« Everyonein the world has an attitude toward tattooing. No one is indifferent to it ». Bakatyin Tucker 1981: 47[1]
Me sachant à Paris et passionnée par les tatouages, Alice, ma chère amie transalpine, chercheuse infatigable d’expositions et d’événements dans le monde entier, m’avertit : « tu ne peux pas rater Tatoueurs, Tatoués !»
Intriguée, je vais voir tout de suite le site du Quai Branly où, il y a un peu plus d’un mois, malgré l’absence d’informations détaillées sur l’exposition, j’y trouvai, triomphante, une reproduction de l’affiche.
L'affiche de l'exposition Tatouers, Tatoués |© Musée du Quai Branly
Je me dis, toujours le même cliché : c’est le corps d’une femme qui est représenté, nue, à l’exception des parties non tatouées puisque de toute façon elles ne nous disent rien de plus sur ce corps. Tout ce qui parle aux yeux est là, dans sa partie centrale – justement celle qui est représentée – celle qui montre la peau marquée par deux des sujets classiques les plus légendaires : un dragon et une fleur de pivoine.
Une semaine après l’inauguration de l’exposition, sceptique depuis ma découverte de l’affiche, je me dirige vers la mezzanine ouest du musée où dialoguent les cultures.
C’est l’arrivée des beaux jours à Paris, les manches des chemises retroussées et les chevilles découvertes laissent entrevoir les corps des visiteurs touchés profondément par la question : il y a beaucoup de tatoués, et parmi eux peut-être même des professionnels du milieu.
Bien que l’exposition s’adresse évidemment à tout le monde, c’est eux dont elle parle, c’est eux qu’elle montre : les tatoueurs, les tatoués, et tous ceux qui, au fil du temps et dans différentes parties du monde ont été happés par ce phénomène, ont écrit son histoire et déterminé sa complexité actuelle, l’amenant à assumer ces contours et nuances pour lesquels nous le connaissons aujourd’hui.
Depuis longtemps, si de nombreux anthropologues s’interrogent sur les origines du tatouage et des psychologues cherchent les motivations profondes qui conduisent à prendre la décision de marquer sa propre peau, ce n’est que plus récemment que, dans denombreux pays, les médecins se sont intéressés à ce phénomène, veillant à ce que les normes de salubrité dans lesquelles la pratique est effectuée soient respectées.
Mais tous les aspects et les questions soulevés par l’encre sous la peau n’ont pas encore été mis en évidence. Un exemple ? Sa valeur artistique. A ce propos il y a encore beaucoup à dire et Tatoueurs, Tatoués vise précisément cet objectif, aller un peu plus loin, sonder cet aspect trop souvent pris pour acquis – le tatouage est une pratique artistique – qui le rend invisible aux yeux des critiques potentiels et des chercheurs du secteur artistique.
Pourarriver à aborder le sujet du tatouage contemporain comme une forme d’art, Anne et Julien – commissaires de l’exposition, ainsi que fondateurs de la revue HEY! Modern, art and pop culture – ont fait un pas en arrière juste et nécessaire se montrant des vrais connaisseurs en la matière.
L'un des 13 volumes de jambe, de buste et de bras en silicone réalisés par des maîtres de l’art contemporainedu tatouage | © Musée du Quai Branly
Le voyage sous la peau commence par un cadre historique du phénomène. Le visiteur est pris par la main, mais on le laisse libre de s’arrêter, d’une station à l’autre, où son intérêt est sollicité... Et il y en a vraiment pour tous les goûts ! En effet, il y a plus de 300 œuvres exposées – dont une trentaine spécialement conçues pour l’occasion – qui caractérisent, avec leur spécificité, les cinq riches sections dans lesquelles l’exposition est divisée.
Mais reprenons du début.
C’est par une carte des peuples tatoués à travers le monde que commence le voyage-aperçu des fonctions principales qui ont été attribuées, au cours de l’histoire, à ce signe sous la peau, aussi bien ailleurs qu’en Occident.
Indicateur du rôle social, lié à la sphère du religieux ou impliqué dans les dynamiques de la mystique, les significations et les rôles historiquement attribués au tatouage dans les sociétés soi-disant « primitives » sont représentés, entre autres, par un manuscrit original du XIXe siècle appartenu à un tatoueur birman et par quelques bandes de peau humaine tatouée au Laos, qui, dans la même période ont rempli leur fonction essentiellement magico-religieuse.
Une toute autre histoire, ensuite, est celle du tatouage en Occident, une histoire de marginalité et d’exercice du pouvoir sur des corps « faibles » : de l’antiquité classique jusqu’au XIXe siècle, avec de rares exceptions, le tatouage était en fait considéré comme le « signe de Caïn », une expression de la brutalité primitive ou bien le signe infâme sur les peaux des prisonniers, des esclaves, des détenus, des prostituées et des sujets marginaux en général.
