Quand l’art contemporain grignote le territoire "Fuyez quand il est temps, le goudron se soulève !..." (Frédéric Lordon, D'un retournement l'autre, Paris, Seuil, 2011)

 

Le Giratoire des clous, Rugles © PhotoAFP

Oeuvres Hors les Murs, Oeuvres en Voitures

L’on sait que depuis quelques années, les installations d’art contemporain hors les murs suscitent de vives polémiques. En effet, pour prendre un exemple ô combien symbolique, qui n’a pas entendu parler d’installations artistiques qui, depuis 2008, investissent l’écrin domanial de Versailles, avec, notamment les sculptures géantes de chiens en acier façon ballons de baudruche de Jeff Koons (2008), les poupées-mangas de Takashi Murakami (2010), les monumentales Arcs, Lignes et Effondrements en acier corten de Bernar Venet (2011), ou bien encore, cette année, le très controversé Vagin de la Reine d’Anish Kapoor (2015) ?

A l'automne 2015, dans la capitale, la42e édition de la Foire Internationale d’Art Contemporain (FIAC) proposait sur le même principe à des artistes-sculpteurs, pour son événement Hors les Murs[1], une liberté d’expression au sein d’espaces publics prestigieux, tel le jardin intérieur de la Maison Delacroix investi par José María Sicilia et ses Oiseaux lampes à huile en céramique, mais aussi la place Vendôme, célèbre depuis le Tree vert de Paul MacCarthy qui y fut exposé l’an dernier, avec les Pavillons de verre de Dan Graham, ou bien encore les Tuileries pour Jonathan Monk et ses trois Objets trouvés, trois doigts massifs en plâtre jonchant la promenade du parc. 

Fiac

De gauche à droite  :
Bernar Venet, Effondrements, Château de Versailles,2011 ;
Paul MacCarthy, Tree, Paris, Place Vendôme, 2014 ;
© Photo Stéphane de Sakutin / AFP

 

Quelques mois à peine après cette manifestation artistique et culturelle, nous proposant une sorte de panorama de la création émergente, il est intéressant de nous interroger sur une autre forme de Hors les murs, sur d’autres monumentales installations qui, en toute liberté également, nous confrontent de manière quasi quotidienne à la création contemporaine. De même que celles exposées à la FIAC, les œuvres d’art contemporain qui nous intéresseront ici n’ont pas manqué de susciter, dès leur installation, des critiques de la part d’un public parfois virulent, voire de subir des dégradations, comme (en ce qui concerne les œuvres de la FIAC) le fameux « plug anal » de P. MacCarthy sur la place Vendôme ou le Vagin d’A. Kapoor à Versailles.

A la différence des œuvres exposées à la FIAC Hors les murs, considèrerons ici des installations permanentes et qui n’ont pas droit de cité dans l’écrin de la capitale française, mais pastillent l’ensemble du territoire de l’Hexagone. Cesont aussi des œuvres hors les murs,puisque exposées en milieu extérieur, ou plutôt, devrait-on dire, des œuvres en voitures, puisque réalisées et installées certes en extérieur, mais plus précisément dans des zones du territoire réservées aux automobilistes ; dans des zones du territoire qui agacent les automobilistes. Vous devinez ?...

Pour elles, pas de flâneries ! Juste vos gaz d’échappements et quelques secondes de vos regards, dans le cas où vous ne vous seriez pas dévissé le cou pour les contempler plus longuement ! Toujours voyantes, toujours gigantesques, vous ne pouvez les voir qu’à bord de votre voiture. Soit elles vous séduisent, soit elles vous effrayent, soit elles vous consternent : vous en avez tous vues, vous en voyez au quotidien, mais quant à savoir à quel endroit précisément vous avez vu celle-ci ou celle-là,vous ne savez plus trop bien.

