Plantons le décor : un musée d’histoire locale visité au hasard d’un dimanche après-midi pluvieux. Le parquet grince, les cartels sont écrits à la main, les vitrines poussiéreuses débordent d’objets hétéroclites … Et là, au détour d’un couloir, il vous surprend : un mannequin se tient derrière un petit cordon de sécurité, figé dans son costume traditionnel.

Les mannequins, objets anthropomorphes inanimés, répondent à des besoins précis dans les musées. Ce sont d’abord des supports de collections, souvent des costumes. Ils incarnent aussi un contenu, comme un personnage, une scène ou une époque. Ils servent alors une représentation théâtralisée du discours muséographique. Leur apparence humaine favorise enfin l’immersion et ils permettent d’habiller l’espace comme élément de scénographie.

image d'introduction : Mannequin de Mineur du Muséum d’Histoire naturelle de Lille, Marco Zanni

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Le mannequin anthropomorphe est présent dans l'imaginaire des musées, plutôt les musées d’histoire, de sciences naturelles ou d’ethnologie : par exemple, Ben Stiller accompagné de Franklin Roosevelt ramené à la vie dans le film La Nuit au Musée, 2006. Image : Marco Zanni.

 

Malgré leur utilité, ils paraissent souvent vieillots, voire gênants ou risibles. Ainsi, les anglophones profitent d’une coïncidence linguistique pour utiliser le mot dummy (“mannequin”) comme équivalent de dumb, “idiot”. Mais pourquoi étiqueter les mannequins d’un tel ridicule ? Petit essai non-exhaustif sur les raisons du désamour d’un emblème du kitsch muséographique.

Le mannequin, une relique du musée ?

L’histoire du mannequin de musée est peu sourcée et complexe. Il se développe principalement à la fin XIXème siècle. Dans les musées d’anthropologie, il perpétue la sculpture ethnographique, qui met en évidence les caractéristiques réelles ou supposées de différents peuples. Le mannequin sert donc d’exemple d’un type ethnique, avec ses attributs physiques, son costume, une attitude jugée représentative. La volonté de classification raciale croise la fascination pour le pittoresque exotique. Les musées de folklore européens l’utilisent également pour mettre en avant des usages, des costumes, des fêtes ou des coutumes. Ceux-ci sont souvent représentés en action, voire inclus au sein de dioramas, habitant un espace constitué d’objets collectés sur le terrain.

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Diorama du Musée d’Ethnographie du Trocadéro : scène de Bretagne, 1884-1928, d’après une photographie du MuCEM, Marco Zanni

 

Les dioramas sont des dispositifs de représentation théâtralisée et figée dans un espace clos. Considérés comme modernes et accessibles, ils permettent d’incarner un patrimoine de façon vivante et didactique. Les dioramas sont très en vogue au début du XXème siècle, pour tomber progressivement en désuétude.

Le mannequin, associé à ce mode de présentation, se fait difficilement une place dans les tendances expographiques successives. Dans les années 1950 et 1960 s‘amorce un mouvement vers la sobriété et une désincarnation des mannequins. Aujourd’hui, ils sont considérés par certaines institutions comme des reliques muséographiques à remplacer ou à revaloriser. Ils restent cependant utilisés, par choix ou par contrainte, avec des variantes selon les types de musée. Leur usage est ainsi fréquent dans les musées de sciences et d’histoire naturelles, peut-être par effet de proximité avec les spécimens taxidermisés.

Le mannequin, un humain raté ?

Outre son poids historique, le mannequin trouble la perception. Notre cerveau est équipé pour reconnaître les signes d’humanité dans son environnement. Cela donne parfois lieu à de mauvaises interprétations, comme la perception de visages humains dans des objets inanimés (paréidolie faciale). Des objets avec des représentations plus ou moins réalistes de traits humains ont donc tendance à brouiller ce décodage, souvent de façon inconsciente.

