les enfants, et de consommer dans la boutique. Les stands qui présentent les produits sont disposés de part et d’autre du hall, ce qui permet une déambulation agréable. Il est également un lieu de passage, de distribution des flux entre les différents espaces du musée.

Des éléments annexes en lien avec les expositions temporaires animent un peu le lieu et donnent une idée des objets que la visiteuse pourra découvrir à l’intérieur. Pour l’exposition Hugo Pratt - Lignes d’Horizon (mai 2021-février 2022) des bannières suspendues, décorées de dessins de l’artiste et de mouettes, dynamise le bâtiment classique. Ce sont les éléments de médiation et de paratexte les plus efficaces du hall.

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Le hall d'accueil imposant du Musée d'Aquitaine © Barbara Goblot

 

La MECA a été conçue par l’agence BIG en 2019. Le bâtiment héberge plusieurs agences culturelles de la région Nouvelle-Aquitaine (le FRAC, l’Office Artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine (OARA) et l’Agence Livre Cinéma Audiovisuel (ALCA)). L’aménagement du hall, grand espace ouvert, est le résultat d’une réflexion sur les formes géométriques. A l’entrée, une sorte d’amphithéâtre circulaire accueille le public. La billetterie du FRAC, située devant les ascenseurs qui permettent de monter aux espaces d’exposition, est triangulaire. Enfin, la table du café-bar est en forme de croix symétrique. Le hall d'accueil sert bien sa fonction de distribution des flux entre le FRAC, l’OARA et l’ALCA : une signalétique claire indique les espaces occupées par chaque institution. L’espace est large, lumineux ; l’amphithéâtre et le café offrent au public des zones de repos et de discussion. Ce n’est pas seulement un lieu fonctionnel ou de passage, mais bien un espace pensé pour être vécu. Quelques œuvres d’art contemporain offrent un aperçu des collections conservées par le FRAC.

Cependant, l’espace est rendu froid et inhospitalier par les choix architecturaux opérés. Le béton brut est le matériau le plus présent, sans aucun décor ou ajout d’une matière plus chaleureuse. Ce manque est flagrant dans l’amphithéâtre, où aucun tissu ou coussin ne rend les assises confortables. Les formes géométriques, rigoureuses et austères, si elles témoignent d’un geste architectural fort, ne participent pas à faire du lieu un espace agréable, dans lequel les visiteurs ont envie de s’arrêter. Le hall de la MECA joue avant tout un rôle paratextuel : il donne les clés pour appréhender la visite, par la présence de l’architecture et de l’art contemporains. Cependant, il ne parvient pas à devenir un espace de médiation au sens où l’entend Schall.

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Un accueil mitigé à la MECA © Florie Gosselin / Marion Roy

 

Cap Sciences et le Muséum : des halls accueillant pour une entrée en douceur

Le bâtiment de Cap Sciences a été construit en 2002 par l’architecte Bernard Schweitzer spécifiquement pour le centre d’interprétation. Le hall d’entrée est spacieux mais à taille humaine, et d’une grande sobriété. Les couleurs neutres (gris, beige), les lignes géométriques et une lumière uniforme dominent. Le seul mobilier important du hall d’accueil est la billetterie, c’est un espace fonctionnel avant tout. Cependant, quelques éléments visuels en font un réel espace de médiation. Les différents espaces sont indiqués par des panneaux signalétiques qui reprennent les codes visuels du tableau périodique des éléments, ce qui nous plonge dès l’entrée dans le thème des sciences et des techniques. Le mur face à l’entrée est entièrement adapté à chaque nouvelle exposition, selon son identité visuelle. Cette signalétique et cet avant-goût de l’exposition jouent un rôle paratextuel, en nous préparant à la lecture des expositions du musée. Elles accompagnent également la métamorphose du passant en visiteur d’un musée de science, dont on attend esprit critique et curiosité.

