Le 17 avril 2019, ont été rendus publics les statuts de la Mission de recherche et de restitution des biens spoliés entre 1933 et 1945, créée par le ministère de la Culture dans le but d’étudier les biens au passé trouble dans les musées français, étrangers ou présents sur le marché de l’art. Depuis quelques années et à chaque restitution, le sujet des spoliations d’œuvres d’art pendant la Seconde Guerre mondiale passionne le grand public et les expositions sur ce sujet se succèdent depuis l’après-guerre, mais ne se ressemblent pas.
De 1939 au années 1950 : des spoliations aux premières expositions
L’art a occupé une part importante dans la politique et la suprématie voulue par l’Allemagne nazie : rejet de l’art moderne considéré comme dégénéré, création du musée du Führer à Linz et accaparement des biens des Juifs d’Europe. Le 14 juin 1940, les Allemands entrent dans Paris et dès fin aout, l’ambassadeur d’Allemagne Otto Abetz commence à saisir les biens de collectionneurs et marchands d’art juifs. Les pillages seront ensuite dirigés par l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), aidé des politiques du régime de Vichy comme l’aryanisation des biens. Les objets confisqués transitent d’abord au Louvre puis dès octobre 1940 au Jeu de paume où Rose Valland, attachée de conservation française, note clandestinement les mouvements d’œuvres durant la guerre. Au total, près de 100 000 objets sont envoyés en Allemagne et 60 000 reviennent à la Libération grâce aux Alliés et aux fameux Monuments Men connus du grand public depuis le film homonyme de Georges Clooney en 2014. De ces 60 000 œuvres revenues, 45 000 sont restituées aux familles dans l’immédiate après-guerre grâce au travail de la Commission de la Récupération Artistique (CRA).
« Salle des martyrs » du Jeu de Paume où étaient stockées les œuvres d’art considérées comme dégénérées dans le but de les détruire ou les échanger contre des œuvres plus classiques appréciées des nazis. © 1940. Archives du Ministère des Affaires étrangères.
Entre juin et août 1946, une exposition est organisée à l’Orangerie des Tuileries intitulée Les chefs-d’œuvre des collections privées françaises retrouvées en Allemagne par la Commission de récupération artistique et les services alliés. Cette exposition ne s’intéresse pas vraiment à la provenance des œuvres ni aux « collections privées françaises » mais mentionne plutôt dans le catalogue, le destin des œuvres pendant la guerre comme celles destinées au musée d’Hitler ou celles choisies par Goering pour sa collection particulière. Le but de cette première exposition, quelques mois après la signature de l’armistice, est de montrer idéologiquement, ce que représente le pillage de ces collections privées. L’Etat semble se les approprier dans le texte d’introduction du catalogue, rédigé par Albert S. Henraux, président de la CRA :
« Voilà nos chefs-d’œuvre revenus sur la Place de la Concorde, théâtre de la dernière bataille de la capitale et de sa délivrance. Guérie de ses blessures, elle aussi, l’Orangerie les recueille après leur long exil et les replace, à l’ombre des drapeaux alliés, dans leur atmosphère, celle de Paris et de la France. »
En 1949, une exposition est consacrée aux bibliothèques spoliées à la Bibliothèque de l’Arsenal, les « Manuscrits et livres précieux retrouvés en Allemagne » et la CRA est dissoute cette même année. 15 000 œuvres restent sans propriétaires. Il est décidé d’en vendre 13 000, à travers plusieurs ventes organisées par les Domaines et de sélectionner 2000 œuvres afin de les laisser à la garde des Musées Nationaux dans le but de les restituer, les fameux MNR (Musées Nationaux Récupération). Le décret du 30 septembre 1949, qui décide de la création d’un inventaire provisoire spécial pour ces œuvres indique aussi la nécessité de les exposer en vue de leur identification par leur propriétaire et c’est ce qui se passe entre 1950 et 1954 au musée national du château de Compiègne. Les œuvres MNR non restituées furent ensuite mises en dépôts au Louvre, au musée d’Orsay, au musée national d’art moderne et dans plusieurs musées de régions, en attente de leur éventuelle restitution, où la plupart se trouvent encore aujourd’hui.
