Le visuel de l’affiche interpelle mais ne donne pas encore la réponse.
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Il faut donc aller sur place pour comprendre enfin de quoi et de qui Marc Martin a choisi de nous parler. « Les tasses » c’est l’argot parisien qui désigne les vespasiennes, les pissotières, les toilettes publiques masculines, haut lieu de vie et de rencontre presque disparu aujourd’hui. Cette exposition était présentée il y a deux ans au Schwules Museum de Berlin (Musée Homosexuel), et ne trouvait pas de lieu d’accueil à Paris, pourtant première concernée par le sujet1. Le Point Éphémère a décidé d’être ce lieu pour une semaine de novembre 2019 et j’en ai profité.
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En arrivant à l’heure d’ouverture, pas encore de visiteurs, Marc Martin est lui-même en train de passer la serpillère dans l’exposition, nous sommes le lendemain du vernissage. Odeur de détergent, sol humide légèrement brillant, l’exposition est immersive grâce au dispositif technique le plus léger et efficace : un seau, un balai et un curateur-homme de ménage.
Marc Martin est photographe, collectionneur, homosexuel, passionné par son sujet depuis de nombreuses années, créateur et amateur d’une iconographie gaie légèrement nostalgique et volontiers érotique. Il réussit à faire vivre son exposition dans différentes capitales du monde selon les invitations (Berlin, Paris, New York, Bruxelles…). Il raconte sa recherche dans un catalogue d’expo conséquent et très bien illustré. Il a interviewé des historiens, des collectionneurs, et aussi de nombreux quidams remplis de souvenirs. Il a rassemblé des photos et documents de sa collection, d’autres collections privées, des documents prêtés par les Archives de la préfecture de Police, la Bibliothèque de la ville de Paris, les archives municipales d’Orléans et Nantes également, le service Patrimoine et Culture de le RATP, les musées d’art contemporain de San Francisco et de Berlin, des objets (jusqu’à une vespasienne échelle 1), il a également créé des séries photographiques pour l’occasion : des mises en scène dans d’anciens toilettes publics aujourd’hui fermés et mis à disposition par le réseau de transport de la ville de Berlin.
Il raconte au fil de textes et d’images (photos, affiches, gravures d’époques) agrafées sur les murs comment ce lieu d’hygiène publique, en plus d’être un mobilier urbain était un carrefour de drague, de prostitution, de rencontres amoureuses et sexuelles, mais aussi un lieu de résistance pendant la guerre. Dans ces toilettes publiques, qui existent pour aller se soulager tout simplement, d’autres liens sociaux se sont noués et c’est là tout l’objet de l’exposition. Ces équipements installés à partir de 1839 sont porteurs d’histoires depuis leur naissance. Leur nom vient de l’empereur Vespasien, qui dans la Rome antique instaura une taxe sur l’urine au nom de la salubrité publique. Les vespasiennes de Paris sont en revanche gratuites, et c’est en partie ce qui expliquerait leur disparition d’une ville ou plus grand-chose n’échappe aujourd’hui à la monétisation. « L’idée n’était pas seulement de tordre le cou aux idées reçues, mais de revaloriser ces pratiques ancestrales pour démontrer que "faire les tasses" a aussi fait avancer l’Histoire. Quand bien même elles ne s’inscrivent pas aujourd’hui dans la mémoire convenable. »2
L’aspect subversif du sujet a dérangé les institutions muséales parisiennes qui n’ont pas reçu cette exposition, mais également une partie de la communauté LGBTQIA+ qui ne revendique pas son histoire lorsqu’elle la place du côté de l’ombre ou de la honte. Marc Martin, lui, honore cette histoire et ceux qui l’ont écrite, n’oublions pas que l’homosexualité n’a été dépénalisée en France qu’en 1981 et qu’une tendance à vouloir « normaliser »3 la culture LGBTQIA+ efface des pans entiers d’une histoire déjà invisible. « Certains n’y verront que le caractère obscène et bestial de l’homosexualité et des actes de vandalisme dans l’espace public. J’y vois au contraire des élans de désir, des appels à l’autre. Aujourd’hui les murs des chiottes sont envahis de slogans politiques racistes et xénophobes. C’est triste. Autrefois, on était dans la quête de l’autre, pas dans la haine. Nous étions dans un autre monde : une époque où internet n’existait pas, une époque où le sida allait décimer notre communauté. Et ces endroits, dits sordides, abritaient pourtant tous les désirs du monde. Il en ressort une certaine poésie. »4
Le Point Éphémère promeut et soutient dans sa programmation ce qu’on désigne comme sous-culture en référence à une culture autorisée, polie, adéquate. Présenter cette exposition permet de fragiliser pour un petit temps « les frontières entre la haute culture et les bas-fonds ». Cette frontière affaiblie laisse alors l’entrée à un public bien plus large. Et la médiatisation de ce projet va dans ce sens, ainsi Télématin en faisait la promotion sur France2 entre le retour d’Alain Souchon sur scène, un reportage sur l’exploitation des sapins de Noël et la météo. Marc Martin mêle ce que d’autres séparent mais qui s’appelle toujours culture, il raconte : « J’ai même trouvé des traces de pissotières dans les vers de Verlaine et de Rimbaud. En photographie, on retrouve des références chez Brassaï, Man Ray, Cartier-Bresson, Doisneau. En chansons, chez Aristide Bruant ou encore Serge Gainsbourg (…) » et expose des graffitis éloquents, médiations écrites des toilettes publiques.
