Certains de mes amis « n’aiment pas » l’Art. Face à ma mine déconfite, ils concèdent souvent qu’ils préfèrent le « vrai Art », à savoir celui du réalisme, de la précision, du détail, de la technique et de la beauté — au sens kantien du terme. Pourtant, ils se surprennent eux-mêmes à s’émerveiller devant des expositions d’un genre nouveau : l’Art Immersif. Sorties de leurs cadres, la peinture et la photographie se métamorphosent en immenses projections sont les yeux ébahis de leurs nouveaux publics. La sculpture n’a rien à leur envier : elle invite à présent le visiteur à la traverser au lieu de la contourner. Parfois à l’aide d’un casque de réalité virtuelle, l’image et le son remplissent l’espace et enveloppent le spectateur. Les cinq sens sont occasionnellement mobilisés.

Image d'intro : site web de la Carrière de Lumières

Un succès commercial

L’entreprise privée Culturespaces, cinquième acteur culturel français pour les monuments, musées et centres d’arts, se décrit comme un « pionnier des centres d’art numérique et des expositions immersives dans le monde ». Les chiffres attestent de leur succès : leur premier espace la Carrière des Lumières à Baux-de-Provence accueillait 239 000 visiteurs à son ouverture en 2012. Aujourd’hui, ils sont près de 770 000 chaque année. En 2017, l’espace obtient le prix de « la meilleure expérience immersive au monde », décerné par l’association à but non-lucratif Themed Entertainment Association qui récompense majoritairement… des attractions de parcs à thème.

Après le succès de l’Atelier des Lumières (le premier centre d’art numérique de Paris, 1 400 000 visiteurs/an, 2018), du Bunker des Lumières (Jeju, île sud-coréenne, 2018), du Bassin des Lumières (le plus grand centre d’art numérique au monde, 14 500 m² de surface de projection, 2020), leurs espaces d’expositions immersives se multiplient et s’exportent à l’étranger. Entre 2021 et 2022, Culturespaces inaugurera quatre nouveaux lieux à Dubaï, New-York, Séoul et Amsterdam.

La société produit deux types d’exposition : des « expositions temporaires classiques » dans les musées dont elle assure la gestion (Musée Jacquemart-André, Musée Maillol, Hôtel de Caumont…) et des « expositions numériques immersives » où se succèdent des peintres du XIXe et du XXe siècles (Van Gogh, Monet, Chagall, Gauguin, Klimt, Dali, Picasso…) et de la Renaissance (Michel-Ange, De Vinci, Raphaël, Bosch, Brueghel, Arcimboldo…). Dans un format plus court, elle propose aussi des expositions sur Kandinsky, Paul Klee, Yves Klein… voire des créations d’artistes contemporains. On ne saurait leur reprocher que toutes leurs expositions numériques soient quasi-identiques d’un espace à l’autre : il est plus simple de transporter une exposition numérique qu’une exposition faite de chefs d’œuvre uniques et aux valeurs inestimables, surtout à l’international.

Ces expositions ne sont-elles donc pas l’occasion pour les visiteurs de découvrir ou de redécouvrir les travaux des peintres les plus célèbres ? C’est en tout cas la volonté affichée par la Fondation Culturespaces dont la mission est de « permettre aux enfants les plus fragilisés d’avoir accès à l’art et au patrimoine pour éveiller, développer et révéler leur créativité […] afin de lutter contre les inégalités d’accès à l’art et au patrimoine ». Une initiative louable et sans doute bienvenue lorsque que l’on s’intéresse aux tarifs de l’Atelier des Lumières.

