Une exposition peut-elle être une œuvre d’art ?
Nous voici au vendredi de l’Ascension, au printemps déjà chaud, les marguerites, les iris, les soucis et les roses sont en fleurs. Il fait beau comme jamais, c’est un temps contre-nature, comme le ciel des peintures. La binette à la main, en plantant des géraniums dans des plates-bandes, je me suis posé cette question. Très inspirant le jardinage, me direz-vous. Certes. Surtout lorsque le Grand Palais propose l’exposition Jardins à ne manquer sous aucun prétexte.
Affiche de l'exposition
Ça aurait pu être une serre géante sous la grande verrière – mais non ! ; Laurent Le Bon, conservateur au Musée Picasso, aurait pu réaliser une exposition sur le jardin dans l’art. Mais non, contrairement à ce que laisse entendre la description sur le site du Grand Palais qui commence par citer six peintres mondialement connus et nous vend « certains des chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art ». Il s’agit bien en réalité de l’Art du Jardin du XVIème à nos jours qui est traité ici, à travers sa représentation. Du Jardin au sens large. L’Ars Horti dans tous ses aspects. Car si on y trouve en effet des œuvres prestigieuses, des noms d’artistes célèbres – ces noms racoleurs sur l’affiche avec lesquels la RMN nous propose un événement blockbuster, bien que sur 450 objets exposés on ne trouve qu’une ou deux œuvres de ceux-ci – le véritable intérêt de cette exposition réside ailleurs : la promenade.
Dans une recherche proustienne de l’expérience du Jardin, on explore, on découvre, on visite un vaste domaine, fleuri, ombragé, semé de bosquets et ponctué de fontaines, on aperçoit ici un frêle papillon de mai, et là-bas le coin d’un château. On s’assoit sur un banc circulaire (gracieusement mis à disposition par une marque de mobilier d’extérieur) et l’on croise un jardinier surpris. Comme dans le nymphée de la Maison de Livie au Palazzo Massimo delle terme, les couloirs du Grand Palais sont devenus pour quelques mois une promenade en plein air.
Sitôt franchies la porte de l’exposition, le regard est d’ailleurs plongé dans une fresque pompéienne habitée d’oiseaux. (Fresque de la maison du bracelet d'or, (30-35 aprèsJ.-C , Pompéi)
Chaque nouvelle salle explore un nouveau point de vue, incite à observer les détails : la terre, l’humus, les essences d’arbres, les insectes, le rôle de l’eau ou le passage des saisons, la présence du jardinier à l’ouvrage. Comme dans Meurtre dans un jardin anglais de Peter Greenaway– dont un extrait est savoureusement projeté avec sa musique entêtante (pensée pour le gardien qui l’entend en boucle) – le visiteur devient observateur attentif de ce grand parc savamment dessiné.
Grâce à la scénographie presque immersive de Laurence Fontaine, on se promène, on regarde par les fenêtres des cimaises les paysages bucoliques qui s’étendent au loin, on tourne, on descend des escaliers, on se perd même un peu dans ce parcours labyrinthique tout en allées et en alcôves (un gardien est là pour nous guider lorsque la signalétique, malgré ses larges flèches blanches, n’arrive pas à surmonter les difficultés du bâtiment).
L’expérience du Jardin, lieu multisensoriel par excellence où les parfums, les couleurs et les sons se répondent est pratiquement reconstituée. Le texte d’entrée précise que l’exhaustivité n’est pas visée : on s’étonne presque de ne pas entendre le chant des merles et des hirondelles, de ne pas sentir la fraîcheur de la pluie et le vent qui emporte au loin le parfum des roses, de ne pas caresser l’écorce rugueuse d’un vieux chêne. Un dispositif olfactif (à ne pas rater dans un coin de bosquet) prolonge d’ailleurs l’expérience de l’immersion pour les visiteurs qui osent approcher leur nez comme au cœur d’une fleur.
Ernest Quost, Fleurs de Pâques, 1890, Roubaix - La Piscine
Cette exposition se veut pluridisciplinaire et ne se cloisonne pas à « l’Art », et c’est là sa grande force. Plus, elle requestionne le statut « d’œuvre » : l’Archéologie, les sciences naturelles, les objets du quotidien, peuvent-ils être des « œuvres » ? Un arrosoir, le plan des canalisations des jardins de Versailles, des échantillons de bois provenant de la xylothèque du Muséum, des reproductions de plantes en cire, n’ont pas été réalisés pour être des œuvres d’art mais comme outils de travail ou d’étude scientifique : ils sont pourtant « muséifiés » dès lors qu’ils sont mis sous vitrine. Des objets témoins des pratiques horticultrices – toute une ethnographie –, des multiples techniques de conservation et de reproductions pérennes de ces fleurs périssables (des herbiers aux films en time-lapse, des aquarelles aux cires anatomiques en passant par les impressionnantes répliques en verre des frères Blaschka), ou encore des travaux de multiples Le Nôtre avec plans, maquettes et vues cavalières, jusqu’aux prélèvements de sédiments et aux pollens. Œuvres d’art de facto, par l’amour du détail et de la minutie qu’ils expriment, lorsqu’ils côtoient Dürer, Matisse et Kubrick.
