« Je suis née avec le décoratif comme abstraction, et cet art n’a rien d’inférieur quand on voit dans les mosaïques la beauté des formes pures et la répétition comme une sorte de louange à cette beauté. La beauté est pour moi très spirituelle et a une réelle signification. La beauté est un plaisir que les artistes devraient réintroduire. » Ghada Amer

 

 

 

Il est des expositions dont on se souvient inévitablement des années après, tellement elles ont su nous marquer. Octobre 2012 : alors en voyage d’études dans le Val-de-Loire avec ma promotion de BTS, une étape nous mène à Tours. La pluie ayant eu raison de notre excursion à vélo, nous avons trouvé refuge au Centre de Création Contemporaine. Son exposition d’alors, « L’âge atomique » était consacré à Claude Levêque. Ce dernier avait conçu spécialement pour l’occasion une installation investissant l’entièreté de la salle d’exposition ; tel un lieu de retranchement en cas de guerre. Une découverte artistique frappante en raison de la puissance de l’œuvre qui traite des conflits armés et des menaces pesant en permanence sur le monde contemporain.

 

J’ai été d’autant plus marquée par le discours mis en œuvre autour de cette exposition. Accueillis par la responsable du Service des publics, nous avons bénéficié d’une visite qui s’est déroulée en trois temps. Premièrement, une introduction à l’exposition à travers une présentation de l’artiste et de son travail. Dans un deuxième temps, la découverte des œuvres durant une déambulation libre, avant de conclure par un échange autour de l’expérience vécue dans le cadre de cette visite. La raison pour laquelle cette exposition m’a tant marqué ? Avant tout, parce que je découvrais ce qu’était la médiation culturelle que je ne connaissais pas, et que j’allais moi-même pratiquer sans le savoir bien des années après.

 

Cette approche spécifique des publics m’a incitée à suivre l’actualité du CCC. En 2008, le centre d’art reçoit une donation de 159 dessins de l’artiste tourangeau Olivier Debré, s’ajoutant aux cinq toiles que le CCC lui avait commandé en 1992. Cette donation confirme l’ambition du centre d’art de se doter d’un bâtiment pérenne, d’après la volonté d’Olivier Debré : intégrer son œuvre au cœur d’un lieu en dialogue constant avec la création contemporaine afin d’apporter une nouvelle lecture de son art. Conçu par les architectes portugais Aires Mateus, le nouveau bâtiment (nouvellement nommé CCC OD) est érigé non loin de la Loire et inauguré le 11 mars 2017. A mon arrivée à Tours en septembre dernier, j’étais d’autant plus empressée de découvrir les nouveaux locaux. J’étais loin de me douter que j’allais y vivre un deuxième coup de foudre artistique.

 

 

Depuis le 2 juin 2018, les visiteurs sont invités à découvrir les dernières recherches picturales et sculpturales de Ghada Amer, artiste franco-égyptienne dont le centre d’art avait déjà consacré une exposition monographique en 2000. Née en 1963 au Caire, Ghada Amer emménage en France à l’âge de 11 ans, avant de poursuivre ses études entre Nice et Paris. Au milieu des années 1990, elle s’installe à New-York où elle réside encore à l’heure d’aujourd’hui. D’enfant née dans le monde oriental à adulte formée en France, le regard critique de l’artiste envers les droits des femmes et la société patriarcale se modifie. Consciente des évolutions en termes de conduite et de statuts imposés aux femmes en Occident, ces problématiques vont marquer le début de sa pratique artistique.

 

Deux salles du CCC OD ont été investies par Ghada Amer, dont la galerie noire qui y regroupe une vingtaine d’œuvres. D’une part, ses toiles brodées à l’esthétique unique qui a contribué à faire sa renommée dans les années 1990. D’autre part, ses récentes productions sculpturales où elle étudie le métal. Dark Continent : tel est le titre de cette première exposition, en référence à Freud qui qualifie la sexualité féminine de continent noir. Référence également à l’essai Le Rire et la Méduse de la philosophe Hélène Cixous. L’auteure y traite notamment de l’attribut féminin et de la nécessité de s’écarter des discours paternalistes en encourageant les femmes à découvrir leur sexualité bien trop souvent passée sous silence. Sexualité qu’elle nomme symboliquement : le continent noir.

