« Qu’est que c’est qu’une poupée ? Qu’est ce qu’est une poupée ? C’est quelque chose d’étrange. C’est quelque chose dans l’ombre. C’est quelque chose de la terre. C’est quelque chose de l’origine. C’est quelque chose de magique. C’est quelque chose de paternel. C’est quelque chose d’interdit. C’est quelque chose de Dieu […] »¹. Telle est la définition de la poupée que propose l’artiste Michel Nedjar dont le travail est présenté du 24 février au 4 juin 2017 au LAM dans le cadre d’une exposition monographique intitulée « Introspective ».
Le musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Lille Métropole entretient une relation privilégiée avec Michel Nedjar en conservant 300 de ses œuvres dont plus de 150 poupées. A travers une scénographie épurée et élégante, l’institution invite à découvrir cet artiste situé entre art brut et art contemporain. Le visiteur suit un parcours chronologique, jalonné de dates charnières, discernant ainsi l’évolution de l’œuvre de cet artiste qui travaille par série jusqu’à l’épuisement de la thématique abordée.
Les poupées de 1960 à 2016 présentes tout au long de l’exposition occupent une place centrale dans l’œuvre de Michel Nedjar.
Michel Nedjar choisit de s’exprimer à travers la poupée qui le fascine depuis l’enfance. Un objet d’autant plus fascinant par l’interdiction de son utilisation par ses parents, étant considéré comme un jouet pour les petites filles. Toutefois, l’étymologie nous apprend que la poupée signifie avant tout « paquet de lin sérancé »². Nous retrouvons ainsi à travers cette définition le lien au textile. Fils de tailleur, petit-fils de chiffonnière au marché aux puces, ancien étudiant en école de stylisme, le textile est sa matière : « Une grand-mère dans les shmattès, une chiffonnière. Un père dans la confection, un tailleur. Grand-mère la matière et père l’aiguille-qui-rassemble-ça. La chiffonnière et le tailleur : c’est drôle ces deux rencontres […] pour donner une petite créature. Les poupées que je fais c’est leur enfant, le centre où se rassemblent les énergies de ma grand-mère et de mon père. »³.
La visite commence par la découverte des œuvres de jeunesse dont la première poupée réalisée alors que l’artiste n’était encore qu’un enfant : une jambe d’un poupon ayant appartenu à l’une de ses sœurs qu’il a habillée d’un bout de tissu trouvé dans l’atelier paternel.
Le début de l’âge adulte est bercé par les voyages. Le Mexique inspire de nombreuses poupées très colorées ainsi que des bas-reliefs composés de tissus collés sur des panneaux de bois, œuvres se situant ainsi entre la peinture et la sculpture.
Alors, âgé d’une vingtaine d’années, Michel Nedjar rencontre le cinéaste mexicain Téo Hernandez, qui l’initie au septième art. Il abandonne cette forme d’expression en 1992, à la mort de son compagnon emporté par le sida.
Commence en 1978, la série des « chairdâmes ». Ces créatures effrayantes feraient référence à la Shoah. Né en 1947, Michel Nedjar découvre à l’adolescence l’horreur qu’a subie sa famille d’origine juive en regardant le film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais. Ces poupées sombres sont fabriquées à partir de vieux bouts de tissus trempés dans des bains de boues ou de teintures, enterrés puis déterrés, badigeonnés de sang d’animaux et d’eau saumâtre. La poupée, objet à figure humaine, représente alors un monstre. A travers cette série d’œuvres, l’artiste illustre le processus de deshumanisation. Chaque poupée représenterait une victime, les « chairdâmes » étant les morts qui hantent l’artiste. Ces morts sont aussi présents à travers un ensemble de sculptures de multiples visages en papiers mâchés. Michel Nedjar abandonne les poupées, se consacrant à l’art graphique après la lecture d’un texte analysant son travail de Roger Cardinal en 1986. Avec ce travail graphique, Michel Nedjar se tourne vers une thématique plus spirituelle, ces dessins faisant référence à l’art primitif et aux icônes chrétiennes.
