Le projet Picasso-Méditerranée lancé en 2017 sous l'impulsion du musée national Picasso, a donné naissance à un florilège de collaborations entre le musée et une soixantaine d'institutions à l'étranger comme en France. Une quarantaine de projets ont vu le jour entre 2017 et 2018 [1] or l'année 2019 n'est pas moins avare en expographie picassienne. Neuf expositions, dont trois coproductions du musée national autonomes du projet Picasso-Méditerranée s'enchaînent. Le mois de janvier accueillait la fin de l'exposition « Picasso. Bleu et rose » au musée d'Orsay, puis c'est au tour du musée de Grenoble de poursuivre en octobre avec « Picasso. Au cœur des Ténèbres (1939-1945) », tandis que le MUba de Tourcoing affiche « Picasso-Illustrateur » au même moment. Alors, cette passion des musées pour Picasso est-elle mise au service d'une politique de démocratisation culturelle ? La prodigalité de l'artiste se voit-elle dévoyée au profit d'un musée débordé par la dimension pléthorique de ses collections ? Ou les musées sont-ils otages d'une signature pour faire venir du public ?

 

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Pablo Picasso dans le film Le Mystère Picasso d'Henri-Georges Clouzot (1956). © artnet.fr

 

Les expos Picasso : un objet politique

 

L'ambition de l'actuel directeur du musée national Picasso, Laurent le Bon, est claire : « Pourquoi faudrait-il réserver le meilleur de cette collection nationale aux seuls visiteurs de l’hôtel Salé majoritairement franciliens ? Cette collection nationale, notre devoir est de la faire rayonner partout, pour tous »[2]. Le Ministère de la Culture ne tarit pas non plus d'éloges à son sujet, en expliquant dans son communiqué officiel l'évidence de la reconduction de son mandat : « Laurent Le Bon a également fait du musée Picasso un acteur reconnu en France et dans le monde grâce à une politique de prêts ambitieuse, à de nombreux partenariats et coopérations conclus avec les grands acteurs de la scène muséale »[3]. Faire circuler les collections du musée, diffuser l'œuvre de Picasso à une échelle internationale mais également sur l'ensemble du territoire français sonne alors comme la pierre fondatrice d'une volonté politique : démocratiser l'accès à la culture. C'est aussi, comme le souligne la conservatrice en patrimoine Emilie Bouvard au sujet du projet Picasso-Méditerranée, une manière de susciter un travail muséal collectif, créer des partenariats et développer de nouveaux réseaux scientifiques [4]. Cette politique de diffusion des collections offre une diversification des regards sur l'artiste avec des thématiques qui proposent une approche transversale de son travail (telles que les expositions d'Orsay, de Tourcoing, ou « Picasso et l'exil » cet été au musée des Abattoirs de Toulouse), ou des visions qui choisissent une focale plus réduite sur une période chronologique précise pour explorer la production de l'artiste à la loupe (« Picasso. Tableaux magiques » au musée national en ce moment, « Picasso. Au cœur des Ténèbres (1939-1945) » au musée de Grenoble).  Les sujets sont aussi variés que la pluralité des expérimentations formelles le permettent, et la décentralisation des collections dynamise l'offre culturelle sur l'ensemble du territoire.

 

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Affiche pour l'exposition « Picasso. Tableaux magiques » au Musée National Picasso, Paris. © museepicassoparis.fr

 

Vers une image-maîtresse du musée au XXIème siècle

 
A l'instar de la prodigalité de l'artiste, le musée Picasso possède une collection débordante. Entre 1973 et 1992, dations, legs, donations se succèdent et se conjuguent avec une politique d'acquisition ambitieuse que le musée développe dès 1985 [5]. Le musée national devient un vivier de l'œuvre de l'artiste avec « plus de cinq mille œuvres et plusieurs dizaines de milliers de pièces d'archives » [6]. Nous comprenons aisément alors que la circulation des collections s'impose comme un moyen de faire vivre une multitude d'objets qui méritent d'être confontés aux regards plutôt que de dormir dans la réserve du musée. L'adjoint à la culture et au patrimoine de Tourcoing le proclame sur le site de la ville, accueillir cette exposition sur Picasso est « une véritable fierté pour la Ville » [7] qui a permis une hausse importante du taux de fréquentation du lieu : 1800 visiteurs sont venus au MUba dès le premier week-end d'ouverture de l'exposition, et 4180 lors des deux premières semaines. Avec une politique tarifaire accessible (1 euro pour les habitants de Tourcoing, une large palette de conditions d'accès à la gratuité, et un tarif plein à moins de dix euros contre 14 euros au musée national Picasso), la politique de décentralisation des collections du musée parisien semble à la fois démocratiser l'accès à l'histoire de l'art et accroître la visibilité d'institutions en régions. En ce qui concerne l'exposition « Picasso-Illustrateur », ce sont 95 œuvres sur les 200 exposées qui proviennent des fonds du musée national. Sous cette volonté politique de diffuser des collections prestigieuses, se dessine en creux un nouveau statut du musée au XXIème siècle. Face à des collections qui ne sont plus circonscrites aux murs de l'acquéreur, la maison-mère de ces collections, nous voyons émerger le modèle d'une institution à la richesse étourdissante entourée de musées en région qui en seraient les promoteurs pour développer leur propre capacité d'attraction : c'est l'image de l'artiste dans l'inconscient collectif, puis celle de l'institution, qui se répand.  
 