Par ce petit dossier d'enquête, nous vous proposons donc une invitation au voyage vers cet art contemporain niché aux abords des axes autoroutiers, ou trônant sur le terreplein central offert par les carrefours giratoires ; un art contemporain qui, pour certains, investit un territoire en lui donnant du sens, et qui, pour d’autres, sceptiques quant à la qualité esthétique des œuvres, est une injure, une menace, pour le territoire,voire un monstrueux gaspillage économique : de l’art autoroutier à l’art giratoire, ou la cohabitation souvent difficile entre art contemporain, patrimoine et territoire !

 

De l'art autoroutier

Au volant de sa voiture, sur une autoroute, qui n’a jamais été surpris par telle ou telle sculpture monumentale implantée sur une hauteur, en bordure ou sur une aire de repos ? Depuis le milieu des années1980, compagnies privées d’autoroutes et conseils régionaux font en effet appel à des sculpteurs pour la réalisation d’installations gigantesques, fabriquées dans des matériaux assurant (bien évidemment) leur pérennité.

Par ces sculptures, les artistes veulent parfois donner sens à un territoire, en représentant l’identité ou une identité marquante du terroir, de la culture locale, que l’automobiliste traverse au volant de sa voiture bien souvent sans même la soupçonner. Parfois, il s’agit tout simplement d’œuvres imposantes achetées par les élus locaux et les compagnies privées, et installées, hors contexte, sur un espace autoroutier.

Ainsi, on peut notamment citer Le Soleil de l’autoroute (sculpture en acier inoxydable de 15mètres de hauteur) de l’artiste cubiste Louis Leygue inauguré en 1983 le long de l’A31, mais aussi la monumentale Colonne brisée, ruine indestructible de béton armé et de marbre (40 m de long)d’Anne et Patrick Poirier trônant sur une aire de l’A72 depuis 1984, la massive Porte du soleil en granit rose d’Ivan Avoscan installée sur l’A7 depuis 1989, l’imposant Sur les traces des vikings (22 tonnes d’acier inoxydable) de Georges Saulterre implanté sur l’A13 depuis 1990, ou bien encore, plus récemment, le gigantesque sanglier d’acier Woinic (8,5 m de haut, 14 m de long, 50 tonnes !) d’Eric Sléziak commandé par le Conseil général des Ardennes pour une sommes rondelette de 800.000 euros et mis en place sur l’A34, à proximité de Charleville-Mézières, depuis 2008.

De gauche à droite et de haut en bas :
Georges Saulterre, Sur la trace des Vikings, A13, en bordure à proximité de Sotteville, 1990 ;
Anne et Patrick Poirier, Colonne brisée, A89, aire des Suchères, 1984 ;Ivan Avoscan, Porte du soleil, A7,aire de Savasse, 1989 ;
Louis Leygue, Le Soleil de l’autoroute, A31, en bordure à proximité de Langres, 1983 ;© Lesdiagonalesdutemps.com
© Photo Yvon Bertrand 

Mais ces sculptures d’art contemporain autoroutier, dont l’installation permanente est presque toujours décidée sans consultation auprès des populations locales, ne manquent pas de soulever de vives oppositions. En effet, certains projets d’artistes – assez improbables, il faut l’avouer – soulèvent une opposition des administrés qui, parfois, parviennent, par le biais de manifestions et de pétitions, à faire plier maires et conseils régionaux pour l’annulation pure et simple du projet.

