Quel premier article vais-je écrire pour le blog ? Un petit tour sur l’Art de muser pour me donner des idées, voir les sujets abordés, si divers, et y rencontrer des expositions, des radiateurs et des films, reconnaître des noms dans les titres et dans les signatures. Un regard autour de moi, l’affiche de Carambolages me retient, déjà aperçue en coup de vent dans les couloirs labyrinthiques de l’Université de Liège pendant la semaine expographique. Certes, l’exposition est terminée depuis trois mois. Certes, d’autres musées m’appellent, avec leurs nouveaux accrochages. Mais je ne veux pas ici faire une critique journalistique, bien plutôt, j’aimerais évoquer mes sentiments envers une démarche originale.


L'affiche de Carambolages. Clin d'œil étonnant, ce tableau provient des collections de l'Université de Liège.

 

            Ma première visite remonte au mois de mars, (période de chômage à l’avantage rarement évoqué de permettre de rentrer à prix réduit sinon gratuitement dans la plupart des expositions parisiennes en semaine, évitant la foule du samedi matin), ma seconde visite, précisément un samedi pour accompagner un ami qui ne pouvait faire autrement. On ne peut pas tout avoir. Deux visites, donc. Deux expériences opposées.

            Rappelons le principe de l’exposition orchestrée par Jean-Hubert Martin : faire du musée un jeu de domino, confronter des œuvres et des objets venant de tout le globe et de toutes les époques par un lien sémantique, une ressemblance esthétique, un thème, et rebondir ainsi dans une danse narrative continue, inspiré de L’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg.

Aby Warburg, Atlas Mnemosyne, planche 79.

 

            Une exposition mêlant tout, s’affranchissant des catégories traditionnelles de musées (art ancien ou contemporain, ethnographie, archéologie, histoire naturelle…), sans discours universitaire, sans autre discours même que celui que le visiteur veut se raconter. D’où la mise à distance : ni savant ni élève, juste des joueurs.

Quelques partis-pris : un plan de salle boustrophédon déroulant le fil de la comptine marabout, bout de ficelle, selle de cheval... Aucune explication sur les expôts, les cartels numériques – minimalistes – relégués au fond des allées et tournant en boucle. Sempiternelle ritournelle. Des objets décontextualisés : on en connaît certains, d’autres sont totalement obscurs.

Un jeu, je vous dis ! On se détend, on avance et on regarde. « Un travelling ludique pour tous les publics » clame le dossier de presse, « un divertissement qui entend stimuler le savoir » explique le (seul et unique) texte (introductif) de l’exposition. L’affiche elle-même n’annonçait-elle pas qu’il ne s’agit là que d’une blague ?

            L’idée est bonne, originale, innovante… L’expo se veut donc accessible pour tous, les experts de tous poils qui s’amuseront à tisser des liens entre les œuvres, les visiteurs cultivés, habitués au musée traditionnel qui verront ici une nouvelle expérience à explorer, les visiteurs occasionnels, qui n’ont pas besoin de bagages culturels foisonnants puisque l’exposition se refuse à toute démonstration et n’ont qu’à se bercer au rythme des découvertes. Car « point n’est besoin d’aller chercher si loin dans le passé, pour trouver des exemples de présentation échappant à l’axiome historico-géographique. » dixit J-H M.

 

Un écran-cartel aux informations obscures pour qui n’a pas une licence d’ethnographie océanienne.

 

            Seulement voilà, nous ne sommes pas tous Jean-Hubert Martin.

            Première visite : il y avait très peu de monde, je ressors émerveillé. Quel concept étonnant ! J’ai vu tant de choses diverses, réveillant les souvenirs de tant de lieux, de tant d’expositions, de tant de cours d’histoire de l’art, d’archéologie, d’anthropologie…Ce jeu intellectuel a en effet « stimulé » mes connaissances et mon imagination. Je suis heureux, amusé d’avoir cherché les liens cachés, deviné les rebondissements en restant longtemps devant chaque vitrine, et conforté dans mon ego d’universitaire historien d’art – archéologue – muséologue.

Comment ? Et les autres ? Quels autres ? Les salles étaient presque vides, c’était d’ailleurs très agréable !

