“Dans le graffiti, tu as deux écoles : les murs ou les trains. Pour les murs, l’intérêt c’est de faire des peintures travaillées, pépères. Quand tu peins sur des trains, tu retrouves à la fois cet aspect graphique, la recherche de lettrage et de couleur, mais aussi le côté mission : trouver les dépôts, éviter la surveillance, connaitre les horaires des gardiens. Ça devient un sport artistique. Moi je me suis plus tourné vers le train. Quand tu as goûté à ça, tu ne peux plus t’arrêter.” Rap 2122 1
Subway Art © Photos par Henry Chalfant & Martha Cooper, 1984
Ils se tournent aussi très vite comme à New-York vers le support mythique du graffiti : les métros ou les trains. Des tags exécutés à la va-vite dans les couloirs ou les stations jusqu’aux grosses pièces sur des métros ou RER, les writers français reprennent les codes et les styles du mouvement new-yorkais. Mais à Paris à la fin des années 80, comme à New York à partir de 1972, les artistes cartonnent la ville : les tags incompréhensibles pour la majorité des Parisiens, saturent les murs, les rames et les couloirs du métro donnant aux usagers une impression d’insécurité, de lieux délaissés et d’incivilités impunies :
“Le graffiti est pour la majorité de la population une perturbation qu’il faut faire disparaître, un bruit urbain sans signification et de même nocivité que les klaxons et les gaz d’échappement dans les embouteillages”2
La répression commence alors pour la RATP et la SNCF : on recouvre les rames d’une fine couche de plastique empêchant la peinture de complètement sécher, on crée des solvants pour l’effacer plus rapidement, on augmente la surveillance des couloirs, des dépôts et on essaie de nettoyer systématiquement les trains fraîchement taggués sans les mettre en circulation afin de décourager les graffeurs. Des brigades anti-graffitis sont créées, en lien avec les services ferroviaires afin de constituer des dossiers documentés sur chaque writer pour identifier les auteurs, les perquisitionner et les arrêter en vue d’une condamnation. Ces mesures se diffusent rapidement dans l’Europe entière car les passionnés vont se lancer dans un “tourisme” du graffiti dont le but est d’aller peindre les métros, les trains dans d’autres pays avec son crew afin de diffuser à l’internationale son nom et de gagner la reconnaissance de ses pairs. D’une pièce au chrome, peinture argentée qui réfléchit bien la lumière, un classique à un discret sticker portant son blaze sur un poteau de signalisation, le but est de recouvrir la ville. En France en 2014, la SNCF annonce dépenser 30 millions et la RATP 20 millions d’euros chaque année pour lutter contre les graffitis. La préfecture de police annonce elle, une dépense autour de 3 millions d’euros chacun.3
“Destruction, dégradation ou détérioration volontaire d'un bien appartenant à autrui » est punie de 1500 à 30 000 euros d’amende et de 2 ans d'emprisonnement maximum (Article 322-1 du Code Pénal). L'article 322-1 du Code pénal prévoit aussi que « le fait de tracer des inscriptions, des signes ou des dessins, sans autorisation préalable, sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain est puni de 3 750 euros d'amende et d'une peine de travail d'intérêt général lorsqu'il n'en est résulté qu'un dommage léger ». Le graffiti vandale ne se limite d’ailleurs pas seulement à la peinture aérosol mais aussi à des tags à l’acide, en mélangeant l’acide avec l’encre d’un marqueur pour attaquer le verre de la vitre et avoir des coulures, très esthétiques ou encore des gravures pour marquer durablement le train. Le graffiti vandale conduit à des procès spectaculaires avec notamment l’affaire des 56 graffeurs jugés 10 ans après les faits4 ou celle du graffeur parisien Azyle à qui la RATP réclame 200 000 euros de dégâts pour vingt ans de peintures mais dont celui-ci conteste le montant de manière scientifique et méthodique.
Interview du graffeur Azyle par Mouloud Achour dans l'émission "Clique" le 25 septembre 2015
Aujourd’hui malgré la prédominance du street art et de la généralisation du graffiti en galerie, les irréductibles writers continuent de peindre. Les femmes sont aussi présentes et revendiquent leur droit à taguer et graffer des trains, il y a même des crews spécialement féminins ou encore des couples de tagueurs comme Utah et Ether qui parcourent le monde pour peindre ensemble !5 Peindre sur un train reste un but pour la jeune génération qui veut obtenir la reconnaissance des anciens et montrer qu’elle est prête à transgresser les lois et affronter les difficultés grandissantes par passion. Mais paradoxalement, la SNCF depuis quelques années invite des artistes graffeurs pour décorer des gares ou créer le décor de l’extérieur de train comme le TGV l'Océane en 2016. La même année, le graffeur américain mythique Futura 2000 peint entièrement en live durant le Festival Rose Béton un train qui a été exposé toute la durée du festival devant les Abattoirs, le musée d’art contemporain de Toulouse comme une véritable oeuvre d’art. Des artistes s'intéressent aussi aux trains abandonnés, à la casse : Maxime Drouet alias Manks, après avoir été arrêté en 2011, s’est reconverti en photographe pour témoigner de la beauté des trains abandonnés. Les peintures photographiées depuis l’intérieur du train semblent être de véritables vitraux. Il prélève parfois même des vitres, des portes de trains peintes et les expose comme des témoins d’une époque révolue. La photographie a toujours fait partie de l’histoire du graffiti : à l’époque où internet existait à peine, il fallait prendre une photo de sa peinture la nuit ou attendre le lendemain en espérant que le train sorte du dépôt pour partager sa photo entre amis ou dans des fanzines. Aujourd’hui c’est plus simple, on se filme et on poste des vidéos ou photos des exploits sur les réseaux sociaux.
Vitraux et vitre © Photos par Maxime Drouet
Le train est intimement lié au graffiti, vandale, illégal mais libre. La prochaine fois que vous verrez un tag, un graff que vous trouverez moche, pensez alors qu’il représente sûrement des années de recherches calligraphiques pour son auteur. Qu’il a reproduit son nom des centaines de fois sur des trains, des métros, des murs. Que c’est peut-être un graffeur débutant comme un artiste reconnu, représenté en galerie ou répondant à des commandes publiques mais qui a probablement commencé dans la rue et sur les rails. Malgré le marché de l’art, et la possibilité de monnayer cet art de la rue qui est à la base un art gratuit et accessible à tous, un writer peut garder une part de sa passion première : un besoin de se replonger dans la nuit, l’illégalité comme un besoin d’équilibre pour ne jamais oublier l’essence même de la culture graffiti : la passion des lettres et de la transgression.
Cloé Alriquet
Bibliographie sélective
- Chalfant, H., et Cooper, M., Subway Art, New York, Thames & Hudson, 1984
- ESCORNE Marie, L’art à même la ville, Presses Universitaires Bordeaux, Artes, 2015.
- Lemoine, S., L’art urbain, Du graffiti au street-art, Paris, Gallimard, 2012
- Terral, J. et Lemoine, S.,, In Situ, un panorama de l’art urbain de 1975 à nos jours, Paris, Editions Alternatives, 2005
1 https://www.streetpress.com/sujet/1476366932-uv-collectif-graffiti
2 Seno, E. (ed.), Trespass : une histoire de l’art urbain illicite, Taschen, 2010, p.84
5 Documentaire Girl Power https://www.youtube.com/watch?time_continue=97&v=fFiU2NBlfSQ