Le début des années 1990 correspond à une période difficile pour l’artiste par la disparition de plusieurs de ses proches emportés par la maladie du sida. Ces événements amènent le retour de la poupée dans sa démarche artistique. C’est en partant en voyage sur l’Île de Pâques, alors qu’il récupère un chiffon jeté à la mer par un pêcheur après avoir nettoyé sa barque, qu’il décide de créer les « poupées de voyages ». Cet ensemble de poupées prend fin en 2013 à la suite d’un périple en Pologne sur les traces de sa famille maternelle, déçu qu’il est de ne pas avoir trouvé plus d’éléments sur la communauté juive. Le principe de cette série consistait pour l’artiste à collecter des tissus, petits objets et déchets qu’il assemblait en poupée une fois revenu dans son atelier en France. La société de consommation ainsi que le processus de mondialisation sont reflétés à travers ces œuvres.
Michel NEDJAR, Série « Poupées de voyage », 1996-2013 ©C.R-B.
La création se poursuit avec le Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme de Paris qui commande en 2004, des poupées sur le thème de la fête de Pourim. Les couleurs de ces petites créatures rappellent les premières poupées fabriquées lors de sa jeunesse après son voyage au Mexique.
Michel NEDJAR, Poupées de Pourim, 2004 ©C.R-B.
Deux nouvelles séries appelées « Paquets d’objets arrêtés » et « Poupées coudrées » apparaissent. Il s’agit de poupées emprisonnant des objets à valeurs sentimentales. Ce procédé rappelle celui utilisé pour les momies égyptiennes et mexicaines. Comme Isis qui fabrique la première momie en réunissant les morceaux du corps de son mari qu’elle enferme dans des bandelettes de lin, Michel Nedjar rassemble plusieurs objets qu’il enveloppe de chutes de textiles. Tout parait devenir poupée. « Il y a quelque temps, je regardais mon atelier et pensai qu’après ma mort, tout finirait probablement à la poubelle. Et alors j’ai eu l’idée de faire entrer l’intégralité du contenu de mon atelier dans le corps de la poupée. C’est un projet à long terme. L’idée fut une révélation pour moi, peut-être que mon atelier était en soi le corps d’une poupée. »4.En effet, tout semble se rapprocher de la poupée : avec l’utilisation du fer à repasser et de la couture, les patchworks d’images collectées sont des sortes de poupées à plat. Le 3D et le 2D semblent se réconcilier...
Michel NEDJAR, Poupée coudrée, coudrage de tissus, fils, poupées et objets intimes, 2007 ©C.R-B
« Introspective » émerveille par l’originalité des œuvres d’une très grande richesse tant au niveau des supports que des techniques et par l’universalité, l’intemporalité et l’intimité des thématiques abordées par l’artiste ayant la capacité de toucher le plus grand nombre malgré l’angle biographique choisi pour le parcours de l’exposition. Les poupées sont toutes singularisées par leur présentation sur fond blanc, les espacements entre chacune de ces œuvres et leurs socles ou leurs piquets pour quelques unes d’entres elles mises alors au rang de véritables sculptures. A travers ses poupées Michel Nedjar exprime ses peurs et ses blessures. Les poupées de Michel Nedjar l’ont soigné : elles ont pansé ses blessures et lui ont permis de se reconstruire. Il le dit lui-même : « Mes poupées m’ont sauvé »5 . Un pansement, voilà peut-être ce qu’est une poupée.
C.R-B.
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¹ Citation de Michel Nedjar reprise dans l’essai de Allen S.WEISS, « Métamorphoses de la Poupée », p.39-55 dans le catalogue de l’exposition « Michel Nedjar, Introspective », LAM, 2017
² http://www.cnrtl.fr/etymologie/poup%C3%A9e et dossier pédagogique sur l’exposition « parler du lien réalité/fiction, humain/divin », p. 21.
³ Citation de Michel Nedjar reprise dans l’essai de Allen S.WEISS, « Métamorphoses de la Poupée », p.39-55 dans le catalogue de l’exposition « Michel Nedjar, Introspective », LAM, 2017
4 Citation de Michel Nedjar reprise dans l’essai de Jean-Michel Bouhours, « Mon père était tailleur », p.9-24, dans le catalogue de l’exposition « Michel Nedjar, Introspective », LAM, 20175 Citation de Michel Nedjar reprise dans l’essai de Allen S.WEISS, « Métamorphoses de la Poupée », p.39-55 dans le catalogue de l’exposition « Michel Nedjar, Introspective », LAM, 2017