L'approfondissement d'un sujet provient parfois d'une lecture, d'un ouvrage marquant. L'ouvrage du photographe Ambroise Tézenas, Le tourisme de la désolation, en fait partie. Son travail s'est articulé autour des sites emblématiques du « tourisme noir » et de la fascination des visiteurs pour ces endroits.
Cependant, qu'englobe cette notion de « tourisme noir », ou celle de « tourisme sombre » ou encore de « tourisme de mémoire » ? Ces appellations, qui devraient englober le même phénomène, sont pourtant floues et recouvrent des réalités bien différentes. Un facteur les lie cependant tous : ce tourisme est associé aux plus grandes tragédies de l’histoire de l’humanité ou plus largement à des sites associés à la mort historique, accidentelle et/ou massive. Il est souvent en lien avec l’histoire locale du pays et associé à une catastrophe naturelle, un mémorial ou un camp de concentration. Un fait divers peut aussi entrainer le développement d’un tourisme noir plus immédiat. Ainsi, la frontière entre le tourisme voyeuriste et réel travail de mémoire est parfois fragile, aboutissant à des pratiques toujours plus extrêmes. Les raisons ? Des propositions toujours plus variées de la part des tour-opérateurs face à l’attraction des touristes amateurs de « sensations fortes ». Un véritable marché s’est construit autour de cette question du tourisme noir : les sites de catastrophes industrielles, écologiques, des génocides sont autant de lieux qui attirent. Les sources scientifiques sur le tourisme noir sont rares mais se multiplient néanmoins à travers l’actualité et les médias, qui saisissent les tendances actuelles de ce tourisme, massif mais singulier. L'année 2014 était ainsi l'année du tourisme de mémoire en lien avec le Centenaire de la Première Guerre Mondiale.
Qu'est-ce que le tourisme noir ?
La terminologie de « tourisme noir » (dark tourism) n’est apparue qu’en 1996 avec les travaux de John Lennon et Malcom Folley qui le définissent comme « l’acte de voyager vers des sites qui sont associés à la mort, à la souffrance et au macabre ». L’étude d’un tel phénomène est donc très récente et les recherches réalisées ne permettent pas une vision exhaustive de la question du tourisme noir, tant elle englobe des réalités larges et des formes prises diversifiées. Les formes les plus courantes et les plus pratiquées se tournent davantage vers les lieux où des structures mémorielles ou muséales ont été installées suite aux évènements qui s’y sont produits. Cela concerne les lieux de catastrophes écologiques et humaines comme Hiroshima, Tchernobyl ; les lieux de génocide comme les camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale, les lieux du génocide du Rwanda ; les champs de batailles historiques (lieux de bombardement), et les lieux d’attentat ou d’assassinat. John Lennon et Malcom Foley soulignent aussi l’émergence d’un tourisme noir concernant des évènements actuels vers des zones de conflits ou des zones à risques (on parle alors de risk tourism).
Il est pourtant possible de se demander : Pourquoi conserver de tels lieux ? Quelle place ces sites ont-ils dans le paysage culturel ? Comment les conserver et élaborer des dispositifs de médiation auprès du public ?
Pourquoi conserver ?
Les questions relatives à la conservation des sites liés à la mort et/ou à des évènements historiques dévastateurs s’avèrent souvent complexe. Pourquoi conserver des lieux symbolisant la barbarie de l’homme à son paroxysme ou des lieux de mort massive ? Tout d’abord car la conservation de ce « patrimoine sombre » assurerait untravail de mémoire : la présence de ces sites attestent des évènements et évite la négation du passé pour les générations futures. Avant d’être touristiques, ces sites sont avant tout des témoignages de l’Histoire de l’Humanité. Ils appartiennent à une notion de patrimoine élargi dont la portée historique et mémorielle est fondamentale. Leur conservation semble donc primordiale pour garder des témoignages matériels des évènements passés. Cette présence physique des sites constitue une mise en garde sur les conséquences tragiques des gouvernements totalitaires. C’est certainement dans cette perspective que le souci d’authenticité de ces sites a été si important en Europe.
