Art contemporain et lien social, Claire Moulène, éditions Cercle d'Art, Collection Imaginaire, 30 mars 2007
Les éditions IMAGINAIRE : MODE D'EMPLOI proposent des outils de décryptage de l'imaginaire contemporain, dans le but d'atténuer la coupure qui persiste entre les propositions des artistes (qui nous parlent du monde d'aujourd'hui, voire annoncent celui de demain) et leur réception par le public souvent perplexe et insuffisamment informé. Pour ce faire, ces éditions ont imaginé un nouveau concept de livre d'art en trois temps. Art contemporain et lien social de Claire Moulène aborde une thématique qui nous concerne tous par une approche rigoureuse et simple. Ce manuel propose un contenu riche dans une mise en forme synthétique et claire. Un vocabulaire précis et adapté est utilisé de manière tout à fait accessible afin de vulgariser l'information sans perte de fond. Et sa mise en page didactique, aéré et illustré permet une lecture agréable etfacilité.
Cet ouvrage commence brièvement par re-contextualiser le rapport aigu entre l'art et la politique. Débutant par une citation quelque peu provocatrice mais pas moins intéressante de Dominique Baqué, on se demande finalement « si l'on osait un paradoxe, on affirmerait volontiers que le seul art politique efficace et convainquant est l'art totalitaire ». Reste que l'histoire de l'art ne s'arrête pas là et a pu prendre au cours du XX siècle des formes diverses, dont l'impact varie selon le contexte et les moyens mis en place. Des avant-gardes dadaïstes farouchement antimilitaristes en passant par tous les mouvements contestataires du XX siècle on remarque alors que les artistes contemporains de 1990 à 2000 ont fait les choix de nouvelles postures participatives, symboliques et inédites, offrant toutes la possibilité de percevoir et d'agir différemment sur le réel. D'un art issu de la contre-culture et convaincu de son efficacité idéologique, on est passé à un art plus réflexif, conscient de ses propres limites.
Du Musée Précaire d'Albinet
Quand il est encore question de débattre inlassablement du rôle et de la définition de l'art, Claire Moulène ramène des mots justes sur le fond du sujet : « Rappelons d'abord que l'art, [...] n'a jamais vocation à être efficace. Si l'artiste aujourd'hui apparaît plus que jamais soucieux de saisir la complexité du monde qui l'entoure [...], sa mission ne consiste pas à proprement parler de résoudre les conflits sociaux et économiques qui sous-tendent la société. En revanche, il est celui qui [...] qui permet de penser autrement le réel. » Elle prend alors judicieusement l'exemple du Musée Précaire Albinet de Thomas Hirschhorn qui illustre parfaitement la situation. Cet artiste refusant catégoriquement que sa démarche soit assimilée à une entreprise humaniste, ou un projet socioculturel, annonce que « le Musée Précaire est une affirmation. Cette affirmation est que l'art peut seulement en tant qu'art obtenir une vraie importance et avoir un sens politique. » On comprend alors très vite que ce manuel ne résoudra pas comment l'art se positionne par rapport à la politique car c'est tout simplement impossible. Visiblement l'artiste affirmera toujours son statut en tant que tel. Cependant, l'auteur tente méthodiquement de dresser une liste de différentes pratiques artistiques qui s'y apparente et de les classer par rapport à leur niveau d'engagement.
Quoi qu'il en soit, les artistes contemporains ne sont plus nécessairement dans une critique amère mais dans une manière de réactiver certaines formes propres à l'action collective et politique, le plus souvent avec un humour et une dérision qui leur permettent en creux, d'avancer une critique de fond à peine masquée. Nombres d'exemples pertinents sont repris pour démontrer comment les artistes interfèrent dans le réel. Que ce soit dans une approche visuelle ou performative, qu'on dénonce une société de consommation ou qu'on rit de ses dérives mercantiles l'intérêt n'est peut-être plus de produire de nouvelles formes artistiques mais d'exposer directement le quotidien. Ainsi c'est le réel lui-même qui fait office d'œuvre d'art. Au-delà de la tangibilité plastique des expérimentations, sur un mode plus ludique, on recense également un nombre relativement important de travaux ayant trait au rassemblement collectif et à la fête, l'un des motifs jugés ici des plus emblématiques de l'action sociale. Or le lecteur se heurte très rapidement à la légitimité du statut de la création : organiser une fête est-ce vraiment un geste artistique ?
L'Art vecteur de lien social ?
