Comment écrire, entamer une réflexion sur la muséologie ?Peut-être en parlant de l'émotion, de ce qui échappe et qui fait qu'on s'entête, qu'on garde en tête, que ça trotte, que ça vit en nous et qu'on voudrait bien partager. Et alors là, peut-être qu'on s’approche de la muséologie… De loin.

Je vais au musée Matisse depuis que j’ai cinq ou six ans.Dans une des salles l’œuvre est au plafond. On peut s’allonger sur des espèces de petits canapés pour voir les dessins qui sont en l'air. Ce sont des visages dessinés au trait noir. J’aimais cette pièce car je pouvais y passer autant de temps que je voulais. Allongée, je regardais les dessins paisiblement. J’avais le sentiment que personne ne me dérangerait jamais.J’étais bien tranquille sous les portraits de Matisse.

J’ai éprouvé un sentiment similaire dans ce même musée plus récemment, un certain apaisement mêlé à de la fascination…

"Le ciel est une porte sur l’espace. Les nuages sont en mouvement constant. Le soleil et la lune sont des sabliers[1]."

Petit retour en arrière donc, à l’été 2013 au Musée Matisse du Cateau-Cambrésis pour l’exposition monographique Jeux d’espace, consacrée à Jackie Matisse.

Jackie Matisse, petite fille d’Henri, confectionne des cerfs-volants aux longues queues traversées de couleurs. Dans l’exposition je me suis approchée de petits mobiles en cheveux, j’ai levé les yeux vers des suspensions de papiers et de toiles peintes qui nous emmènent au ciel mais aussi, parfois, dans les profondeurs des mers. Que ce soit avec ses cerfs-volants ou avec les mobiles et sculptures fragiles qu’elle réalise grâce à des objets trouvés dans la rue, Jackie Matisse pratique un art de l’enchantement. C’est la première impression que j’ai ressentie face à ses œuvres, j’étais charmée, fascinée. C’est Sea Tails, une installation vidéo et sonore nichée dans une petite salle sombre,qui m’a particulièrement touchée.

© Robert Cassoly

"Un enfant marche rarement en ligne droite – il joue comme il va, il rentre et il sort, par-ci et par-là. C’est ce que font les oiseaux et les papillons et c’est ce que font mes cerfs-volants. Ces cerfs-volants sont comme les écailles des ailes d’un papillon[2]."

L’installation est composée de trois films diffusés en boucle sur six moniteurs eux-mêmes répartis en deux rangées de trois. On y voit des cerfs-volants de l’artiste flottants dans l’océan. Le tout est accompagné d’une bande sonore différenciée, composée de trois enregistrements distincts et créée par David Tudor. 

L’idée d’utiliser l’eau comme milieu vint à Jackie Matisse après que l’un de ses cerfs-volants se soit écrasé en mer par accident et ait sombré sous la surface. Cet incident constitua le point de départ de différentes expériences qu’elle mena en Méditerranée ou, plus tard, dans l’océan Atlantique. Les matériaux filmiques de l’installation Sea Tails furent enregistrés dans la baie de Nassau aux Bahamas en 1983, le tournage dura huit jours. Sur le bateau étaient présents Jackie Matisse, Molly Davies, qui réalisa les images des films, David Tudor, qui créa la bande sonore, Robert Cassoly, photographe ainsi qu’une équipe de plongeurs.

Les six moniteurs de l’installation diffusent les trois films, chacun étant associé à un groupe différent de cerfs-volants créés spécifiquement pour le tournage par l’artiste : « petits cerfs-volants de couleurs vives », «grands cerfs-volants en papier-filtre peints » et « grand cerfs-volants entoile à voile ». Par un retour et une répétition des trois films sur les moniteurs,les mêmes images repassent au fil du temps. Elles reviennent sans que l’on soit certain de les avoir déjà vues. Il en va de même pour la bande sonore.  Réflexion sur la densité des choses et du temps… Temps vécu, où la répétition se substitue à la mémoire. D’une part il y a le temps passé, le temps dans lequel se sont animés les cerfs-volants, le temps de la prise d’images et d’autre part il y a le temps reconstitué, le temps fictif du film. J’étais prise dans la fuite de temps émanant de cette œuvre.