Ainsi, des institutions mondiales comme l’UNESCO prennent en compte, depuis le début du XXèmesiècle, ce patrimoine lié à la mort. En 1979, le camp d’Auschwitz est par exemple inscrit au patrimonial mondial de l’UNESCO rappelant que l’idée de « culture » de l’UNESCO n’est pas réservée aux témoignages positifs de l’Histoire de l’humanité. Concernant le camp de concentration d’Auschwitz, l’UNESCO spécifie l’aspect authentique du site : « Le site et son paysage représentent un haut niveau d'authenticité et d'intégrité d'autant que les preuves originelles ont été soigneusement conservées, sans aucune restauration superflue ». Mais ce souci de conserver l’état originel du lieu est assez récent. Birkenau, jusque dans les années 90, est laissé en friche, la végétation envahit tout l’espace. Ce n’est qu’après qu’un entretien systématique de la végétation a été organisé afin de garder l’aspect du camp tel qu’il était lors de son fonctionnement.
Le problème qui se pose aujourd’hui pour le camp est celui de la conservation des objets exposés en raison de leur valeur mémorielle forte. Les chaussures, les cheveux, les valises doivent bénéficier d’un entretien spécifique comme d’autres collections de musée car ils subissent les effets du temps : les cheveux blanchissent et les couleurs des objets se délavent. Depuis 1993, toutefois, des étudiants s’occupent de la conservation préventive de ces « objets » singuliers, de façon toujours plus scientifique. Le nettoyage est privilégié plutôt que la véritable restauration, rendant un état presque originel aux objets. Les problématiques de conservation abordées à travers cet exemple sont valables pour un grand nombre de sites liés au tourisme de mémoire. Mais la question de la conservation est souvent liée aux politiques et considérations patrimoniales locales.
Quelle médiation pour dire l'innomable ?
Ensuite se pose la question de la médiation au public : comment la politique des publics de ces sites est-elle gérée ? Quel message de tels lieux peuvent / doivent transmettre ? La visite d’un lieu de mémoire est une expérience particulière qui mêle le rapport au lieu, à l'Histoire, à la mémoire et dans laquelle les dispositifs de communication et de médiation jouent leur rôle. Aujourd’hui, en France et majoritairement en Europe, le but affiché de la plupart des lieux de mémoire est de permettre au public de comprendre le plus objectivement possible l’histoire à travers celle du site. L’effort est donc mis sur la qualité pédagogique du propos historique, et sur la mise en œuvre des outils de médiation (expositions, ateliers, audioguides, livrets de visite, applications multimédia, etc.).
La documentation visuelle (photographie, visites guidées ou explications données aux visiteurs) demeure capitale en tant que rappel historique, remémoration et archive documentaire. En effet, les structures se retrouvent confrontées aux limites du langage face à la description des drames qu’ont connus certains lieux. Cette impuissance àdécrire ces évènements se retrouve dans l’ouvrage d’Ambroise Tézenas qui réutilise les brochures touristiques pour accompagner ses photographies. Un visuel reste toujours plus authentique et parlant que le discours. L’image est importante puisqu’elle permet d’approcher une réalité historique. En revanche, l’utilisation répétitive d’images crues et violentes (victimes, fosses communes, trains de déportés) peut à la longue produire un effet d’accumulation obsessionnelle et de fascination morbide qui estompe le sujet jusqu’à lui ôter sa réalité (Lanzmann, 1995). De fait la constante remémoration du passé présente en elle-même un danger, en particulier dans le cas d’une tentative de manipulation ou d’une tendance à la schématisation, qui risque de rabaisser ou de banaliser la somme immense de questions que pose ce passé.