Les témoins de cette partie de son histoire sont les corps tatoués des femmes arméniennes qui ont réussi à s’échapper du génocide dans les années vingt, mais aussi ceux qui sont accusés par l’anthropologie positiviste de Lacassagne et de Lombroso de contenir en eux-mêmes la déviance dont les tatouages n’auraient été que l’expression.
A la fin Du global au marginal – la première étape de notre voyage – le ton devient plus léger : le public est transporté dans la dimension passionnante des side shows d’hier où, grâce à un film réalisé spécialement pour l’occasion, les étalages de corps à la frontière entre l’horrible et le merveilleux sont habilement rapprochés du tournage de plusieurs performances des conventions de tatouage contemporaines qui se révèlent n’être que leurs héritiers.
Les bases sont posées, le visiteur est familier avec le sujet, le chemin peut enfin prendre une tournure artistique, le propos même de l’exposition. A partir d’Un art en mouvement, en effet, l’accent est mis sur l’aspect artistique du tatouage, basé sur un critère principalement géographique, proposant une rétrospective de toutes les zones géographiques considérées emblématiques à cet égard.
Place donc aux foyers créatifs : le Japon, l’Amérique du Nord et l’Europe, qui avec leurs caractéristiques stylistiques, les noms des grands maîtres et une longue liste de dates clé, ont contribué à la diffusion de la pratique et à son élévation au statut d’art.
Peau neuve : renaissance du tatouage traditionnel – nous sommes arrivés à la troisième station – qui se tourne vers les régions de la Nouvelle-Zélande, Samoa, la Polynésie, Bornéo et encore l’Indonésie, les Philippines et la Thaïlande.
A ce moment là une question légitime se pose : quel est le critère de cette association ? Ce qui réunit ces domaines est la révolution qui a renversé leurs styles traditionnels. Ces derniers, à la suite des contacts avec l’autre et les échanges avec le monde extérieur, ont subi des modifications importantes et ont émergé sous une forme nouvelle, la forme hybride des nos jours.
Nouveauté et contemporanéité sont les sujets dont traitent les deux dernières sections, celles qui parlent le plus aux yeux des visiteurs : Nouveaux territoires du monde et Nouveaux encrages.
Dans l’avant-dernière partie ce sont les nouvelles écoles de tatouage en Chine et celles liées au tatouage latino et chicano qui sont les protagonistes : exemples emblématiques du mélange de codes, ces écoles offrent des résultats atypiques, fruits des influences de l’iconographie populaire traditionnelle et d’images tirées de la vie quotidienne.
Le voyage se termine sur huit photographies,[2] accompagnées du film Mainstream Mode, qui interrogent le public sur le mode inédit d’expression de nombreux artistes-tatoueurs contemporains.
Ne vous inquiétez pas, ce n’est que le voyage de cette exposition qui se termine ! Le Quai Branly ne s’arrête pas là et, à partir de Tatoueurs, Tatoués, crée plus d’occasions de pénétrer sous la peau.
Il faut voir la boutique du musée qui propose un large éventail de titres : non seulement le catalogue de l’exposition mais des textes rares à côté des dernières sorties éditoriales.
En outre, sept spectacles sont prévus, à partir du 31 mai, pour accompagner le public dans l’épopée du tatouage du XVe siècle à nos jours.[3]
Je sors seule de la mezzanine ouest du musée Branly, le scepticisme avec lequel j’avais franchi le seuil deux heures avant s’est évaporé là, à une des stations du voyage, ne demeure qu’une interrogation persistante : le tatouage est-il ou n’est-il pas de l’art ?
Ne suivez pas ce scepticisme, ou vous serez probablement déçus.
Tatoueurs, Tatoués en fait, se pense bien plus subtilement au-delà du réductionnisme de la relation question - réponse. S’il ne vous fournit pas une seule réponse définitive, en fait, c’est tout simplement parce qu’il n’y a pas de réponse définitive quant à l’épineuse question. Cette exposition est d’autant plus remarquable qu’elle ouvre une voie jusqu’ici peu empruntée, devenant ainsi l’endroit idéal où s’interroger.
Rodée aux expositions surle tatouage, je suis particulièrement satisfaite de celle-ci, je sors intriguée et intéressée, et tourne mon regard à nouveau vers l’encre sous ma peau.
Beatrice Piazzi
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#art
#corps
[1] TUCKER, M.(1981), “Tattoo: the state of the art”. Dans Artforum International Magazine, New York, pp. 42-47.
[2] La relation entre tatouage et photographie a été questionnée récemment par le magazine en ligne Our age isthir13en | http://www.ourageis13.com/dossiers/semaine-du-19-05-14-tatouages-histoires-et-regards/
[3] La programmation Autour de l’exposition est disponible en ligne |