Cap Sciences ne conserve pas de collections permanentes, ce sont les expositions temporaires qui donnent vie à l’institution. Celles-ci sont présentées et accessibles dès le hall d’accueil, de plein pied. Il y a peu de paliers entre la rue et l’exposition, qui donne l’impression d’une institution ouverte, accessible, bien loin d’un musée-écrin comme le musée d’Aquitaine. Cela contribue à l’image que le musée véhicule de la science comme terrain de jeu et d’exploration, qui ne nécessite pas le recueillement souvent attendu dans les musées d’art.

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Curieux dès l'entrée à Cap Sciences © Barbara Goblot

 

Le Museum de Bordeaux est installé dans un ancien hôtel particulier. Il a rouvert en 2019 avec un bâtiment rénové, de nouveaux parcours d’exposition, et notamment un hall d’entrée entièrement reconstruit. Le projet a été mené par le cabinet d’architecture Basalt. Derrière la porte du musée, un sas d’entrée présente aux visiteurs deux spécimens empaillés, un adulte et un petit de la même espèce, changés régulièrement. Selon la conservatrice Nathalie Mémoire, ce sont des « éléments d’appel » qui servent d’introduction à la visite. Ainsi, le musée met en avant plusieurs caractéristiques : sa grande collection d’espèces naturalisées, et son « espace des Tout-petits », conçu pour les enfants de moins de six ans. C’est une manière intelligente d’accueillir le visiteur et de créer une entrée douce dans l’institution.

Cette volonté se poursuit dans le hall d’accueil proprement dit. Comme à Cap Sciences, l’architecture est d’une grande sobriété : couleur blanche, lignes simples légèrement courbes… Un carré central tient lieu de billetterie et de boutique. Sur les murs, des vitrines présentent des spécimens de la collection, sous l’angle de la diversité des espèces : des oiseaux, insectes et pierres précieuses sont rangés par couleur, un éléphant côtoie un rongeur de quelques centimètres. Ainsi, sans faire appel dès l’entrée aux fonctions cognitives des visiteurs, le musée met en valeur ses collections et suscite l’émerveillement et la curiosité du public, ce qui le place dans un bon état d’esprit pour commencer sa visite. Il se présente comme un espace de découverte et de plaisir, accessible à tous.tes, car chacun.e peut reconnaître les ressemblances et s’amuser des différences entre les spécimens présentés. Il devient ce que Schall appelle un « espace de concernation », qui « [interpelle] les visiteurs et ainsi les [fait] entrer dans les contenus scientifiques et leur [donne] envie de rencontrer ce contenu ». Le musée utilise également des vitrines traversantes, ce qui permet une transition naturelle vers la suite de la visite, puisque les objets du hall sont visibles depuis les couloirs qui l’entourent et réciproquement. Dans la salle menant aux escaliers, d’autres formes de diversité du vivant, de matières, donnent lieu à des dispositifs tactiles.

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The elephant in the room nous accueille au Muséum de Bordeaux © Barbara Goblot

 

Le hall d’entrée du musée donne une image aux visiteurs de l’institution toute entière, il établit avec lui un contrat de communication sur lequel il est difficile de revenir. Il installe le public dans un certain état d’esprit : curieux, à l’aise, ou au contraire repoussé, agacé. Il est un espace essentiel de l’expérience muséale. Son rôle n'est pas seulement d'opérer une rupture avec le quotidien et d'inspirer le respect. Il doit également aider à surmonter les barrières qui s’imposent dans ces institutions encore élitistes. La métamorphose en visiteur se fait alors sans violence, avec enthousiasme et apaisement.

Barbara Goblot

 

Pour aller plus loin :

  • L’article de Céline Schall, « De l’espace public au musée. Le seuil comme espace de médiation », Culture & Musées, 2015
  • L’article de Monique Renault, « Seuil du musée, deuil de la ville ? », La Lettre de l’Ocim, 2000

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