Pour prendre un cas récent, c’est le lot du sculpteur Michel Audiard, homonyme du célèbre dialoguiste et concepteur des kytchisimes stylos en or[2], qui, en 2010, soutenu vent debout par le ministre du Commerce et du Tourisme, par le Conseil général d’Indre-et-Loire, par la Chambre de Commerce et d’Industrie de Tourraine, et par le maire socialiste de Tours, projetait, sur le coteau au dessus de l’abbaye de Marmoutier, site au cœur du Val-de-Loire et inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco, l’érection de sa monumentale Femme Loire, sculpture d’un nu féminin lascivement assis, d’une hauteur de 17 mètres et d’une largeur de 34 mètres. Tenez-vous bien ! l’argumentaire artistique et surtout commercial de l’artiste s’articule alors autour de trois axes : premièrement, l’emplacement de sa sculpture serait idéal selon lui, puisque, installée sur les hauteurs de cette abbaye bénédictine du VIe siècle, elle serait très visible depuis l’autoroute A10 (Bordeaux-Paris) qui enregistre plus de 30 millions de passagers annuels ; deuxièmement, son installation se voudrait être une « sculpture-maison », c’est-à-dire une sculpture qui, dans un espace intérieur de 300 m2, pourrait offrir un espace dédié à divers événements artistiques et culturels, comme des expositions, des ateliers ou bien des résidences d’artistes ; et enfin, troisièmement, ce projet, qui serait réalisé en partenariat avec les étudiants de l’école Polytech locale à Tours, proposerait dans son élaboration une valorisation des déchets en œuvre d’art, puisque l’artiste se propose de fabriquer sa sculpture uniquement à partir de matières premières recyclées (structure de carton ondulé et enduit de chaux et de plâtre). Et ce dernier n’hésite d’ailleurs pas à s’inscrire lui-même dans les pas de Picasso, de Braque et de Dali, artistes qui, au XXe siècle, remarque-t-il, ont tous travaillé avec des matériaux de récupération[3]. Soit. Mais, me direz-vous, quel rapport entre cette abbaye et cette femme nue gigantesque qui viendrait profondément bouleverser le paysage de ce site patrimonial ? Strictement aucun ! Mais il n’empêche que l’argumentaire de l’artiste séduit tout de suite les édiles de la région. Des mois de contestations s’ensuivent au sein de la population locale qui, suite à une pétition de plus de 4.000 signatures, réussit tout de même à faire céder le maire, non sur l’installation, mais sur l’emplacement futur de celle-ci, ce dernier s’indignant alors de « l’obscurantisme »et de « la vision de l’art régressive » des opposants au projet[4] !...

De gauche à droite :
Michel Audiard devant la maquette de sa Femme Loire en 2012 ;
Montage du projet de l’installation de la Femme Loire sur les hauteurs de l’abbaye de Marmoutier, 2011;© LaNouvelleRepublique.fr©Planet.fr

 

De l'art giratoire

Quittons maintenant l’autoroute ! retrouvons nos routes départementales et communales de villes et de campagnes, et retournons quelques années en arrière ! En effet, l’on considère généralement que l’origine de cette transformation contemporaine artistique – et souvent anarchique – du territoire,remonte à la loi de 1983 sur la décentralisation, confiant des attributs considérables aux municipalités en donnant la main aux maires et aux autres élus locaux sur le paysage de leur commune. Or en France, où près des deux tiers des communes ont moins de 2.000 habitants, les maires, étant sous la pression directe de leurs administrés, n’ont souvent ni les moyens ni même les compétences pour penser des projets artistiques / esthétiques sur un long terme,et c’est, de fait, leur pouvoir de nuisance qui a profondément transformé le territoire durant ces trente cinq dernières années :

« On excuse le défaut d’entretien des églises par le manque de moyens des communes, s’indigne Michel Leniaud, directeur de l’Ecole des Chartes, alors même qu’elles dépensent tant d’argent à construire des routes inutiles, à couler des bordures de chemins forestiers en béton ou à aménager des ronds-points qui n’ont aucun sens. En France, on bétonne l’équivalent d’un département tous les dix ans. Mon village ne compte pas plus d’habitants qu’au second Empire. Pourtant, sa surface a doublé… »[5]

En Europe, la France détient le record de la grande distribution, plus de 70% des ménages faisant quotidiennement leurs courses en périphérie des villes, dans des zones commerciales qui, d’années en années,grignotent toujours plus le territoire, traversant des kilomètres quadrillés de lotissements, de hagards, de panneaux publicitaires et de rocades.

« Le symbole de ce territoire mangé par le commerce périphérique : le bitume et les infrastructures routières, et autrement dit, les ronds-points. »[6]

 

Les ronds-points ! Venons y !