J’ai appris plus tard que les sons avaient été recueillis sur les lieux des prises de vues. David Tudor, dans ses notes prises lors de la réalisation du film, associe toujours un son à un phénomène visuel. Il n’allait pourtant pas dans l’eau avec les cerfs-volants et les plongeurs. Il restait sur le bateau et « scellait des microphones dans des petits pots pour bébé remplis d’huile minérale puis les jetait par-dessus bord[3] ». Les sons de l’installation proviennent donc de la mer. Il n’était témoin que de ce qui se passait à la surface, il ne voyait pas les cerfs-volants prendre vie à dix mètres de profondeur.

Les embardées subies par les cerfs-volants dans les airs se trouvent maintenues, ralenties dans l’eau. Le regard peut profiter longuement de cette chorégraphie de formes et de couleurs que dansent les objets. Les temps de latence sont étirés. Le mouvement, tout en volutes, résiste. Les forces qui s’affrontent effacent les fulgurances qui animent habituellement ces objets. Lorsqu’ils sont au vent, quelque chose échappe à la vigilance, impossible à capturer. La prise pourtant est bien là, un fil d’alerte tendu entre ces drôles d’oiseaux et la main. Du ciel à l’océan, le rapport entre l’opérateur et l’objet diffère complètement.

Par ailleurs, à aucun moment ne sont visibles dans le cadre autre chose que de l’eau ou des cerfs-volants ; poissons et coraux étaient évités et chassés hors du cadre. Les espaces, les parcelles d’océan étaient patiemment choisis pour leur clarté, leur profondeur. L’eau permet des éclats,des états, elle donne de la consistance aux mouvements, du poids. Elle pèse sur les cerfs-volants.

Le déroulement des rubans colorés s’effectue lentement, au rythme des courants marins. L’eau est prise comme élément de composition, comme élément d’occupation du cadre. Le cadre plein et le cerf-volant mouvant qui glisse de temps à autre au dehors. Car même sous l’eau il arrive que les rubans s’échappent. Le balai continue alors ailleurs et la poursuite du cadre s’intensifie. Des rubans traversent les bords de l’image. Une part de temps hors-champ fait son apparition à travers les bords du cadre. Le corps de la preneuse d’images est lui aussi affecté par les flux et les courants marins. Il lui est difficile de se fixer, elle nage avec les cerfs-volants. L’eau affecte et imprègne cette œuvre à tous les niveaux. Elle remplit littéralement le cadre, elle porte et déplace le corps cadrant, elle met en mouvement les cerfs-volants, elle coule jusque dans les prises de son de James Tudor. C’est de battements respiratoires dont il est question dans Sea Tails.

Ce rectangle bleu, milieu vivant, est le lieu d’incessants scintillements, de retournements et de décollements qui ont eu le pouvoir d’happer mon regard et d’assourdir tout autour.

"La malice ne manque pas dans cet œil bleu qui me surveille : vous connaissez le jeu, il y a un petit garçon devant le mur,et il s’agit de s’avancer vers lui sans qu’il vous voie bouger, il se retourne brusquement, alors on reste en équilibre dans des poses incroyables, mais vraies, comme disent les journaux. Le petit garçon, c’est cet œil bleu, et àtous les coups il prend le monde en défaut, en mouvement, il le force à garder une pose ingardable[4]."

Cet œil bleu plein de malice c’est celui d’Henri Matisse.

© Jean-Louis Gautreau

 

Louis Aragon lui a consacré un livre qu’il a mis plus de trente ans à écrire : Henri Matisse, roman. A sa lecture j’ai appris qu’Henri Matisse avait invité pour son quatre-vingt-unième anniversaire ses trois petits enfants les plus âgés : Claude, Gérard et Jacqueline. Jacqueline, c’est Jackie Matisse. Ce jour-là il est resté dans son lit et a dessiné leurs portraits sur le plafond de sa chambre. C’est cette œuvre devant laquelle je pouvais rester figée de longs instants étant enfant.

Marine Segond

http://museematisse.lenord.fr

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[1] JackieMatisse, catalogue de l’exposition « Jackie Matisse, Jeux d’espace »,Paris, Bernard Cheveau Editeur, 2013, p. 59

[2] JackieMatisse, catalogue de l’exposition « Jackie Matisse, Jeux d’espace »,Paris, Bernard Cheveau Editeur, 2013, p. 69

[3] DavidTudor cité par Nancy Perloff, HearingSpaces : David Tudor's Collaboration on Sea Tails, Leonardo Music Journal,n°14, 2004

[4] LouisAragon, Henri Matisse, roman. (1971),Paris, Gallimard, 2006, p. 104