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Source : site web de l’Atelier de Lumières 

 

Dans leur Sociologie de la démocratisation des musées (2011), Jacqueline Eidelman et Anne Jonchery donnent les chiffres suivants concernant les visiteurs des musées parisiens : « Sous l’angle de leur inscription sociale, les 18-25 ans sont […] en majorité issus des classes moyennes (45 %) et de la classe supérieure (30 %), mais le quart d’entre eux provient d’un milieu modeste : ce sont ces derniers qui s’avèrent les plus mobilisés par la gratuité. […] Au total, les visiteurs âgés de 18 à 25 ans pensent que la gratuité constitue un « coup de pouce » ou un « plus » à leurs pratiques culturelles (85 %). »

La logique commerciale de Culturespaces n’est cependant pas à décrier pour autant. La majorité des expositions immersives affichent des tarifs similaires, et présentent au moins l’avantage d’être plus intuitives et accessibles que les expositions dites classiques. L’exposition teamLab : Au-delà des limites présentée à la Grande Halle de la Villette en 2018 proposait ainsi une belle entrée en matière d’art numérique contemporain. Cette dernière plongeait ses visiteurs dans un univers psychédélique et les rendaient acteurs de l’immersion : toucher la cascade numérique pour qu’elle s’écarte, s’assoir sur le sol et contempler les fleurs pousser autour de soi…

  

L’immersif au musée

Pour autant, il ne faut pas confondre œuvre et expérience de l’œuvre. Pour Isabelle Cahn, historienne de l’art « on doit pouvoir avoir la liberté d’interpréter les œuvres […] Mais il faut trouver un juste équilibre entre pédagogie et divertissement. Les procédés immersifs, la 3D ou la réalité virtuelle peuvent réellement aider à mieux regarder les œuvres ». Vincent Campredon, directeur du Musée national de la marine à Paris confie ainsi au Monde : « Un musée a une mission de conservation des œuvres. Mais il doit aujourd’hui parler aux jeunes, être plus accueillant, plus collaboratif. Les publics doivent être au cœur de nos préoccupations ». Dans le même article, Constance Guisset, scénographe, explique : « Si on veut que les expositions ne soient pas réservées aux “sachants”, il faut aujourd’hui les mettre en scène un peu comme un spectacle ».

De nombreux musées tentent donc de développer leur attractivité en proposant des expériences immersives, même partielles, au sein de leurs expositions. Parfois, ce sont quelques œuvres qui sont placées en début de parcours, ce qui a l’avantage de marquer la visite. Prenons l’exemple de l’exposition — très instagrammable — Colors qui a récemment pris fin à Lille3000. L’une des œuvres, First Light de Georg Lendorff, invite le visiteur à traverser ses milliers de fils suspendus pour entrer dans un espace spatio-temporel hypnotique, mobilisant simultanément la vue, l’ouïe et le toucher. Effet garanti.

Certaines institutions semblent se lancer un défi de plus grande envergure. En janvier 2021, la Banque des Territoires, au titre du Programme d’Investissements d’Avenir (PIA) de l’Etat, et VINCI Immobilier annonçait la création de Grand Palais Immersif, une « nouvelle filiale spécialisée dans la production, l’exploitation et la diffusion d’expositions numériques, pour le public parisien, national et international ». Pour l’instant, en France en tout cas, les expositions et musées entièrement immersifs sont donc l’affaire de grands groupes internationaux, comme le prouve encore le musée immersif de la marque Yves Rocher situé à La Gacilly en Bretagne.

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Source : site web du Musée immersif Yves Rocher

 

Fun fact : en 2019, l’ICOM a demandé à chacun de ses pays membres de donner une ou plusieurs propositions de re-définition du musée. Parmi les 269 définitions formulées, le Qatar était le seul pays à inclure la notion d’expérience immersive.

L’immersif est probablement un appât pour un public friand de spectacle, mais il ne faut pas pour autant le condamner. Ces nouvelles mise-en-scène numériques ont l’avantage de proposer un contenu accessible qui ne nécessite pas de connaissances préalables ou de sensibilité particulière. Elles se laissent apprécier en toute simplicité. Dans le cas des productions Culturespaces, peut-être piqueront-elles la curiosité de nouveaux publics pour les musées ?

Il ne s’agit pas de remplacer les œuvres par des expériences : ce n’est pas la vocation de nos musées et de toute façon, nos institutions n’en ont pas les moyens financiers. Les professionnel.le.s des musées doivent trouver un équilibre entre le fond et la forme. Trop de fond, c’est lourd ; trop de forme, c’est vide.

 

Emma Levy 

Pour aller plus loin :

 

#immersif  #experience  #numérique