Depuis le milieu des années 1980, surgissant hors de terre et poussant de façon exponentielles, les carrefours giratoires, ou, plus familièrement, les ronds-points, semblent être très appréciés en France, pays qui, en Europe, peut aujourd’hui se targuer d’en détenir le record du monde avec près de 40.000 sur son seul territoire métropolitain, soit la moitié des ronds-points construits dans le reste monde !

« Le joyau de l’architecture française, peut-on entendre dans une émission d’Arte d’il y a huit ans, ce n’est pas la tour Eiffel, le Quai Branly ou les châteaux de la Loire. Le joyau de l’architecture française, c’est le rond-point, une invention française qui a essaimée dans le monde entier et qui fête ses 100 ans en 2007 ! »[7]

Les ronds-points pastillent aujourd’hui l’ensemble de l’Hexagone, et les conseils généraux ainsi que les maires, qui, chaque année,en font construire entre 500 et 800, et bien qu’ils n’aient aucune obligation de le faire, s’appliquent avec zèle à les décorer.

En terme d’urbanisme, et en ce qui concerne les installations sculpturales, l’agglomération de Villeurbanne semble être une des toutes premières a avoir, par le biais de commandes publiques, donné carte blanche à des artistes pour la réalisation de sculptures sur certains de ses carrefours giratoires : notamment avec le Giratoire de Buers, fait avec une quarantaine de panneaux signalétiques indiquant des villes françaises et étrangères par Patrick Raynauden 1989, « œuvre d’art contemporain qui se veut, peut-on lire sur le site de la ville, une invitation au voyage » ; mais aussi, deux ans auparavant, avec Autour d’un abri jaune d’Etienne Bossut, artiste qui, inspiré par le terre plein que lui confie alors la ville, eut l’idée d’y empiler, l’une sur l’autre, deux cabanes de chantierj aune en polyester (25.9000 euros).

D’autres agglomérations embrayent alors le pas, notamment la ville de Marseille qui, à l’occasion de l’ouverture de son Musée d’Art Contemporain (MAC) en 1994 propose au sculpteur César d’installer son imposant Pouce de bronze doré de 4 tonnes pour 6 mètres de hauteur, réalisé en 1988 et venant tout juste d’être exposé en 1993 dans le cadre d’une rétrospective de l’œuvre de l’artiste au Musée de la Vieille Charité, au centre du rond-point se trouvant à 20 mètres du nouveau musée ; mais aussi la ville de La Haye-Fouassière, à côté de Nantes, qui, la même année, confie le terre plein de son giratoire d’entrée de ville à Jean-Claude Imbach, l’architecte de l’usine locale de biscuits LU, pour son Rond-Point de l’Espace, installation en polystyrène extrudé armé représentant une soucoupe volante de12 mètres de large, illuminée de nuit, prête à décoller avec trois extraterrestres aux airs de Bibendums et les bras chargés de spécialités nantaises (muscadet, fouace et gâteaux LU !), pensée par l’artiste comme « un élément de marketing dynamique pour amener les visiteurs à découvrir la commune » (2,7 millions de francs, financés à 50% par l’industrie LU), et qui ne manquât pas de subir des vandalisassions répétées à tel point que la municipalité décide deux ans plus tard d’entourer le parterre du rond-point par un fossé garni de barbelés[8] !

De gauche à droite et de haut en bas :
Patrick Raynaud, Giratoire de Buers, 1989, Villeurbanne ; Etienne Bossut, Autour d’un abri jaune,1987, Villeurbanne ;
César, Le Pouce, 1988 (1994), Marseille ;
Jean-Claude Imbach,Le Rond-point de l’Espace, 1994, La Haye-Fouassière ;
© Villeurbanne.fr
© Justacote.com

 

