Les jardins séduisent un public de plus en plus large, qu’il soit professionnel, amoureux de la nature, ou juste de passage. De plus en plus de jardins sont ouverts au public, la manifestation nationale Rendez-vous aux jardins [1] a énormément de succès, on crée des labels spécifiques. Deux grandes institutions culturelles française, le Centre Pompidou-Metz et le Grand Palais, y consacrent chacune une exposition. Cela a peut-être à voir avec la prise de conscience d’une nature de plus en plus menacée par la main de l’homme. Plébiscité, le jardin devient donc un lieu exposé aux regards, foulé, parcouru par des publics, comme dans une exposition. Alors que le soleil commence à pointer le bout de son nez et fait s’éclore, fleurir, s’épanouir, croître le jardin, nous proposons d’interroger la relation entre jardiniers et scénographie.
Le « jardin » perçu comme espace serait mis en scène pour ses visiteurs. A quelle fin ? Déjà sous la dynastie des Ptolémées en Egypte, les jardins participaient à la gloire de la dynastie. Au XVIIe siècle, André Le Nôtre travaille au Château de Vaux-le-Vicomte et bien sûr à Versailles, jardins à la française par excellence. Ces jardins mettent en scène le pouvoir de leur commanditaire. Au XVIIIe siècle se développe la notion de parc pittoresque, en Angleterre avec William Kent et en France avec René-Louis de Girardin (parc Jean-Jacques Rousseau d’Ermenonville). Les parcs pittoresques reprennent les idées clés des Lumières. Au XXe siècle on observe l’influence de l’art dans les jardins, par exemple à la villa Noailles à Hyères. Progressivement, une idée de nature sauvage est évoquée, une nature qui pousserait librement, comme en témoigne le Parc André Citroën créé par Allain Provost et Gilles Clément.
Parc André Citroën © Y. Monel
Ainsi la mise en scène des jardins ne date pas d’aujourd’hui. Si l’on s’attache à la définition de la scénographie comme « l’art de concevoir et de mettre en forme l’espace propice à la représentation ou présentation publique d’une œuvre, d’un objet, d’un événement » [2], le jardinier est ce type de créateur, il est celui qui imagine, dessine, conçoit, le jardin. Comme un architecte, il utilise des plans ; comme un scénographe il crée des ambiances grâce à des palettes, un parcours grâce à des volumes ; comme un technicien il « construit » et entretient son jardin avec des outils spécifiques. Il est tout cela à la fois, concepteur et réalisateur : « On ne peut pas apprendre l’art des jardins de façon théorique. Il est nécessaire d’apprendre la vraie nature des plantes et des pierres, de l’eau et du sol, autant par les mains que par la tête » [3].
« Rendre l’espace actif et même acteur, définir un point de vue signifiant sur le monde, élaborer des dispositifs et des lieux scéniques qui en assurent la mise en œuvre, assurer un travail réfléchi de découpage de l’espace, du temps de l’action, conférer une valeur poétique à un cadre scénique approprié au drame représenté, telles sont les caractéristiques du travail scénographique » [4] dit Marcel Freydefont à propos de la scénographie. L’art du jardin aujourd’hui est-il si différent ? Si un espace peut être actif et acteur, c’est bien celui du jardin, qui est en perpétuelle évolution. Que ce soit d’un point de vue écologique, artistique ou intime, le jardin a du sens, c’est une déclaration, un geste. Se développant petit à petit au fil des saisons, le jardin est ancré dans le temps et aussi dans l’espace par sa taille ainsi que la déambulation le long des allées, des bordures. Quant à sa valeur poétique, elle est indéniable.C’est ce travail de scénographe du jardin que font les lauréats du Festival International des Jardins à Chaumont-sur-Loire [5]. Chaque année, des équipes composées de paysagistes, d’architectes mais aussi d’artistes ou de designers répondent à une problématique en proposant une création originale. Une vingtaine de jardins sont présentés au public dans un parcours semi-directif.