La Vallée de l'Étrange (Uncanny Valley) est une théorie proposée dans les années 1970 par le roboticien Mashiro Mori. Il conceptualise la gêne croissante en fonction de la ressemblance anthropomorphique d’un objet (robot, prothèse, poupée, etc.). Plus un objet s’approche de l’apparence humaine, plus nous percevons les petits défauts qui l'éloignent. Cette gêne apparaît à partir d’un certain degré de proximité, et peut régresser au-delà d’un seuil de ressemblance proche de la perfection.

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Schéma explicatif de l’Uncanny Valley, Marco Zanni

 

La Vallée de l'Étrange n’est pas véritablement quantifiable : si ses effets ont été observés par quelques expériences, ses mécanismes restent incertains. Pour la philosophe des sciences cognitives Frédérique de Vignemont, ce réflexe de rejet instinctif est une réponse du cerveau à son incapacité à catégoriser l’humain du non-humain.

Les entreprises prennent en compte ce malaise : le design des prothèses tend désormais à conserver un aspect artificiel, suite au constat que les usager.es apprécient globalement moins les prothèses réalistes. La Vallée de l'Étrange est également appliquée en dehors de la robotique. Elle explique par exemple la peur des objets anthropomorphes inanimés (poupées, mannequins, figurines, etc) sur laquelle se fondent beaucoup de fictions.

Nos mannequins de musée ne sont pas dignes de films d’horreur. Mais quand ils se veulent (trop) réalistes, ils peuvent susciter une émotion vive : de la gêne, mais aussi le rire. Le phénomène est amplifié par l’utilisation du numérique, puisque le mouvement renforce l’illusion de la ressemblance. Le ressenti est évidemment très personnel, et aucune étude ne semble avoir été portée sur la réception des mannequins de musée.

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Mannequin avec projection vidéo faciale, Musée Fournaise (Chatou), Marco Zanni

 

Le mannequin n’est pourtant pas condamné à susciter des émotions non désirées auprès des publics. Nous n’avons parlé que des mannequins très anthropomorphes mais plusieurs musées choisissent des mannequins plus neutres, aux formes plus abstraites, suivant l’évolution des mannequins de vitrines.

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Espace Vivant de la Bonneterie (Romilly-sur-Seine), mannequin sur machine, Marco Zanni

 

Certains mannequins sont purement fonctionnels, afin de donner corps à un costume en évoquant au minimum une silhouette humaine. Le mannequinage est parfois nécessaire à la bonne compréhension de l’objet ou pour des raisons de conservation, et non d’exposition.

Concernant les mannequins anthropomorphes anciens, plusieurs musées ont choisi de les assumer. Déjà car ils plaisent à certains publics qui leur attribue un charme suranné. Mais ce sont aussi des témoins de l’histoire de la muséographie, valorisés en tant qu’objets eux-mêmes. C’est le cas des mannequins du Museon Arlaten : suite à sa rénovation, son parcours traite à la fois de la société provençale et de l’histoire du musée. Un travail d’identification, de recherche et de valorisation des mannequins des dioramas du musée du début du XXème siècle a été réalisé.

Le mannequin peut aussi se rapprocher du travail artistique pour apporter un aspect sensible à un support d’exposition. Les sculptures d’Elisabeth Daynès, paléo-plasticiennes, jouent le rôle des mannequins tout en étant des œuvres uniques. Ses reconstitutions de personnages préhistoriques ont un intérêt didactique et une valeur plastique intrinsèque.

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Kinga, adolescente Néandertalienne tenant un numéro de la revue Causette, sculpture d’Elisabeth Daynès pour l’exposition Néandertal du Musée de l’Homme, Marco Zanni.

 

Enfin, si les mannequins font rire, on peut y voir une porte d’entrée pour des actions de médiations ou des visites particulières. Même les professionnel.les s‘y mettent : un argument de taille (mannequin) pour porter un regard différent sur eux !

Marco Zanni

 

Pour aller plus loin :

Aucun mannequin n’a été maltraité dans la réalisation de cet article.

 

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