Un "art routier" sur tout le territoire

Plus récemment, on pourrait citer le masque-portrait géant en bois – plutôt effrayant – d’André Malraux à Pontarlier, œuvre du sculpteur Bernard Paul ; le giratoire des deux énormes Totems de l’artiste, et actuel militant d’Europe Ecologie les Verts, Patrig ar Goarnig à Châteaulin, dans le Finistère; l’Hommage à Confucius à Montpellier (2000, 15.000 euros) du sculpteur Alain Jacquet, rebaptisé « Donut et saucisse » par ses opposants ; le rond-point Sans titre de Ludger Gerdes, toujours à Montpellier (2000), giratoire de 40 mètres de diamètre, entouré de panneaux en tôle d’acier laqué bleus et rouges, que la ligne de tramway de la ville traverse en son centre, l’Art devant, selon l’artiste, « participer à des situations de la vie réelle »[9] ; la réplique de 3 tonnes pour 12 mètres de haut de la Statue de la Liberté réalisée en 2004 par l’artiste parisien Guillaume Roche, élève de César, et installée sur le giratoire d’entrée de la ville de Colmar, cité natale de Bartholdi dont on commémore alors le centenaire de sa disparition ; le rond-point de l’Envol, ballerine en bronze fort provocante d’Olivier-Cyr Noël accueillant, depuis 2007, les automobilistes à l’entrée de la ville de Hettange-Grande, en Moselle ; l'Allosaurus en acier de Patrice Mesnier qui, après avoir été exposé au Muséum national d'Histoire Naturelle, présenté au Grand Marché d'Art Contemporain (GMAC) place de la Bastille, puis loué pour un tournage de film au côté du Rhinocéros de Dali, est finalement acquis par la municipalité de Villers-sur-Mer qui décide de l'installer sur son rond-point d'entrée de ville (2011, 25.000 euros); ou bien encore Libertad, sculpture en acier de Claude Qiesse librement inspirée de la Statue de la Liberté de Bartholdi, et trônant depuis 2013 sur le giratoire faisant face à la gare SNCF de Bayeux que la municipalité souhaitait alors investir comme lieu de commémoration pour la paix.

De gauche à droite et de haut en bas :
Bernard Paul, Masque d’André Malraux, 2000, Pontarlier ; Alain Jacquet, Hommage à Confucius,2000, Montpellier ; Ludger Gerdes, Sans titre, 2000,Montpellier ; © Petit-patrimoine.com© Tourisme-Montpellier.fr

Patrice Mesnier, Allosaurus, 2011, Villiers-sur-Mer ;
© Petit-patrimoine.com

 

Pourtant, dans le paysage urbanistique français, il s’agit encore d’œuvres d’artistes isolées, et les ronds-points français ne sont pas encore, à proprement parlé, nés à l’Art contemporain.Jean-Luc Plé, le Pape des giratoires !

Tout commence véritablement à la fin des années 1990,époque à laquelle un certain Jean-Luc Plé, cinquantenaire alors employé au pôle design chez Renault, passe ses vacances à La Rochelle chez Daniel Laurent,actuel sénateur de la Charente-Maritime, et qui, pour occuper son temps, s’amuse à concevoir sur ses carnets de croquis des tables d’orientations en 3 D des côtes littorales. A cette époque, maire de la ville de Pons et surtout Chargé des infrastructures routières (et donc, entendre, de l’implantation des ronds-points !) au Conseil général de Charente-Maritime, Daniel Laurent propose à son ami de se lancer dans la sculpture, lui confiant en 2001 le rond-point d’entrée de sa ville, et ouvrant ainsi – peut-être sans même le soupçonner – la voie à un champ artistique tout particulier dont un nom savant commence à apparaître : l’« Art giratoire » !

Une fois la commande réalisée, les autres édiles de la région suivent immédiatement, d’autant plus enthousiastes que le département verse alors aux communes une subvention allant de 11.000 à 20.000 euros pour le« réaménagement » de leurs carrefours giratoires, et l’ancien concepteur de Renault, devenu sculpteur, d’avoir immédiatement saisi la mesure de ce nouveau champ artistique, et surtout de cette niche commerciale qui s’offre alors à lui, quasiment sans aucune concurrence, sur ces espaces publics, gratuits et accessibles à tous.

