Être un professionnel de l'exposition, c'est avoir conscience de la multiplicité des points de vues qui se tissent autour de celle-ci. La difficulté étant de prendre en compte à la fois la perception du public, celles des artistes, des scénographes, des techniciens, des scientifiques, desg estionnaires... L'exposition naît d'un dialogue où de nombreuses voix ont leur rôle, leur place et leur importance. Avant que naisse l'exposition, les œuvres susceptibles d'y être exposées, ont une histoire.

Chaque conception et réalisation d'une œuvre plastique est unique. Les étapes de sa conception suivent une logique qui lui est propre. C'est l'histoire de l'émergence d'une œuvre et de sa réalisation dont je vais vous parler.

Suite à un appel à projet pour une exposition collective de jeunes artistes français et internationaux autour d'une réflexion contemporaine sur le paysage poétiquement nommée Les Fleuves Fantôches, une artiste plasticienne française a proposé une idée que j'ai eu la chance de voir évoluer.

 

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En tout premier lieu, l'artiste répond à un appel à projet, porté par une structure(association, galerie, centre d'art, musée...) ayant une politique et une identité culturelles qui lui sont propres. L'artiste contemporain doit remplir un dossier de candidature. Ce dossier comprend la plupart du temps un C.V, une lettre de motivation, un book artistique mais surtout une œuvre déjà existante qui correspond à l'esprit de l'appel ou un projet d’œuvre argumenté, réaliste et original. On ne le soupçonne pas, mais un artiste doit savoir se vendre,remplir des formulaires, être le gestionnaire de sa propre activité. Dans ce cas particulier, les artistes retenus ont tous passés un entretien avec l'une ou l'autre responsables des associations. De nombreuses et précises questions leur ont été posées, pour vérifier la concordance de leurs propositions plastiques avec l'esprit de la future exposition.  

 

Concevoir

Mélina Hueest une jeune artiste plasticienne dont la pratique s'attache à interroger toutes les dimensions d'un territoire, qu'elles soient géographiques,historiques, sensibles ou physiques. Avec pour point de départ le thème du paysage, les envies artistiques de Mélina Hue lui ont servi de cadre initial,de plan, où le processus créatif est pensé de la conception à la monstration,puis le réel se charge de modifier, d'affiner, de compléter ce cadre. Parmi les envies de l'artiste, je peux citer : travailler le médium vidéo à partir d'envies esthétiques, questionner le rapport au temps inhérent à ce médium et donc entamer une réflexion sur les modalités de monstration de la vidéo,produire une immersion du spectateur dans un paysage... Toutes ces envies devaient trouver un lieu pour s'exprimer, il a donc fallu que l'artiste se mette à sa recherche.

Lors d'une séance de repérage à Bray-Dunes, dernière ville de la Côte d'Opale avant la Belgique, l'idée d'une œuvre vidéo ayant comme sujet le littoral avec dunes et mer animées par le vent, s'est imposée à l'artiste. C'est ce « paysage changeant » qui l'a marqué esthétiquement. Outre cet aspect sensible,le moment du repérage fut aussi celui du choix des cadrages et de l'émergence d'un story-board. Pour provoquer une interaction avec le paysage, un personnage fera office « d'échelle de grandeur, de révélateur, d'outil ».  L'artiste a souhaité voir ce personnage faire une action absurde en lien avec le sujet de la vidéo : le paysage. C'est un rêve qui a servi de déclencheur, Mélina Hue s'est vu traîner son bulldozer dans les dunes. C'est à ce moment là que ré-utiliser cet engin de chantier en carton plume et bois à échelle 1 fabriqué lors d'un précédent projet a conduit l'artiste à se pencher sur l'histoire du territoire où aurait lieu le tournage. Bray-Dunes est un paysage marqué par les deux guerres mondiales. Les vestiges de l'histoire que sont les blockhaus et les épaves essaimés sur ses plages sont des éléments quotidiens du décor pour les habitants. L'artiste n'étant pas de la région, sefut pour elle un véritable étonnement de voir ces bunkers en bord de mer. 

En effectuant des recherches, elle s'est rendu compte que les tanks ont été utilisés pour la première fois lors de la première guerre mondiale et ont été testés dans la région du Nord-Pas-de-Calais. Une période de documentation sur l'apparition des tanks pendant 14-18 et la réalisation de deux des premiers modèles de tanks en maquette en carton permettent à l'artiste de concrétiser son idée de départ. Un personnage évoluera dans un paysage mouvant et marqué par l'Histoire en traînant une réplique en carton (échelle 1) du premier tank français. Action absurde.L’œuvre vidéo de l'artiste ayant pour sujet non pas ce personnage ni cette action, qui ne font que traverser le champ de la caméra en y insérant une échelle humaine, mais la lente progression de la caméra des dunes vers le rivage. Mélina Hue travaille la vidéo en y insérant une dimension picturale.Créer une attente chez le spectateur qui cherchera des yeux cet étrange personnage est l'objectif de l'artiste. Cette attente permet une projection dans le paysage. Celui-ci semble filer la métaphore du paysage mental sans pourtant s'imposer en tant que tel. 


Maquette préparatoire du Tank © Ophélie Laloy

Vue du début du tournage © Ophélie Laloy

 

Réaliser

L'impact du réel sur la réalisation d'une œuvre prend souvent des tournures cocasses. Bien que l'artiste ait pensé en amont à la logistique (la location d'un camion et de matériel, le choix du matériau carton pour le tank, des repérages, un story-board) le double impact de l'aspect matériel et de l'équipe de tournage peuvent venir modifier l'idée de la vidéo que se faisait l'artiste. Ce sont ces impacts et les modifications qu'ils entraînent que je vais retracer maintenant.