            Seconde visite, un mois plus tard, un samedi. Damned ! Le monde ! Impossible de circuler dans ces allées étroites que l’on doit suivre à la queue leu-leu (une danse vous dis-je et vous assène-je !), on avance donc un peu pour revenir ensuite lorsque le groupe de la visite guidée sera passé. Mais comment établir les liens ludiques entre les œuvres dans ces conditions ? Le fil est rompu, on le raccommode bien une fois ou deux mais après quelques temps ce n’est plus qu’une pelote emmêlée. Encore une exposition qui ne prévoit pas la présence massive de visiteurs.

Qu’avez-vous dit ? Une visite guidée ? S’il y a bien une exposition au monde qui ne doit pas avoir de visite guidée c’est bien celle là ! Je vais la suivre un peu… On vous vend un divertissement frivole et vous avez un cours d’ethnographie sur un crâne surmodelé de Vanuatu, un cours d’histoire de l’art sur une gravure de Dürer, un cours d’archéologie devant une momie de chat… À la sortie je tends l’oreille. Moi qui me suis tant amusé à ma première visite, je tombe des nues : que de critiques négatives, que de déception. Quel mépris envers les visiteurs ! Ne rien expliquer, mais on ne comprend rien ! C’est très joli, mais à quoi bon si on ne sait pas ce que l’on voit et qui est beau ? Les conservateurs, on les connaît, ils ne font que des expositions pour eux, ils s’amusent, mais nous qui n’y connaissons rien, qui n’avons pas les clés de compréhension, sommes enfoncés dans notre ignorance. Humiliés. Le jeu a cessé d’être drôle.

            Le Huffington Post titrait "Carambolages" au Grand Palais, l'expo qu'un enfant de 4 ans comprendra mieux que les experts en art. Certes. Un enfant de quatre ans ne se pose pas les mêmes questions qu’un adulte. Sans doute il regarde et s’interroge. Il comprendra le jeu et « carambolera » aussi longtemps qu’il chantera sa comptine.

« Si quelques trouvailles devraient ravir les initiés, l’exposition ambitionne de s’adresser au public le plus large, en particulier à ceux qui n’ont aucune connaissance en histoire de l’art, en suscitant choc, rire et émotion » (toujours dans le communiqué de presse).

Cette exposition est un passe-temps ludique, un jeu, une blague à ne pas trop prendre au sérieux ! Une blague,oui, mais une blague d’intello ! Ou pour les gamins ! Entre les deux, le visiteur imaginé et visé n’existe pas.

Jean Huber, Voltaire à son lever à Ferney, Musée Carnavalet. Tableau introduisant l’espace de l’étage. Echo/ego ?

 

            Ainsi, cette tentative de décloisonner le musée de son carcan thématique, de décontextualiser les œuvres pour la plus pure délectation esthétique, débarrassée des connaissances scientifiques, est un échec, ou bien n’est pas allée assez loin.

Echec, car humiliant, combien de visiteurs dégoûtés à jamais ne poseront plus un orteil sur le perron d’un musée ? Relisons ensemble Bourdieu ! Pas assez loin, car si la règle du jeu est clair, le musée jalonne la visite d’entorses et de tricheries : on veut décontextualiser les œuvres ? Supprimons complètement les cartels au lieu de n’y rien mettre, ainsi qu’à Insel Hombroich, en Allemagne ou au Pitt Rivers Museum d’Oxford où la collection démentielle est classée par ordre alphabétique de thème.

Annulons les visites guidées explicatives : va-t-on commenter chaque case du Monopoly ? Carambolage devait-elle apprendre en amusant ? Raté, car ceux qui s’amusent connaissent déjà. Et dans un tel dispositif, où le visiteur est « joueur », la médiation n’a pas sa place, du moins pas la médiation traditionnelle. Sans doute le Grand Palais n’a-t-il pas osé laisser le visiteur totalement démuni, mais c’était pourtant pire que mieux. L’innovation n’était pas complète, inachevée. Et, selon les mots mêmes du commissaire, le catalogue est là pour donner les informations détaillées des œuvres… a posteriori donc, et au modeste prix de 49€ (en plus des 13€ du ticket d’entrée).

            À trop vouloir démocratiser le musée par la conceptualisation, on peut craindre d’élever encore plus haut le piédestal sur lequel il repose, et de le rendre encore plus hermétique à ceux qui n’ont pas la clé pour y pénétrer. Pour un jeu populaire, les règles étaient simples, mais le sous-entendu inconsciemment méprisant. Carambolage des œuvres, carambolage du public.

Jérôme Politi

23 octobre 2016

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