A la question « Art ou communication ? » que lui pose une journaliste en2012, J.-L. Plé répond : « les deux ! »

« Le rond-point, affirme-t-il, permet à une commune de transmettre son identité de façon artistique. Chaque pièce est unique et fiable. Oui, cela ressemble à de l’art, mais à de l’art populaire, accessible à tous sans débourser un centime ! »[10]

 

Une démocratisation d'autoroute ? ou Rendre l'art au peuple !

A la tête d’une petite entreprise, Jean-Luc Plé a su imposer sa marque artistique dans le paysage urbanistique français depuis les années 2000, devant véritablement le Pape des ronds-points en remportant aujourd’hui plus de 20% du marché des giratoires en France. Avançant à la fois des arguments touristiques (en moins de quatre secondes, « inviter l’automobiliste à saisir le cliché de la spécialité locale »[11]), économiques et écologiques (ses sculptures étant bien moins chères, sur un long terme, que les parterres végétaux), Jean-Luc Plé sillonne ainsi le territoire en démarchant de commune en commune pour soumettre ses projets de sculptures aux élus, de tout bord politique, désireux d’investir dans la réalisation ou dans le réaménagement d’un giratoire. Coût de ses œuvres ? Entre 35.000 et 100.000 euros, selon la taille du rond-point et du désir de l’élu et des municipalités, les sculptures étant réalisées par leur concepteur et son atelier en 2 ou 4 mois dans de la mousse de polyuréthane, et vendues comme indestructibles. A défaut de ne pas avoir (encore) sa place dans les musées,J.-L. Plé se félicite d’être une vedette, sinon la première, des giratoires français, ayant à ce jour réalisé sur le territoire plus de 36 sculptures sur rond-point, toujours pensés avec cette idée de « rendre l’art au Peuple »[12].

Après son Tonneau et arceaux à Archiac (2000) ; après ses Poissons volants sous un ceps à Saint-Pierre-d’Oléron (2005, 35.000euros fiancés à 50% par le département) ; son Moine et le vitrail (2005) installé à proximité de l’abbaye bénédictine de Trizay ; ses Kiwisgéants de 3 mètres de diamètres à Peyrehorade (2010, 19.000 euros), commandés par l’association de producteurs locaux sans aucune consultation de la population ; ses Bateaux de papier de La Tremblade (2010) qui ont résisté à la violence de la tempête Xynthia ; son Arche romane à Corme-Royal (2012) ; sa Baigneuse de Mers-les-Bains (2012, 60.000 euros) qui, installée sur un ancien parterre de simple pelouse, se veut être une invitation pour les automobilistes de la départementale à s’aventurer jusqu’au littoral côtier ; ou bien encore après sa Tour du Castera de près de 3mètres de haut à Biganos (2013), référence au passé féodal de la ville et qu’un journaliste local loue pour sa contribution à « la valorisation du patrimoine »[13] ; J.P. Plé traverse même l’Atlantique, réalisant notamment à Cayenne le rond-point des Chaînes brisées en2001, aujourd’hui lieu de commémoration de l’abolition de l’esclavage en Guyane, ou bien encore, toujours en Guyane, le giratoire des Portes de la forêt à l’entrée de Roura inauguré en grande pompe en 2013.

Jean-Luc Plé,
De gauche à droite et de haut en bas :Tonneaux et arceaux, 2000,Archiac ;Les amateurs d’huitres, 2005, l’Eguille-sur-Seudre ;Kiwis géants, 2010, Peyrehorade ;La main de Ronsard, 2011, Sugères ;J.-L. Plé posant devant la Tour duCastera, 2013, Biganos ;© Photo A. Arno / AFP

 

