Et si Nietzsche se faisait narrateur ? L’exposition Bacon en toutes lettres présentée jusqu’au 20 janvier 2020 au Centre Pompidou propose une approche déroutante de l’œuvre du peintre britannique. Fini les cartels analytiques ou les textes à l’entrée des salles, laissez aux écrivains et philosophes, depuis Eschyle jusqu’à Michel Leiris, le soin de vous conter l’univers de Francis Bacon.

 

 Une entrée dans la matière

« Les grands poètes sont de formidables déclencheurs d’images, leurs mots me sont indispensables, ils me stimulent, ils m’ouvrent les portes de l’imaginaire. »  Francis Bacon

Avec Bacon en toutes lettres, je ne me ferai point bercer par le doux récit de la vie de Francis Bacon, de sa relation avec la littérature, de son goût pour tel ou tel écrivain.

Une fois la salle introductive passée, les explications ont disparu, les lettres se font rares, même les cartels ne sont pas évidents à trouver. Sur les usuels murs blancs, il faut aller à la rencontre de 86 œuvres du grand maître de la distorsion.

Une exposition sur la littérature dîtes-vous ? Oui, mais vous ne lirez point. Vous faites face à Bacon, vivez ce qu’il vous offre !

 

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Francis Bacon, Tryptich, 1967, huile sur toile, Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, Washington D.C., Gift of the Joseph H. Hirshhorn Fondation, 1972 © Estelle Brousse

 

Des lignes fortes découpent un espace neutre formé par de grands aplats. Chaque tableau donne à voir un cadre strict et géométrique au milieu duquel une masse de matière perd soudainement sa rigueur. Là où l’humain veut jaillir, la peinture fuit, se désagrège, fond. Indiscernables présences fantomatiques, les chairs s’entremêlent en se mouvant, les corps se tordent en souffrant. Sous les yeux du visiteur, se dresse le combat du peintre contre son reflet. Pourpre, le sang coule à flot contre les murs immaculés du musée. La matière picturale est libre, elle se déchaîne. Francis Bacon percute et submerge la foule qui croyait se faire dorloter par une énième exposition monographique.

 

Quand la peinture se lit avec les oreilles

 

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Vue de la galerie principale de l’exposition « Bacon en toutes lettres » au Centre Pompidou © Elise Bernier

 

Après avoir admiré un triptyque encadré de trois œuvres isolées, le visiteur s’engouffre dans une boîte sombre. Va-t-il y trouver un chef d’œuvre, une vidéo, un texte ? Il cherche. D’autres sont assis. Il entend une voix au milieu du bruit ambiant, on lui lit Eschyle, quelques lignes à peine. Si peu qu’il n’a pas le temps d’en saisir le sens. Sur les murs, l’ouvrage dont on vient de lui lire un extrait est présenté clos sous une vitrine. Relique intouchable, le trésor en devient invisible. Outre la lecture du texte, ce dernier n’est présent nulle part. L’obscur box dans lequel l’auditeur se trouve n’est pas réellement séparé de l’espace d’exposition, impossible de s’immerger complètement dans le texte.

Le parcours expographique est basé sur ce rythme : triptyque escorté par deux œuvres isolées et le box qui lui fait face lui-même décoré d’une seule toile. L’uniformité du parcours est renforcée par celle des cadres des œuvres, tous dorés. Bacon se confronte tour à tour à six ouvrages, à six auteurs : Eschyle, Friedrich Nietzsche, T.S Eliot, Michel Leiris, Joseph Conrad et Georges Bataille. Cette scansion novatrice est agréable, le public apprécie de faire une pause après avoir subi les assauts de la peinture de Bacon. Néanmoins, n’aurait-t-on pas préféré que ce repos soit un véritable moment de réflexion pour se plonger plus profondément dans un texte, pour confronter les arts ? Nietzsche ne peut pas nous aider à comprendre Bacon en trois paragraphes.

 

Les grands-maîtres peuvent-ils se vivre sans récit ?

Avec ce parti pris, le commissaire Didier Ottinger nous propose d’annihiler le discours au sein des expositions pour vivre une expérience du sensible. C’est au visiteur de créer le lien qui unit les textes au peintre. Lorsqu’il a traversé l’exposition assaillit par des extraits d’ouvrages qui racontent l’art dionysiaque et la vision apollinienne, l’idée platonicienne incarnée par le torero et l’abattoir comme temple religieux, le public se trouve face à une vidéo dans laquelle, enfin, le maître développe son rapport à la littérature et à sa peinture. Evidemment, la foule s’agglutine et stagne devant cette bribe de discours pour voir parler le maître et tenter de saisir sa pensée.

En ligne, de multiples médias se sont emparés du sujet. Un podcast de France Culture (https://www.franceculture.fr/emissions/la-compagnie-des-poetes/bacon-poesie-peinture-allers-retours) interroge le commissaire de l’exposition. Il explique avec quelle émotion il s’est plongé dans les ouvrages de Francis Bacon. Ces « ouvrages relatent d’un usage intensif » explique-t-il, certains sont « annotés », « surlignés » voire « déchirés » lorsque l’artiste voulait s’approprier un extrait du récit. Si Bacon avait physiquement marqué les ouvrages présentés et sanctuarisés dans les espaces d’écoute, pourquoi les avoir présentés clos ? La relation d’intimité entre l’artiste et l’écrivain se situait précisément là. Le commissaire l’a vécue sans la déléguer. Quant au visiteur, privé d’indications, il ne sait même pas si les livres présentés appartenaient réellement à Bacon. En s’interdisant le contact avec les objets qui font l’intérêt même de cette exposition, en refusant la reproduction ou la monstration des ouvrages que Francis Bacon semble avoir pétri au même titre que ses toiles, les « toutes lettres » de Bacon n’ont finalement pas été exposées.

 

Estelle Brousse

 

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