Car le cinéma n’est pas en reste avec les jardins de L’année dernière à Marienbad et le labyrinthe de Shining, en écho au parc de Saint-Cloud de Fragonard [1] et à une tapisserie représentant la fontaine d’un palais palermitain. La littérature aussi est bien présente avec des citations collant aux différents thèmes, de Huysmans ou de Verlaine où, comme sur d’autres murs, poussent quelques feuilles, ou encore avec – petite madeleine – une planche de Béatrix Potter.
L’art contemporain (les iris de Patrick Neu, la Grotta Azzurra de Jean-Michel Othoniel…) apporte quant à lui un nouveau souffle aux peintures plus classiques – qui évitent agréablement les poncifs attendus, type jardins de Giverny – grâce à des regards poétiques et des clins d’yeux pas piqués des hannetons.
Les expositions pluridisciplinaires surprennent toujours, ouvrent des portes imprévues, incluent le visiteur dans leurs questionnements. Qu’est ce qu’une exposition ? Qu’est ce que l’art ? Qu’est ce qu’un jardin ? Rien n’est tranché, mais à chaque thème développé une pièce de puzzle se met en place. On ne cherche pas à répondre à ces questions, à expliquer ce qu’est un jardin, ce qu’est l’art, ce qu’est une exposition. Laurent Le Bon explore, libre, invente et expérimente, il attire l’attention sur de petites choses. Un jardin c’est ceci, mais également cela, une œuvre c’est ça, mais ça aussi, et encore ça.
Gilles Clément, Mettre les pieds au jardin, 2007, Collection particulière
De surprises en découvertes, même sans les textes souvent jargonneux et assommants annonçant le nouveau chapitre –peut-être même ici grâce à leur avantageuse absence (seules quelques lignes viennent fort à propos contextualiser certains expôts) – le visiteur apprend sans s’en rendre compte un pan d’histoire qu’il raccroche à ses connaissances, à son vécu, à ses mille souvenirs réactivés par un objet ordinaire ou insolite, par un mot, un son ou une image. De lointains cours de science ou de littérature ressurgissent du labyrinthe cervical, des associations rappellent une expérience, un voyage, un roman…
Multiplier les médias, les styles, les références, construit un discours plus exhaustif par des regards croisés, et autant de moyens d’accroche (ou de bouées de sauvetage) : l’attention est maintenue, la curiosité exacerbée. La scénographie sans cesse renouvelée comme dans les jardins de Chaumont-sur-Loire nous transporte d’un laboratoire de botaniste à la cabane d’un jardinier, puis d’un jardin à la française à une serre lumineuse où s’affrontent sans rivalité les couleurs vives d’innombrables fleurs.
Emile Claus, Le vieux jardinier, 1885, Liège – Musée des Beaux-Arts / La Boverie
Puisque l’on sort du Grand Palais comme d’un feel good movie, la tête pleine de chlorophylle, réjoui comme en revenant d’une longue balade, alors peut-être cette exposition est-elle une œuvre complète, composée de multiples branches, dans laquelle on entre pour flâner, comme dans un jardin aux centaines de fleurs, d’arbres, de bosquets, de mares, d’oiseaux et de cigales. Après cette randonnée champêtre, deux envies s’imposent à mon esprit : aller cheminer dans un grand parc pour y guetter toutes ses composantes, ses couleurs, ses odeurs, ses perspectives… et retourner planter mes géraniums, pour devenir, l’espace d’une après midi, un jardinier en herbe… Désormais une chose reste sûre : il faut cultiver notre jardin.
Jérôme Politi
27 mai 2017
#Grandpalais
#jardins
#coupdecoeur
Pour en savoir plus :
L’exposition jusqu’au 24 juillet, c’est par ici : http://www.grandpalais.fr/fr/evenement/jardins
[1]Ce tableau habituellement accroché dans un chic salon d’apparat au siège de la Banque de France a été prêté pour l’exposition contre Le Buffet de Vauvenargues de Picasso : échange de bons procédés entre une institution prêteuse et le conservateur d’un grand musée national.