Aucun doute, J.-L. Plé plaît ! Une société cartographie désormais ses ronds-points dans une série de cartes topographiques nommée Au fil des ronds-points, un éditeur lance une collection de cartes postales représentant ses installations,et une rétrospective de ses œuvres est même organisée en Charente-Maritime (département qui possède près de 25 de ses giratoires !), en octobre 2012, par la ville de Saintes[14]… En 2010, le journal Sud Ouest n’hésite pas à le saluer en « Dali des ronds-points », et tout récemment encore, fin juillet 2015, L’Obs consacre tout un dossier à « Plé, le Rodin des ronds-points » !...  bref, de quoi laisser songeur la mégalomanie de notre artiste qui, désormais, tient même des conférences pour parler de ce « nouveau domaine artistique »qu’il estime inaugurer par ses œuvres[15] : 

« C’est de la bombe atomique ! s’exclame-t-il à son retour de Guyane. Je fais de l’Art populaire, oui. Mais, toutes proportions gardées, comme Picasso et Vasarely pour le XXe siècle, qui sait si on ne parlera pas un jour de mes œuvres comme des vestiges d’une vague artistique du début du XXIe siècle, l’Art giratoire ?... »[16]

L'Obs, du 23 au 29 juillet 2015
© Photo C. N. Marcoux

 

Bien souvent financés par les fonds publics, ces installations d’art contemporain,qu’elles soient autoroutières ou giratoires, tiennent en somme autant d’un enjeu artistique, urbanistique, historique et politique, voire même d’un enjeu citoyen. Critiquées par certains pour leur aspect esthétique, les tenant pour de kitschissimes totems, et dénoncées par d’autres, qui y voient le symbole même d’un gâchis économique faramineux, l’on notera que communes et collectivités sont aujourd’hui de plus en plus soucieuses de répertorier sur leurs sites internet ces sculptures de voieries, bien souvent dans une rubrique intitulée ‘’Patrimoine architectural’’, ‘’Patrimoine artistique’’, ou bien ‘’Patrimoine culturel’’.

A quand alors la vraie reconnaissance de cet art si particulier qui, au delà d’une guerre de goût – de toute façon quasi inévitable pour toute installation artistique – « fait le mur et s’échappe du musée, pour infuser le territoire et venir chercher les habitants ? Car c’est souvent l’indifférence, voire la répulsion, qui caractérise la relation entre l’usager automobiliste et l’installation de l’œuvre d’art contemporain, de surcroît lorsque celle-ci ne bénéficie par d’une scénographie la différenciant des autres objets de mobilier urbain qui composent l’espace de voirie. »[17]

Que l’on se rassure, malgré la crise, cet art contemporain de voierie est loin de s’éteindre ! Un amoncellement de bananes de 4 mètres de hauteur chacune, un parterre en peau de vache avec quatre pis bougeant au gré du vent, un rond-point bouée géant au large de la Corse pour s’amarrer sans toucher aux fonds marins, ou bien encore une énorme cuvette de WC en acier réalisée par un artiste portugais pour un carrefour dans la ville de Carquefou… A défaut de savoir si cet art particulier est en passe de devenir un pan du patrimoine français, ces projets d’installations d’art contemporain sur ronds-points semblent encore promettre de beaux lendemains à l’« Art giratoire » !

A suivre !!.... ou à fuir !!!

Jean-Luc Plé, Projet du giratoire des Bananes géantes, détail
© J.-L. Plé, atelier

Camille Noé MARCOUX

# Ronds-points

# Art giratoire

# Jean-Luc Plé

En savoir plus :

« L’Art autoroutier, cet obscur objet de distraction au volant », in Le Point, 22 juillet 2011

« Insolite :des WC sur un rond-point ? », in Presse Océan, 14 juin 2012

ARISTEGUI,Marie-Claude, « Il n’a pas peur du kitsch ! », in Sud Ouest, 9 janvier 2013

BUREN,Daniel, A force de descendre dans la rue,l’art peut-il enfin y monter ?, Paris, Sens & Tonka, 2004

COCHARD,Aline, « Et Jean-Luc Plé inventa l’art giratoire… », in Le Point, n°2167, 27 mars 2014