Les années 1990 : le temps des éclaircissements
Entre les années 50 et les années 90, on oublie. Beaucoup de personnes ayant vécu l’Holocauste veulent s’affranchir de ce passé difficile, le sujet est tabou dans les familles et certaines, décimées, laissent derrière elles peu, voire aucuns souvenirs de leur possession à leur ayants-droits. Les Français redécouvrent cette question en 1995 avec le discours de Jacques Chirac qui reconnait la part de la France dans la déportation des Juifs puis avec le livre du journaliste portoricain Hector Feliciano, Le musée disparu qui pointe du doigt le peu de préoccupation des musées français sur ces œuvres particulières qu’ils conservent. C’est pourquoi dès 1996 est mise en ligne la base Rose Valland, le site de référence recense les MNR et indique leur historique connu. Un article du Monde datant du 27 janvier 1997 et titrant « Les musées détiennent 1955 œuvres d’art volées aux juifs pendant l’Occupation », remet le feu aux poudres, et cette même année plusieurs expositions présentent les MNR dans cinq grandes institutions françaises : le Louvre, le musée d’Orsay, la Manufacture de Sèvres, le château de Versailles et le musée d’art moderne Georges Pompidou. Ces expositions avaient pour volonté de présenter ces collections et de taire les rumeurs naissantes sur la passivité des musées entre les années 50 et les années 90, où seulement 6 restitutions ont eu lieu. Cette volonté de remettre les pendules à l’heure se retrouve dans le texte d’introduction du catalogue, rédigé par Jean-Jacques Aillagon alors directeur du musée national d’art moderne :
« J'ai la conviction que cette transparence est le seul moyen de couper court à la suspicion, à la rumeur, à la tentation du sensationnel, de mettre un terme à l'oubli et à toute possible complaisance à l'égard de l'iniquité. J'estime qu'il est du devoir de l'établissement public qu'est le Centre Georges Pompidou de permettre à tout un chacun de porter un regard lucide sur ces œuvres auxquelles l'Histoire a conféré un statut particulier, un destin tragique. »
Entrée de l’exposition de 1997 au musée national d’art moderne. Au fond, deux toiles, leurs cartels et des photographies du revers des toiles avec étiquettes, inscriptions qui témoignent parfois du cheminement des œuvres © AFP
Dans un article de Libération, publié lors de l’ouverture de l’exposition au musée d’Orsay, encore disponible en ligne vingt ans après, la raison de ces expositions est la même mais la finalité, étonnamment, n’est pas vraiment celle de la restitution pour le ministre de la Culture de l’époque :
« Ce qui pouvait être restitué l'a été depuis cinquante ans, affirme Philippe Douste-Blazy. Il n'y a rien à cacher. J'espère que des gens, parce que nous les montrons par tous les moyens possibles, pourront récupérer leurs tableaux. Mais on pense qu'il y en aura très peu. Très probablement. Le geste est symbolique. Un demi-siècle après la guerre, il s'agit plutôt de faire de l'histoire que de rendre des objets d'art qui ne sont pas réclamés. »
Et pourtant, toujours en 1997 Alain Juppé, premier ministre, demande un rapport ministériel, publié en 2000, la Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France ou Mission Matéoli qui fera date et particulièrement son volet sur les spoliations « Le pillage de l’art en France pendant l’Occupation et la situation des 2000 œuvres confiées aux musées nationaux » rédigé par Didier Schulmann et Isabelle Le Masne de Chermont. Le sujet redevient central également sur la scène internationale avec en 1998, la Conférence de Washington où 44 pays décident d’ouvrir leur archives et de remettre la recherche de provenance au cœur des préoccupations. Et cela fonctionne, on dénombre 32 restitutions entre 1997 et 2008.
