J’écris cet article le vendredi 1er novembre 2019, à l’heure où la crise migratoire fait partie du paysage quotidien, dans les journaux français. Nous sommes englués dans cet état anxiogène où les images qui nous sont proposées se font de plus en plus violentes, de plus en plus choquantes, pour alimenter ce besoin de se savoir bien au chaud, chez soi. Ça fait trois ans que la jungle de Calais est démantelée. Il est temps de poser un regard neuf sur cette autre urbanité, sur cette cité impensable de tous les possibles et sur les humains qui l’ont habitée. Ce regard neuf, c’est le Pôle d’exploration des ressources urbaines (PEROU) et le Cnap qui le commandent à huit photographes entre 2015 et 2016. Lofti Benyelles, Claire Chevrier, Jean Larive, Elisa Larvego, Laurent Malone, André Mérian, Gilles Reynaldi et Aimée Thirion, qui ont travaillé à changer de point de vue sur Calais, la ville, la jungle, les habitants. Le Centre photographique d’Ile de France (CPIF) s’empare des images du Cnap et expose Réinventer Calais pour lutter contre la sur-représentation du pire dans les médias dont la jungle de Calais a fait les frais.

 

L’humain au cœur du sujet

 

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Gilles Reynaldy - exposition Réinventer Calais © Sophie Delmas

 

Dès le hall d’entrée du CPIF, on rentre dans la jungle par l’œuvre de Gilles Reynaldy, où il n’y a qu’une photographie encadrée, au-dessus d’une table où est posé un journal. Une chaise nous invite à prendre le temps de le feuilleter. La photographie montre un terrain piétiné, recouvert de traces d’un départ précipité. C’est juste après le démantèlement. On imagine et on ressent tout le mouvement qui a été là, on le voit presque en accéléré, du début à la fin comme dans un film. Une note du photographe accompagne ses photos, au tout début du journal, le besoin vital d’écrire son ressenti de la première arrivée à Calais. On ne sait pas bien d’ailleurs s’il s’adresse réellement à nous. Est-ce qu’on regarde une page de son journal intime qu’il a décidé de partager ou est-ce bien une note d’intention pour éclairer son travail ? Les photos de Gilles Reynaldy emmènent directement au cœur de la jungle, dans ses habitudes et ses habitants, ses cultures et son quotidien. Que ce soit sur la couverture du journal ou dans la photo au dessus, l’humain est absent, tandis que dans les pages se dévoile l’intimité des gens et des gestes. Partage des instants de complicité, de confiance et de proximité entre humains, où on ne sait pas qui est l’étranger de qui.

 

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Claire Chevrier - exposition Réinventer Calais © Sophie Delmas

 

Plus loin, Elisa Larvego s’est demandé s’il était bien nécessaire de montrer encore des images de Calais pour parler de la crise des flux migratoires. Les bénévoles étant les grands absents de ces images, elle a interrogé leur rapport avec les réfugiés, et l’environnement de la jungle. Sur son site internet, l’artiste dit que ses images « sèment le doute sur le statut des personnes présentées, ne précisant pas leur rôle d’aidant ou d’aidé et montrant par là-même l’absurdité d’une identité qui entrave ou qui libère selon son lieu d’origine. »

 

La part du rêve

 

Quelques photographes tirent un parti pris poétique et sortent du cadre documentaire et du style photo-journalistique. Claire Chevrier, qui a décidé de ne pas rentrer dans Calais, a exploré la narration, le voyage à travers la vitre d’un camion, qu’elle appelle Ley Land. Elle photographie ce qu’on voit tous les jours et qu’on ne regarde plus, comme on s’habitue aux images extrêmement violentes et anxiogènes imposées par les médias. Elle montre les lieux de passage, les ferrys, gares, tunnels, des ZAC, et depuis son camion elle photographie d’autres camions, ceux dans lesquels des humains se cachent et tentent de passer la frontière. Le paysage va vite et s’étire au loin, avec la mer tout au fond. Elle emprunte de longs passages du livre de Marguerite Duras Le Camion, et du film éponyme où l’écrivain lit des passages de son livre, avec Gérard Depardieu, dans un camion. Le passage de la photo au roman photo avec le texte donne un nouveau statut aux images, et une place au rêve.

Le rêve, on y goute avec Jean Larive et le Calais des Oiseaux. On ne croise pas un seul visage, mais beaucoup de gens, des mains qui jouent, un torse tatoué puis les oiseaux. Il y a les vrais oiseaux, les mouettes et goélands de Calais qui sont accrochés bien haut, à l’écart, puis dans le même petit format mais plus bas sur le mur, les oiseaux-hommes. Ils sont comme des sportifs aux Jeux Olympiques. C’est très graphique, le corps est transformé, les lignes sont fortes. Les corps ne sont plus des corps mais des oiseaux sur leur perchoirs et prêts à l’envol, à s’éloigner de la mer et à gagner la liberté.

 

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Jean Larive - exposition Réinventer Calais ©S ophie Delmas

 

Ce qu’il en reste

 

Le parcours se termine par une main imprimée en très grand format qui invite le spectateur à rentrer dans une salle obscure dans laquelle est projeté un diaporama d’images. A travers 110 objets sauvés d’une cité en devenir, détruite en quelques jours de novembre 2016 par la ville de Calais et le gouvernement français, Laurent Malone saisit les débris de la vie quotidienne des habitants de cette cité, et les décrit comme les « vestiges d’hier, […] voués à devenir les pièces archéologiques de demain ». Toutes les images suivent le même protocole, une éponge, une boîte de sardines, des cartes à jouer, et tout a l’air déterré, figé dans sa dernière utilisation. La pièce est noire, intime, invite au recueillement. Plongés dans ces images et dans son imaginaire, on entend presque le déclic des diapositives.

Tout le long de l’exposition, on sent la volonté forte des photographes de se tenir à distance du sujet, de ne pas mal le traiter, de ne pas « rajouter une couche » à toutes les images que la machine médiatique a produite, de ne pas être un photographe dans la cohorte des journalistes, et de respecter les habitants. Il y a à la fois l’envie de détourner les yeux et son impossibilité : il faut montrer, mais il faut montrer autrement. La jungle urbaine de Calais à son apogée a été un avant-goût de l’enfer sur terre, mais aussi un témoignage de la volonté de créer une vie ensemble et de faire société.

 

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Laurent Malone - exposition Réinventer Calais ©Sophie Delmas

 

Sophie Delmas

 

Réinventer Calais, une exposition collective au Centre photographique d’Ile de France, dans le cadre de la manifestation L’engagement, en partenariat avec le Centre national des arts plastiques, visible jusqu’au 22 décembre 2019.

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