 

Suite à son installation aux Etats-Unis, Ghada Amer emploie la broderie pour s’attaquer à la peinture et s’insère dans la tradition de ce médium, devenu, pour des femmes artistes, un instrument politique depuis les années 1970. Elle puise son inspiration à travers des sources aux domaines diversifiés : les contes enfantins, la mode, les poèmes médiévaux orientaux ou encore la pornographie. Sont représentés des sujets variés, allant de l’amour aux sentiments, en passant par les clichés préconçus de la femme. Corps féminins et mots sont brodés sur ses toiles, à la manière de revendications. Des citations minutieusement choisies et empruntées à des figures du féminisme, destinées à reproduire des prises de parole qui mettent en avant la place des femmes.

 

 

 

C’est uniquement en s’approchant que deviennent visibles les silhouettes féminines, laissant apparaître des figures dénudées aux poses lascives provenant de revues pornographiques. Les hommes sont volontairement absents de ses œuvres, odes à l’auto-érotisme féminin où ces héroïnes n’ont besoin de personne et encore moins d’un homme. Au fil de l’exposition se remarque un changement dans les toiles de Ghada Amer, évoluant vers la peinture abstraite. Dorénavant, l’enchevêtrement de fils brodés constituant la surface de ses compositions laisse place à des coulures de peinture, semblables à d’épais mouvements de brosses expressionnistes apposés sur la toile.

 

Parallèlement à ses compositions picturales, Ghada Amer réalise un travail autour des jardins depuis 1998. C’est en 2000 que le CCC de Tours l’invite pour sa première exposition personnelle. Dans Monographie et Jardins, elle conçoit trois formes de jardins répartis sur des sites distincts : le premier dans le parc du Musée des Beaux-Arts de Tours, le deuxième dans les jardins du Château du Rivau. Enfin, le dernier prenait place rue Marcel Tribut, au sein des anciens locaux du centre d’art. Aujourd’hui, ce jardin d’hiver fait l’objet d’une reconstitution dans la seconde exposition consacrée à Ghada Amer (Cactus Painting) où l’artiste investit cette fois-ci la somptueuse nef du CCC OD.

 

 

Cactus Painting constitue la production la plus hors-norme en termes de dimensions parmi celles ayant pris place jusqu’à présent au CCC OD. Cette installation horizontale de 24 x 7 mètres se compose de 16 000 plantes au total. Cinq jours de travail et une équipe de 25 personnes auront été nécessaires pour faire apparaître le motif, à partir d’un système de roulement. En partant d’un dessin de Ghada Amer, le sol de la nef a été quadrillé à la manière d’un enchevêtrement de fils de trames (apposés dans le sens de la largeur), et de fils de chaînes propres au tissage de tissu (apposés dans le sens de la longueur). Déployé tel un immense tapis de cactus et de plantes grasses formant des zig-zags, ce jardin se lit aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur à travers la vitrine du bâtiment.

 

 

Bien plus qu’un motif, ce parterre offre une tout autre lecture où se mélangent les tendres plantes grasses à l’aspect indéniablement phallique des cactus. Un message de revendication délivré par Ghada Amer suite au constat de l’absence des femmes dans l’histoire de l’art dictée par les ouvrages. A l’instar de la broderie, médium typiquement féminin qu’elle utilise pour s’attaquer à la peinture, l’artiste s’emploie ici à l’art floral comme moyen d’action pour détourner les codes de la peinture abstraite américaine d’après-guerre. Au-delà de la forme décorative et de la recherche esthétique, Ghada Amer s’appuie sur une activité féminine pour faire émerger des problématiques récurrentes liées aux relations entre les femmes et les hommes.

 

Pari réussi pour cette découverte des nouveaux locaux du CCC OD, qui a su m’époustoufler une seconde fois par la qualité de ses installations. Je demeure bluffée par Cactus Painting qui constitue le point d’orgue de l’exposition, magnifiée par la somptueuse nef. Ghada Amer est de ces artistes au parcours fascinant et au message inspirant en réponse au monde de l’art dominé par : « les mâles blancs et anglo-saxons. » A la manière d’un geste politique en réponse à l’exclusion des femmes, cette œuvre anti-machiste est plus que nécessaire à l’heure où tant de voix peinent encore à se faire entendre pour revendiquer les droits des femmes.

 

Joanna Labussière
 
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Expositions :

- Dark Continent : du 2 juin 2018 au 4 novembre 2018

- Cactus Painting : du 2 juin 2018 au 6 janvier 2019

 

Pour en savoir plus :

- Sur le CCC OD et les deux expositions : https://www.cccod.fr/