Depuis 2008 : une dynamique de recherche et d’exposition proactive
En 2008, organisé conjointement au musée d’Israël de Jérusalem puis au musée d’art et d’histoire du Judaïsme de Paris, l’exposition A qui appartenaient ces tableaux ? est la dernière grande exposition sur le sujet des spoliations en France. 53 tableaux MNR y sont présentés à travers plusieurs sections parlant précisément de l’histoire de ces œuvres : les saisies des services nazis, les opérations d’échange de l’ERR, les restitutions d’après-guerre, les acquisitions sur marché parisien, les œuvres de provenance inconnue et les restitutions faites à la France en 1994. Dans cette exposition, ce n’est donc plus juste une présentation mais une véritablement exposition présentant l’histoire et l’itinéraire de ces œuvres, également retracé dans le catalogue de l’exposition :
« Le cartel prend une place démesurée et ce ne sont plus les œuvres qui sautent aux yeux, mais leur destin de marchandise et les méandres tragiques de leur circulation. » Alain Dreyfus, Artnet.fr, 09/09/2008
Depuis, les musées de régions s’inspirent de cette démarche et s’ouvrent à ces problématiques en valorisent les MNR déposés dans leurs collections. Les présentations thématiques se multiplient. La plus connue, suite à la publication du livre 21 rue de la Boétie d’Anne Sinclair sur la vie et le destin de son grand-père le galeriste Paul Rosenberg a eu lieu une exposition homonyme au musée Maillol en 2012. Nous pouvons aussi citer L’Art victime de la guerre en 2012 à Bordeaux et dans les musées d’Aquitaine, Face à l’histoire en 2017-2018 au LAAC de Dunkerque mettant en parallèle 6 MNR et des œuvres contemporaines d’artistes ayant connus la guerre, MNR, les tableaux de la guerre au musée des Beaux-Arts de Rennes en 2016-2017 et plus récemment, la mise en place controversée de deux salles dédiées aux MNR en 2017 au Louvre, le texte de ces dernières n’employant pas une fois, dans un premier temps, le mot « juif ». Dernièrement, un espace de médiation dévoilé en février 2019 au musée des beaux-Arts de Poitiers, rend visible l’histoire et le parcours de ces œuvres spéciales au plus grand nombre dans le parcours permanent.
Raphaëlle Martin-Pigalle, responsable des collections devant l’espace de médiation conçu autour des MNR du musée de Poitiers
© Dominique Bordier pour La Nouvelle République, 06/02/19
On observe aussi de plus en plus la mise en ligne de pages internet dédiés sur le site des musées mettant en valeur cette histoire particulière et les conditions de réclamation ainsi que de cartels développés retraçant la provenance connue de ces œuvres comme à l’exposition Pastel du Louvre des XVIIème et XVIIIème siècle en 2018 ou au musée des Beaux-Arts d’Angers, attirant l’attention des visiteurs sur la situation particulière de ces œuvres.
Cartel MNR du musée des Beaux-Arts d’Angers © Pierre Noual, Twitter / Cartel MNR lors de l’exposition
Pastel du Louvre des XVIIème et XVIIIème siècle © Alexandre Curnier-Pregigodsky, Twitter
Il semble absolument nécessaire de mentionner la provenance connue de ces œuvres, mais celle-ci peut toutefois étouffer le visiteur sous une masse d’informations. Aussi, il serait peut-être pertinent de représenter le parcours complexe des œuvres sous la forme de schéma, comme ce fut le cas à l’exposition 21 rue de la Boétie à Libourne avec un compromis intéressant entre nécessité d’informer et pédagogie !
Itinéraire d’un tableau spolié : schéma et dates clés pour comprendre le parcours complexe d’une œuvre de Matisse à l’exposition 21 rue de la Boétie à Libourne © Cloé Alriquet
Enfin, des initiatives innovantes sont également développées ces dernières années comme la bande dessinée numérique disponible en ligne intitulée Le portrait d’Esther où le lecteur se glisse dans la peau d’une famille découvrant son passé et le destin d’une œuvre spoliée, créé par le musée des Beaux-Arts d’Angers en 2016 et débouchant sur une exposition des planches originales en résonnance avec les MNR du musée. Du côté du numérique, une exposition virtuelle Spoils of war du musée numérique UMA, a été inauguré suite à un financement participatif en septembre 2018, où l’on se balade dans une exposition numérique autour des spoliations et plus étonnant, un hackaton, un marathon de développement informatique a même eu lieu en octobre 2018 au musée de Niort dans le but de mettre en valeur les MNR du musée !