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Le Point Éphémère fait partie du projet Usines Éphémères5 qui réadapte d’anciennes friches industrielles pour installer des résidences artistiques et programmations festives et culturelles. L’association existe depuis 1987 et a permis à de nombreux bâtiments d’effectuer une reconversion architecturale pour devenir des centres de création, dans ce cas il s’agissait d’un ancien magasin de matériaux de construction Point P, créé en 1922. Le lieu est partagé avec la maison des associations du 10ème arrondissement de Paris et la caserne des Pompiers. C’est le programmateur spectacle vivant et évènement David Dibilio qui a donné cette carte blanche à Marc Martin pour son exposition. L’aspect industriel de l’endroit s’accorde facilement au sujet, et les toilettes installées contre le mur pourraient être un vestige original.
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La trace de ces objets/lieux n’existe plus que dans les mémoires matérielles et immatérielles. Les dernières ont été démantelées dans les années quatre-vingt, et de n’avoir pas connu leur existence, je ne me rends pas compte de leur aspect emblématique dans l’espace public. En réalité en tant que femme l’accès à ces micro-monuments ne m’était pas destiné. Les pissotières affirment un ordre patriarcal dans la ville du XIXème et XXème siècle : en effet pourquoi se soucier du confort hygiénique des femmes puisqu’elles ne sont pas censées circuler librement dans la ville et qu’on ne veut pas savoir ce qui se trouve sous leurs grandes jupes longues…Espaces sexistes et point de rendez-vous pour les minorités illégales bravant l’interdit en même temps, les vespasiennes rassemblent de nombreuses problématiques contemporaines. Cette exposition à la fois légère, ludique, artistique et édifiante a le mérite de s’adresser à tous, pour peu qu’on ne s’offusque pas devant un imaginaire homo-érotique affirmé. Tout est politique, l’intime et le public. Les témoins d’autres époques nous permettent de créer des perspectives avec notre présent. L’exposition invite à considérer la richesse sociale et historique de ces endroits qui ne payaient pas de mine à priori et l’importance de discrets collectionneurs qui suivent leur intuition sans s’encombrer du qu’en dira-t-on.
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Lorette
Exposition Les Tasses, toilettes publiques, affaires privées.
Du 19 novembre au 6 décembre, Point Éphémère, 200 quai de Valmy (10e).
#WC
#PointEphémère
#Marc Martin
1 Paris n’a pas de musée consacré à l’histoire du mouvement LGBTQIA+, contrairement à Berlin, Amsterdam, San Francisco. Un projet est en cours depuis plus de dix ans, pour les curieux.ses : https://archiveslgbtqi.fr/
2 https://www.lesinrocks.com/2019/11/14/actualite/societe/un-livre-et-une-expo-devoilent-les-secrets-des-pissotieres/
3 https://lafabrique.fr/manifeste-contre-la-normalisation-gay/
4 http://www.marcmartin.paris/about.php?rub=INTERVIEW+-+KEVIN+CLARKE%2C+VICE+-+2017
5 http://rozweb.free.fr/spip/spip.php?article10