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Affiche de l'exposition « Picasso Illustrateur » au MUba Eugène Leroy ? Tourcoing. © muba.tourcoing.fr

 

Il est difficile de ne pas voir dans cette exportation des collections l'ambition tentaculaire d'un musée à l'envergure internationale accentuant une hiérarchisation entre les institutions muséales. Les musées à la dimension plus modeste deviennent les hébergeurs d'une collection gigantesque qui dépasse la capacité d'accueil d'un musée, si monumental soit-il. Alors les expositions Picasso ne s'affirment-t-elles pas comme le symptôme d'une vision essentiellement matérialiste du musée au XXème siècle ? La possibilité de faire autant de donations et de dations à une seule institution est-elle une pratique mémorielle encore tenable ? Si la volonté politique de consacrer un lieu public à la conservation et à la valorisation de la production d'un artiste est toujours louable, nous pouvons nous demander si la centralisation des collections n'entraîne pas à terme une perte de la singularité des institutions en régions.

 

Le nom Picasso : de la signature à la marque

 

Sans bénéficier de la tutelle du musée Picasso, La Sucrière à Lyon consacre également ce dernier trimestre de l'année 2019 à une exposition immersive grâce à une projection numérique du travail de l'artiste (« Imagine Picasso ») : le nom Picasso incarne une valeur-sûre pour fédérer une diversité de publics. Or, pour reprendre la question du critique d'art Paul Ardenne au sujet de la surabondance des expositions Picasso, « [qu'est-ce qu'] un univers culturel qui se focaliserait à l'excès et uniquement quasiment sur un seul artiste ? ». Lorsque le peintre joue à exposer  ̶ surexposer devrait-on dire ̶ sa signature à la fin du film Le Mystère Picasso d'Henri-Georges Clouzot (1956) il démontre qu'il est conscient que son nom précède son œuvre. Bientôt un demi-siècle après sa mort, la scène expographique comme la discipline scientifique ne semble pas parvenir à s'émanciper de la mythification de sa personnalité construite par l'artiste lui-même et inlassablement adulée du marché de l'art. En dépit de la démarche d'historicisation et de démocratisation culturelle des musées, ces derniers semblent s'aligner sur le marché. La commercialisation de cette signature s'impose en miroir d'un succès économique au service d'une industrie culturelle toujours plus en quête de chiffres, malgré la sécheresse de la répétition expographique. 
 
Poussant à l'extrême le travail de Giorgio Vasari qui écrivait l'histoire de l'art à travers une ribambelle de noms, nous nous retrouvons face à une scène expographique qui voudrait qu'un siècle d'images et d'histoire puisse se rétrécir dans les syllabes du nom Picasso. Si l'accessibilité culturelle et le voyage des collections est nécessaire pour toucher des publics dits éloignés de l'offre culturelle, est-il raisonnable de lier accessibilité et exclusivité de l'offre ? Il serait naïf de prétendre qu'un musée puisse se pérenniser indépendamment de toute considération économique, cependant nous nous retrouvons face à un musée-galerie qui ne semble plus capable de valoriser une mission d'émancipation intellectuelle tant il est soumis à une logique de marché. Nous ne pouvons que regretter que des publics peu familiarisés avec l'histoire de l'art n'aient accès qu'à un seul artiste pour franchir les portes du musée.
 

EB

 

#Picasso

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[1] Romain de Becdelievre, « y a-t-il trop d'expos Picasso ? », 10 août 2018, France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-dete/y-a-t-il-trop-dexpos-picasso

[2] Sabine Gignoux, « Laurent Le Bon : faire partager Picasso au plus grand nombre », La Croix, 15 mai 2018 : https://www.la-croix.com/Culture/Expositions/Laurent-Le-Bon-Faire-partager-Picasso-grand-nombre--2018-07-15-1200955208

[3] Ministère de la Culture, Communiqué de Presse : https://www.culture.gouv.fr/Presse/Communiques-de-presse/Laurent-Le-Bon-reconduit-dans-ses-fonctions-de-president-du-Musee-national-Picasso-Paris

[4] Romain Becdelievre, « y a-t-il trop d'expos Picasso ? », art.cité.

[5] Musée Picasso Paris. Présentation : http://www.museepicassoparis.fr/presentation/

[6] Musée Picasso Paris, art.cité.

[7] Pierre Maenhout, adjoint à la Culture et au Patrimoine de la ville de Tourcoing. Tourcoing. Actualités. Picasso-Illustrateur est arrivé : https://www.tourcoing.fr/Actualites/Picasso-Illustrateur-est-arrive

[8]  Muba-Tourcoing. Expositions et événements. Expositions en cours. Picasso-Illustrateur  : http://www.muba-tourcoing.fr/EXPOSITIONS-ET-EVENEMENTS/EXPOSITIONS-EN-COURS/PICASSO-ILLUSTRATEUR)