L'artiste adonc son idée en tête, qui prend peu à peu forme au fur et à mesure des étapes de conception. Puis vient le grand jour du tournage. L'artiste a du constituer une équipe de tournage. Bien que nous soyons tous des proches de l'artiste, chaque participant a sa fonction et des qualités spécifiques pouvant servir le tournage (connaissance du lieu, facultés techniques, dynamisme ou encore jouer le rôle du personnage).

Afin d'éviter tout problème de transport, l'artiste a conçu son tank en plusieurs modules que nous assemblerions sur le lieu du tournage. L'artiste n'ayant pas d'atelier, c'est chez elle que nous avions rendez-vous pour notre première étape de la journée : descendre les différentes parties du tank. Ne riez pas, ce ne fut pas une mince affaire ! Il a fallu passer ces modules par la fenêtre du troisième étage, en plein centre ville, avec les risques que cela comporte. Même en prenant les mesures de la largueur des portes avant de faire la maquette il arrive souvent un imprévu, ici c'était la cale de la porte d'entrée.  Voir tomber un morceau de tank en carton sur une voiture à l’arrêt reste un moment fort de cette journée ! Heureusement, rien de cassé.


Mélina Hue assemble son char © Ophélie Laloy

 

Autre contrainte que l'artiste n'avait pas prévue, le poids du tank une fois assemblé. Il a donc fallu ajouter un personnage à la vidéo, afin que le tank puisse être tiré sur le sable.  Mon rôle a basculé très vite de photo-reporter/assistante technique à second rôle ! Le poids du tank a empêché l'artiste de faire les prises de vues qu'elle avait sélectionnées au moment du repérage. Les dunes qui longent Bray-Dunes sont des espaces protégés que l'on ne traverse pas facilement. Ainsi avant même d'avoir commencé à filmer, l'artiste a du accepter de voir se modifier profondément son idée : deux personnages au lieu d'un et un story-board à faire sur le vif. Dès le premier plan, des promeneurs intrigués se sont invités dans le champ, forçant l'artiste à le refaire et à être attentive, à tout moment, pour éviter que cela ne se reproduise. De plus, réaliser des plans séquences droits sur du sable n'est pas une mince affaire, les réglages prennent du temps, enfin, le vent modifie en permanence la luminosité et fait bouger les caméras ce qui sera une difficulté de plus lors du montage.


Vue du tournage, scène 1 © Ophélie Laloy

Vue du tournage, scène 1 © Ophélie Laloy

 

Ce sont donc avant tout des contraintes techniques et liées au lieu du tournage qui ont modifié l'idée de départ plus que la participation d'une équipe au tournage. Chacun des participant garde un souvenir particulier de cette mémorable journée. Pour l'artiste,  habituée à diriger une équipe c'est d'avoir contraint ses « acteurs » à rester vêtus de la même façon du début à la fin malgré l'effort physique qu'entraînait l'action « tirer le tank ». D'ordinaire c'est Mélina Hue qui joue le personnage de ses vidéos .

 C'est aussi de s'être imaginé ce tank se désagrégeant au fur et à mesure pour devenir au dernier plan, un vestige, une absence, où seule la corde qui servait à le tirer aurait survécu. Alors que la maquette en carton a résisté jusqu'au bout, ne perdant que ses chenilles et son viseur. Pour les acteurs ce fut la lourdeur de l'objet à traîner, l'attente entre les prises, les multiples manipulations complexes qu'ils ont du effectuer pour faire passer le véhicule dans d'étroits sentiers. Pour le préposé à la technique ce fut la très forte luminosité qu'il a fallu gérer à l'aide de filtres ainsi que l'attrait qu'a eu le tournage sur les promeneurs. Pour l'assistante technique c'était d'être aux ordres de l 'artiste et de n'avoir donc pas à gérer le stress inhérent aux imprévus. Étant une artiste elle-même elle comprenait très bien l'envie de tout contrôler que peut avoir Mélina Hue.De plus, entre deux prises, elle a réalisé des vidéos burlesques avec la petite maquette du tank, on peut imaginer, en parallèle du montage, un making-off plein de malice. 


Vue du tournage, réglage des caméras © Ophélie Laloy

 

Pour l'ensemble des participants se fut une belle journée, dans une ambiance détendue, une expérience enrichissante, et surtout, qui offre la satisfaction d'avoir aidé une artiste à réaliser son idée, à la matérialiser en des plans séquences. Nous attendons avec impatience de voir le résultat : l’œuvre vidéo. Mais avant cela, il reste à l'artiste une étape cruciale, elle même pleine de rebondissements : le montage. 

Cet article vise à faire prendre conscience du long processus qui suit la validation d'une candidature à un appel à projet. Rappelons qu'il ne s'agit pas d'une commande mais d'une création originale dans un cadre spécifique. Être retenu lors d'un appel à projet ne garantie à l'artiste, ni de rentrer dans ses frais, ni devoir son œuvre exposée, des impondérables étant toujours possibles dans le monde fragile des associations culturelles. Pourtant, c'est toujours l'envie de créer, de transformer une idée en un artefact et de le partager aux publics qui pousse l'artiste à prendre le risque... 

Je remercie chaleureusement l'artiste Mélina Hue ainsi que l'équipe de tournage.

Ophélie Laloy

Pour aller plus loin :

http://blueyardasso.wix.com/art-contemporain

http://associationtaap.tumblr.com/abouthttp://creative.arte.tv/fr/community/les-artistes-melina-hue

#Pratique artistique

#Participation à un tournage