Capture d’écran de l’exposition numérique « Spoil of Wars » de l’UMA avec au premier plan le célèbre tableau de Klimt « Portrait d’Adèle Bloch Bauer », spolié et restitué aux ayants droit en 2006.
Depuis 2014 : L’après Gurlitt et le rôle affirmé du chercheur de provenance
En 2014, était révélé dans la presse allemande la découverte de milliers œuvres dans un appartement munichois, chez Cornelius Gurlitt, fils du marchand d’art allemand controversé Hildebrandt Gurlitt. La donation de ces œuvres au musée des Beaux-Arts de Berne à la mort de Cornelius entrainera un programme de recherche sur la provenance de ces œuvres, et en 2017 à deux expositions conjointes, une première sur l’art dégénéré au musée des Beaux-Arts de Berne et une seconde sur les spoliations nazies au Bundestkunsthalle de Bonn qui relancera l’intérêt mondial sur les recherches de provenance. Fin 2018, l’exposition Gurlitt est présentée au Gropius Bau de Berlin et en parallèle ont lieu les 20 ans de la Conférence de Washington, renouvelant au niveau international l’importance et l’actualité de ces problématiques avec une importance donnée à la formation et au métier du chercheur de provenance. La mise en valeur de ce travail, qui était plutôt invisible avant, se ressent aussi dans l’exposition Gurlitt où le public est accueilli dans la salle finale par un médiateur-chercheur pour répondre à leurs questions et les guider dans la recherche sur ordinateur.
Vue de l’espace final de l’exposition Gurlitt à Berlin, Gropius Bau, novembre 2018 © Cloé Alriquet
La dernière restitution à ce jour de cette collection, date du 8 janvier 2019 où le Portrait de femme de Thomas Couture a été rendu aux ayants droit de l’ancien premier ministre français Georges Mandel. Ce dernier est exposé depuis fin mars au côté d’une œuvre restituée d’Odilon Redon découverte sur une vente aux enchères et Georges Romney ancienne œuvre MNR, et d’une photographie du dos d’un tableau de John Constable restitué en 2017 au Mémorial de la Shoah dans l’exposition Le marché de l’art sous l’Occupation sous le commissariat de l’historienne de l’art Emmanuelle Polack. Ces trois tableaux sont accrochés dans la salle de « L’atelier du chercheur de provenance » où de nombreuses ressources sont présentes et une permanence est organisée le dimanche pour répondre aux interrogations des visiteurs ou de familles spoliées. Plusieurs expositions vont ouvrir en 2019 sur ces problématiques : une salle sur les œuvres spoliées de Paul Rosenberg au Centre Pompidou le 22 mai 2019, une exposition sur Rose Valland au musée Dauphinois de Grenoble à l’automne…
Cet article s’ouvrait sur la création d’une Mission de recherche et de restitution des biens spoliées entre 1933 et 1945 au ministère de la Culture ce printemps. Celle-ci fait suite à un rapport demandé en 2017 par la ministre Audrey Azoulay et remis à Françoise Nyssen par David Zivie sur l’état des lieux de la recherche de provenance en France. Ce rapport redéfinit les priorités autour de la recherche de provenance dont le but principal est évidemment d’étudier, d’une part les MNR et d’autre part les œuvres des musées nationaux acquises sous l’Occupation en vue de leur restitution éventuelle, mais également de valoriser ces questions auprès du grand public comme le montre un paragraphe des statuts officiels : « elle veille à la sensibilisation des publics et des professionnels aux enjeux soulevés par les spoliations de biens culturels intervenues entre 1933 et 1945 et par la présence de biens spoliés dans les institutions publiques».
On ne peut désormais qu’espérer que cette nouvelle dynamique donnera lieu à une future grande exposition française ! A suivre…
Cloé Alriquet
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