La force de cet ouvrage repose fondamentalement sur les critères de légitimité de l'art contemporain. L'idée n'est plus simplement de poser une énième fois la question de ce qui est de l'art ou pas mais pourquoi en être arrivé à cette dérive. On ne tombe pas dans la facilité d'un discours qui prétendrait que l'art cherche simplement à repousser à chaque fois ses limites. Suffisamment documenté, le livre propose une analyse sociologique. À l'heure de la mondialisation néolibérale, la disparition des « classes sociales » au profit d'un grand groupe central a amené un éclatement des repères traditionnels. Les systèmes de normes multipliés, diversifiés ont amené une perte de valeurs où l'expression politique n'est plus légitime et où le chaos menace. On se retourne alors vers les sociologues, les militants associatifs ou les artistes, en les sommant de produire du lien « social » notion ainsi chosifiée et réduite à une marchandise. Tous les artistes ici cités ne font alors plus que témoigner de cet « objet-ification » du lien social. Voilà tout le nœud du débat de ce livre qui peut paraître amené d'une manière un peu courte et caricaturale mais comment l'exprimer autrement en si peu de pages ?
Une première partie du manuel décante les pratiques artistiques ancrées dans le réel tandis que la seconde ne fait plus de distinction entre le virtuel et le réel. Uneconception contemporaine renversée consisterait à jouer des ressorts de la fiction pour scénariser le réel. En activant l'imaginaire collectif, les créateurs actuels travaillent sur une prise de conscience politique et sociale au sein d'un champ artistique qui prend des allures de laboratoire. Unenouvelle manière de produire de l'art serait donc de faire un « lab » qui explore les schémas de représentation sociale actuelle. La téléréalité est prise pour exemple comme un regard symptomatique de la société qu'elle porte sur elle-même et glissée au champ artistique. Encore une fois, le lecteur peut rester sceptique sur la question de ce qui fait œuvre. Mais Troncy, ici cité,arrive facilement à nous convaincre du rapport de l'art à la téléréalité comme « un espace intermédiaire qui ne serait ni celui de la réalité, ni celui de la fiction mais de la ReallitY » « simplification, photogénie, mise en scène » «réalistisme ». Pantomime, du jeu du rôle social transposé à d'autres sphères, la téléréalité offrirait donc la possibilité d'un certain regard, certes stylisé, certes biaisé, mais plutôt judicieux sur les systèmes sociaux enplace. Ainsi défile nombre d'artistes qui proposent toujours de nouveauxscénarios artistiques appuyés satiriquement sur une réalité qui tend à se dématérialiser. On en vient même à parler de nouveaux espaces de sociabilité, de « blogosphère », lieu de convivialité virtuelle, à laquelle renvoient les communautés de blogueurs. L'art contemporain fait donc appel à toutes sortes de disciplines annexes, de références de l'expérience quotidienne de chacun, non pour rétablir le lien social mais pour l'interroger.
Une démultiplication de possibilités
Écrit avec une grande finesse cet ouvrage tend à rendre compte du glissement des pratiques artistiques contemporaines et soulever le rôle social qui lui est aujourd'hui voué. Consacré uniquement à l'art d'aujourd'hui et non à celui d'il y a vingt ans, Claire Moulène relève un challenge difficile : l'analyse et la théorisation d'une pratique sur laquelle on manque vraisemblablement de recul. Alors que la facilité accorderait à dire que l'artiste contemporain s'éloigne d'un engagement politique explicite Claire Moulène propose un nouveau paradigme. Plutôt qu'un regard analytique d'historienne, elle propose une approche plus sémiologique dans le sens où le vocabulaire artistique aurait lui-même changé. Des champs lexicaux empruntés à d'autres usages (politique, festif, web, etc.) sont détournés au profit d'un regard créatif sur le monde. Distinctement d'une idée d'un art engagé issu de la contre-culture elle nous expose la subtilité suggestive de nos contemporains à travers la citation, le simulacre et l'ironie. Dégagé d'une contestation massive, on se retrouve dans une démultiplication de possibilités et d'observations. Cependant, la conclusion est menée un peu brutalement en affirmant que les artistes sont soucieux de ne pas lisser l'environnement politique mais doit-on pour autant s'en arrêter là ? Claire Moulène finit donc simplement par dire que « l'art doit être coupé du réel soit pour lui offrir une échappatoire constructive, soit pour une prise de conscience inédite ». On ne peut pas dire qu'on en apprenne bien plus ... Art contemporain et lien social de Claire Moulène propose donc une excellente base de réflexion et de références qui ne tiennent plus qu'à être développées soit dans un futur plus distancé soit par des regards croisés d'autres chercheurs interdisciplinaires.
Elodie Bay