Les sites eux-mêmes semblent représenter la réalité, et la tâche du commentateur est alors d’une importance essentielle. En effet, c’est lui qui va permettre ou non au public de faire la différence entre le vrai et le faux, la réalité et la reconstitution. Ambroize Tézenas met d’ailleurs en garde sur la subjectivité du discours tenu. Selon George Steiner (2010), il vaut mieux « ne pas ajouter la futilité du débat littéraire ou sociologique à l’indicible ». Toutefois se taire, ne pas porter témoignage ni décrypter ces données pose aussi la question d’un éventuel décalage, qui pourrait inciter les générations futures à ignorer ou a oublier ce qu’ont produit ces tragiques évènements ou ces terribles périodes de l’histoire de l’humanité. La médiation dans les lieux représentatifs du tourisme noir est donc complexe : elle relève du sensible, de la conscience collective mais aussi de l'Histoire et de la mémoire. Il n'y a pas de solution idéale, les réflexions sur la transmission et l'ouverture au public de ces lieux doivent être constantes pour ne pas enfermer ces endroits sous la chape du tourisme.
Les dérives du tourisme noir
Une dernière réflexion s'oriente davantage sur les dérives possibles de ce tourisme noir. Les touristes sont toujours plus nombreux à visiter les camps de concentration, les lieux de génocide ou de guerre. Le tourisme de mémoire relève-t-il aujourd’hui de l’industrie du tourisme de masse ? Se posent alors des questions d’ordre éthique et moral : quel équilibre trouver entre l’exploitation d’un site touristique et le respect dû à un lieu sensible ? Dans certaines régions, le tourisme de mémoire constitue un « complément » de l'offre touristique traditionnelle, contrairement à d’autres comme la Normandie ou la Lorraine, où ce type de tourisme va être le seul élément structurant pour le territoire, avec un nombre de visiteurs important. Les chiffres de fréquentation des lieux de mémoire ne cessent d’augmenter, tandis que s’éloigne l’événement historique dont il témoigne. Mais au delà de cet afflux de tourisme quelles sont les dérives possibles ? L'exemple d'Auschwitz-Birkenau est surce point très révélateur. En raison de sa taille importante (le plus vaste des ensembles de camps de concentration), Auschwitz est devenu le symbole des camps de concentration, de la « solution finale ».
Le visiteur qui vient au camp arrive souvent avec un bagage de connaissances important sur la question des camps de concentration et une mémoire visuelle commune diffusée par tous les médias. Les images des camps ne « surprennent » plus, c’est le fait de venir au véritable endroit qui compte. Inéluctablement, au fil des années, un tourisme de masse s’est développé pour ce site, ayant accueilli vingt-cinq millions de visiteurs depuis son ouverture, posant de nombreuses problématiques. Cela change notamment le rapport à ce site et sa signification : il s'agit aujourd'hui d'un "produit d'appel", tous les tours-opérateurs proposant un tour en Cracovie incluent la visite d’Auschwitz. C’est même la première destination des tour-opérateurs organisés par la Cracovie, comme Cracow City Tour. La visite est organisée, depuis le transport, le « repas juif typique », jusqu’à la visite dans les camps, le tout étant payant. Cette multiplication du tourisme vers le site d’Auschwitz suscite de nombreux débats. Comment empêcher le camp de concentration de devenir un lieu hautement touristique, perdant presque toute sa force mémorielle ? Il ne s’agit en aucun cas de fermer les lieux, mais de repenser le discours et la visite du camp.
Les organismes de tourisme transmettent parfois un discours historique biaisé, à la limite de la caricature. En effet, les clichés sont entretenus dans certaines boutiques touristiques : sur la place centrale de Varsovie, le visiteur peut acheter une représentation d’un Juif du ghetto avec un nez crochu et même un sac rempli de monnaie à la main. Est-ce entretenir la mémoire juive que de marchander de telles représentations ? Des compagnies de bus utilisent même de façon ironique l’Histoire pour lutter contre la concurrence en arborant des slogans comme : « Auschwitz ? Avec un ticket retour ? Depuis le centre ville ? Oui c'est possible ». La concurrence touristique aboutit ainsi à des absurdités, loin de toute perspective commémorative. Mais le plus alarmant réside dans le discours historique proposé lors des visites, qui ne respecte pas l’histoire précise du camp. Certains blocs ne sont pas montrés, tous les déportés sont présentés de la même manière (Juifs, Polonais, Russes,Tsiganes) au point de faire l’amalgame entre déportation et extermination : aucune nuance n’est présentée.