Frankenstein’s Nature, Anca Panait et Greg Meikle, édition 2016 © E. Sander
Visité, le jardin devient une scène, où le visiteur est acteur et spectateur, regardeur et auditeur… Ce qui est mis en scène c’est la force vitale de la nature, c’est son essence même, sa capacité à croître pour ensuite faner et renaître. Peut-être que le jardin parle à l’homme car il est comme une métaphore de celui-ci, vivant mais éphémère, naturel et artificiel. Artificiel car de la main de l’homme, même quand le jardin se veut au plus près de la vérité : « Le concept de jardin sauvage est, proprement, un oxymore puisque tout jardin est une création artificielle » [6]. Un jardin est toujours une collaboration entre l’homme et la nature, avec la nature et non contre la nature.
Dans cet esprit de lien avec la nature, le Tiers-Paysage, concept inventé par Gilles Clément, désigne des endroits où l’homme laisse la nature se développer, des réserves de la biodiversité, jardins ou parcs aménagés comme espaces naturels intouchés. Le parc Matisse à Lille présente une de ses réalisations pouvant correspondre au concept de Tiers-Paysage, l’île Derborence. Cet îlot s’élève au milieu du parc et l’homme n’y a aucune prise. Le Tiers-Paysage est mis en scène par le « piédestal » sur lequel se tient l’île. Ainsi, même si l’homme n’intervient pas, il y a scénographie. Pourquoi ? Parce que, comme le dit Jean-Pierre Le Dantec, architecte-urbaniste ancien directeur de l’école d’architecture de Paris-La Villette, « dans notre monde urbanisé, seule la présentation d’une nature sauvage est susceptible d’attirer l’attention » [7]. C’est sans doute pour cette raison que Gilles Clément a choisi de mettre en scène l’île Derborence, pour attirer la conscience du visiteur sur l’écologie, sur une manière d’exploiter la diversité et les possibilités de la planète sans rien détruire.
Île Derborence, Parc Matisse, Lille © Grow
Gilles Clément a élaboré d’autres concepts qui sont liés à celui du Tiers-Paysage, comme le Jardin Planétaire ou le Jardin en Mouvement. Le Jardin Planétaire c’est l’idée que la planète est, comme le jardin, un espace clos que l’homme doit respecter pour lui-même continuer à vivre. En 2000 à la Grande Halle de la Villette une exposition est consacrée au Jardin Planétaire. Gilles Clément en est le commissaire, Raymond Sarti [8] le scénographe. Le but de l’exposition était d’attirer le regard du visiteur sur l’écologie et de faire prendre conscience de l’état de la nature aujourd’hui. Pour cela, la création de Gilles Clément était soutenue par une scénographie tentant de se fondre parmi les plantes. On peut trouver cela paradoxal, qu’il y ait besoin de dispositifs pour expliquer la pensée écologique contemporaine alors que le visiteur est entouré de plantes, de fleurs. Toutefois, ces dispositifs scénographiques n’étaient là qu’en renfort de l’œuvre végétale de Gilles Clément, mise en scène.
Le Jardin Planétaire © R. Sarti
Le Jardin Planétaire, croquis de la scénographie © R. Sarti
Malgré ces exemples, il n’est pas encore possible de parler d’une véritable discipline scénographique du jardin.Trop peu de personnes s’en réclameraient. Gilles Clément n’apprécierait sans doute pas qu’on dise que son île Derborence est une création scénographique ! Néanmoins, si l’on reprend la définition de la scénographie de Marcel Freydefont citée plus haut, les liens entre scénographie et jardin sont indéniables.
J. Lagny
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[1] http://rendezvousauxjardins.culturecommunication.gouv.fr/
[2]Association SCENOGRAPHES, Projet d’exposition, Guide des bonnes pratiques, 2013
[3] Russell Page, L’éducationd’un jardinier, Paris, La Maison rustique, 1999
[4] Marcel Freydefont, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Editions Bordas, Paris, 1995
[5] http://www.domaine-chaumont.fr/fr/festival-international-des-jardins
[6] Jean-Pierre Le Dantec, « Régulier, naturel ou sauvage, mais toujours artificiel » in Grand Palais, Jardins, Paris, RMN Grand Palais, 2017, p. 237
[7] Jean-Pierre Le Dantec, « Régulier, naturel ou sauvage, mais toujours artificiel » in Grand Palais, Jardins, Paris, RMN Grand Palais, 2017, p. 243
[8] http://www.raymondsarti.com/