GUILHEM,Florence, « Jean-Luc Plé, l’homme qui ne tourne jamais en rond », in Le Littoral, 12 octobre 2012

JULHES,Martin, « Un art public sans public ? », intintamarre.over-blog.com, 28 février 2011

LASNIER,Jean-François, « L’invitation au voyage, dans les gares et sur les autoroutes », in Journal des Arts,n°53, 30 janvier 1998

MONTCLOS,Violaine de, « Ceux qui massacrent la France », in Le Point, n°2167, 27 mars 2014

OLLIVIER,Anne-Marie, « Mers-Les-Bains : l’entrée de ville attrape le pied marin », in Courrier picard, 19décembre 2012

PLISKIN,Fabrice, « Visite à Jean-Luc Plé, le Rodin des ronds-points », in L’Obs, 23-29 juillet 2015

VAVASSORI,Jean-Robert, « Un symbole du passé féodal sur le rond-point », in Sud Ouest, 25 décembre 2013

>> L’artiste cubiste Louis Leygue parle de sa sculpture Le Soleil de l’autoroute, 1983 : http://www.tourisme-langres.com/fic_bdd/fichiers_fr/Le_Soleil_de_Langres.pdf

>> Jour de pose de la Tour du Castera deJean-Luc Plé à Biganos, 2013 : https://youtu.be/sv9q5FJ5Q08

>> Complément d’enquête, « Plé, le roi du rond-point », France 2,émission consacrée aux dessous de l’art giratoire (conception,démarchage, installation, etc…), 15 mars 2010 : https://www.youtube.com/watch?v=b5qHFDKt5Uo


[1]Evénement lancé à l’origine, rappelons-le, en 2006, pour établir une sorte de trait d’union entre le Grand Palais et la Cour carrée du Louvre, et qui, aujourd’hui,s’étend sur une dizaine de sites dans Paris.

[2]Stylos en or célèbres dans la sphère artistique bling-bling pour leur utilisation par Vladimir Poutine, Nicolas Sarkozy ou encore Madona.

[3]Vidéo « La Femme Loire : quand le déchet se transforme en œuvred ’art », sur www.terre.tv

[4]http://www.saumur-kiosque.com/infos_article.php?id_actu=10517

[5]LENIAUD, Michel, Cité in Mont clos, Violaine de, « Ceux qui massacrent la France », Le Point, n°2167, 27mars 2014, p. 66

[6]Montclos, Violaine de, « Ceux qui massacrent la France », Le Point, n°2167, 27 mars 2014, p. 68

[7]Arte, Métropolis, 11 mars 2007

[8]DE LA CASINIERE, Nicolas, « On a marché sur la statue de LU », in Libération, 28 décembre 1996

[9]GERDES, Ludger, Cité sur www.montpellier-tourisme.fr

[10]PLÉ, Jean-Luc, Cité in Guilhem, Florence, « Jean-Luc Plé, l’homme qui ne tourne jamais en rond », in Le Littoral, 12octobre 2012

[11]PLÉ,Jean-Luc, Cité par OLLIVIER, Anne-Marie, « Mers-Les-Bains : l’entréede ville attrape le pied marin », in Courrier picard, 19 décembre 2012

[12]PLÉ Jean-Luc, Cité in Complément d’enquête,« Plé le roi du rond-point », France 2, 15 mars 2010

[13]VAVASSORI, Jean-Robert, « Un symbole du passé féodal sur le rond-point », in Sud Ouest, 25décembre 2013

[14]GUILHEM, Florence, op. cit.

[15]ARISTEGUI, Marie-Claude, « Il n’a pas peur du kitsch », in Sud Ouest, 9 janvier 2013

[16]PLÉ, Jean-Luc, Cité in Montclos, Violaine de, « Ceux qui massacrent la France », Le Point, n°2167, 27mars 2014, p. 68

[17]JULHES, Martin, « Un art public sans public ? », intintamarre.over-blog.com, 28 février 2011