L'entretien des sites
Parallèlement, le tourisme massif ne suffit pas pour entretenir le camp, menaçant la disparition de ce témoin de l’Histoire de l’humanité. Une fondation a été crée en 2010 afin de récolter des fonds importants, soit environ 120 millions d’euros. Par ailleurs, certaines voix se font entendre pour que Birkenau redevienne une friche, ce qui semble presque impensable face à la muséification toujours croissante du lieu et le nombre grandissant de visiteurs. Peut-être la solution est-elle autre, dans le renouvellement de l'expérience de visite. George Didi-Huberman, dans son ouvrage Ecorces, développe son ressenti de la visite du lieu et ses questionnements par rapport à son travail photographique. Il parle de l'impact du lieu, de sa force et de sa symbolique. Le camp de concentration a été presque entièrement détruit dont les fours crématoires et l'identité du lieu réside aujourd'hui dans les vestiges. Pour ces raisons, comme le dit George Didi-Huberman : « c'est pourquoi le sol revêt une importance pour le visiteur de ces lieux. Il faut regarder comme regarde un archéologue : dans cette végétation repose une immense désolation humaine ; dans ces fondations rectangulaires et cet amas de briques repose toute l'horreur des gazages de masse ». Ainsi, ne faudrait-il pas voir ce site comme un musée mais comme un lieu témoin et un lieu de mémoire ? Le camp en lui-même a une force qualifiée par George Didi-Huberman comme étant une force «inouïe», une force de «désolation, de terreur». Ce genre de problématiques se retrouve dans d'autres sites liés au tourisme noir. Ainsi l’exemple d’Auschwitz est-il particulièrement révélateur des enjeux que soulève le développement du tourisme noir qui sont aussi bien sociétaux, éthiques et patrimoniaux.
Ce tourisme noir ou tourisme de mémoire s’est imposé progressivement après la Seconde Guerre mondiale afin de ne pas reproduire les erreurs du passé. Ce but a été atteint en partie grâce à la reconnaissance et la conservation des sites. Dans cette volonté de transmission, ces espaces ont été ouverts au public et enrichis d’une médiation, parfois insuffisante. Dans ce même mouvement, des lieux de mémoire ont été créés de toute pièce, pour pallier l’immatérialité des évènements comme le musée de l’Apartheid et le musée juif de Berlin. Il s’agit, pour ces lieux si différents, d’encourager le devoir de mémoire, de mettre en garde face aux dérives idéologiques, d’avoir un discours historique juste et exhaustif pour ne pas tomber dans la curiosité malsaine ou le sensationnel. Comme le dit George Didi-Huberman sur le camp d'Auschwitz-Birkenau, « un lieu comme celui-ci exige de son visiteur qu'il s'interroge », le visiteur doit être encouragé dans sa réflexion, déconstruire les clichés.
T. Rin
Crédit photo : Télérama, décembre 2011
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Pour aller plus loin :
- J. Lennon et M. Foley, Dark Tourism, the attraction of death and disaster, 2000, éditions Continuum
- G. Bensoussan, Auschwitz en héritage, d’un bon usage de la mémoire, 1998, Paris, éditions Mille et une nuits
- J. Assayag (sous ladirection de), La sismographie des terreurs, Ghradiva n°5, 2007, Musée du Quai Branly
- A. Wieviorka, Auschwitz, la mémoire d’un lieu, 2012,Paris, éditions Fayard
- H. Prolongeau, « Auschwitz, la mémoire étouffée par le tourisme de masse », décembre 2011, Télérama
- G. Didi-Huberman, Ecorces, 2011, Les éditions de minuit