Avril 2020, en confinement, je me laisse emporter aux quatre coins du monde. Derrière mon écran, défilent des professionnels de la culture et des musées. L’anglais prend mille et unes couleurs du Canada à la République de Corée en passant par l’Italie. J’assiste en direct au Webinaire (j’ai découvert le sourire aux lèvres ce mot qui signifie séminaire en ligne) organisé par l’ICOM (Conseil International des Musées) et l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Les professionnels se penchent sur l’après crise sanitaire pour les institutions muséales, le webinaire est intitulé : « Coronavirus and museums : impact, innovations and planning for post-crisis » (en partenariat avec la Commission Européenne, World Cities Culture Forum, nesta, Fondazione di Venezia et Unioncamere Veneto). 1400 participants se joignent à moi dont environ 700 européens.
Ekaterina Travkina, membre de l’OCDE, modère le webinaire qui accueille huit participants. Elle donne le rythme, la séance est organisée en trois parties. D’abord, les impacts à court et long termes de la fermeture des musées ; ensuite, l’émergence d’innovations et d’opportunités pour le futur ; enfin, les politiques de soutien au secteur muséal.
Impacts à court et long termes de la fermeture des musées
La première intervenante Nathalie Bondil, directrice générale et conservatrice en chef du Musée des Beaux-Arts de Montréal (MBAM) au Canada, rappelle que les musées publics ne subissent pas les mêmes sorts que les musées privés. Le MBAM est un musée privé qui bénéficie de subventions de la part de la province montréalaise. Comme une entreprise, il fait face à un défi financier. Concernant son personnel, le MBAM est en grande réflexion, certains membres du bureau refusent de garder des personnes qui ne peuvent pas travailler à 100%. Quant à Nathalie Bondil, pour éviter le pire, elle invite à la créativité. La directrice insiste également sur le fait que les musées ne sont pas les seuls à pâtir de la crise sanitaire, ils font partie d’un écosystème. Un propos qu’appuiera, Joan Roca, le directeur du musée d’histoire de Barcelone (MUHBA) en Espagne, pour qui les musées ne sont que le sommet de l’iceberg du secteur culturel ; il faut soutenir l’entièreté de l’écosystème culturel menacé.
Depuis l’Italie, Mattia Agnetti, secrétaire exécutif de la Fondazione Musei Civici di Venezia (MUVE), parle d’un impact d’une durée de 10 à 12 mois pour les musées. Pour le moment, le numérique s’affirme comme la seule offre que les musées peuvent donner. Lorsque les institutions culturelles vont rouvrir, face au manque de ressources, elles devront piocher dans leurs ressources propres. C’est pourquoi Mattia Agnetti appelle les musées à coopérer à l’échelle internationale.
A la tête du Musée du fer en République de Corée, Inkyung Chang donne les résultats d’une enquête menée par la Korean Museum Association qui traite les conséquences de la crise sanitaire sur les musées fermés depuis le 25 février 2020. Pour le mois de février dans 122 musées privés, l’enquête chiffre à 1 million de dollars américains la perte de bénéfices mensuels. Elle note qu’au moment de l’enquête 40% des musées étaient encore ouverts. Si les grands musées perpétuent le lien avec le public grâce au développement de programmes numériques, ces dispositifs restent hors d’atteinte pour les musées à petits budgets. Pour elle, l’expérience muséale numérique est un nouveau paradigme. Il faut s’approprier les outils technologiques pour éduquer à la culture et échanger avec le visiteur. Les métiers muséaux vont changer en ce sens.
Emergence d’innovations et d’opportunités pour le futur
Selon Joan Roca (MUHBA), les musées changent constamment, cette crise est une opportunité pour innover. Dans les interventions, à plusieurs reprises, la nouvelle définition des musées proposées par l’ICOM à Kyoto est évoquée. Pour Joan Roca, « nous avons besoin d’une nouvelle génération de musées qui combine les innovations culturelles et les mesures sociales d’une part ; avec un développement de l’économie locale d’autre part ». Selon lui, si la révolution est purement technologique, elle sera morte. Joan Roca évoque alors cinq idées pour l’enrichir, cinq révolutions : narrative (créer du discours pour les collections, les musées doivent être des lieux de recherches…), patrimoniale (idée que le musée n’est rien sans ses collections, elles constituent un moyen privilégié pour créer du lien avec le public), de l’organisation (flexibilité du lien avec les autres institutions), des citoyens (les musées sont cruciaux dans les démocraties culturelles ; lier la culture et l’éducation sont la clé pour faire venir les jeunes et le public éloigné de la culture aux musées) et du tourisme (les musées doivent diversifier leurs objectifs, offrir diverses expériences de visite). En effet, de nouvelles valeurs émergent dans le secteur culturel affirme Nathalie Bondil (MBAM). C’est pourquoi, elle souhaiterait voir apparaître deux termes dans la définition des musées de l’ICOM : « inclusion » et « bien-être ». Pour elle, la technologie n’est pas uniquement un moyen promotionnel, elle constitue également de riches archives et documente cette crise : des artistes et professionnels du secteur culturel parlent de leur travail notamment. Le site du ministère de l’éducation canadien a mis en ligne un outil précieux à destination des parents qui font l’école à la maison : un lien vers la plateforme EducArt mise en place par le MBAM, une preuve que l’éducation se fait en osmose avec les musées. Si Inkyung Chang (Musée du fer) précise que le comportement des visiteurs avait changé, Nathalie Bondil ajoute que si les musées doivent s’adapter à de nouvelles mesures sanitaires, la qualité primera désormais sur la quantité. La modératrice Ekaterina Travkina laisse alors planer une question : Est-ce la fin des expositions blockbuster ?
Capture d’écran prise durant la conférence © EB
Le directeur général des musées au ministère italien du patrimoine culturel et du tourisme (MIBACT), Antonio Lampis croit fermement que c’est le temps des alliances. Ces dernières doivent se faire avec la télévision, avec de nouveaux systèmes de paiement (dont le paiement sans contact), des systèmes de contrôles d’entrée aux musées, théâtres, espaces d’écriture… pour créer de nouvelles histoires. Le musée doit être plus durable, être une sorte de Netflix dans lequel le visiteur pourrait voir et écouter une multitude de récits. En Italie, chaque université adopte un musée. Joan Roca intervient, inversement, les musées doivent adopter des universités aussi !
Les politiques de soutien au secteur muséal
Dans l’Union Européenne, la culture est une compétence locale et nationale, l’UE ne peut rien imposer mais elle peut aider. NEMO, le réseau européen des musées a entamé une enquête auprès de 600 musées dans 41 pays de l’UE. Maciej Hofman est directeur général pour l’éducation et la culture à la Commission Européenne, il fait un état des lieux de la situation actuelle. L’UE se veut plus flexible dans ses règles, elle va étirer les délais pour les appels d’offre et, les demandes de budget émises par les institutions vont être évaluées au plus vite afin qu’elles puissent préparer l’avenir au mieux. Actuellement, au sein de l’Union Européenne, les budgets pour une période de sept ans (2021-2027) sont évalués. Pour Hofman, il est important de s’assurer que le budget pour le secteur culturel sera conséquent, un « budget ambitieux » sera défendu. Aussi, il fait mention d’un outil important appelé « Mécanisme de garantie en faveur des secteurs de la culture et de la création », dans le cadre du programme « Europe créative ». 121 millions d’euros sont mobilisés pour la période 2014-2020. Cet instrument à destination des intermédiaires financiers (banques par exemple) propose des financements pour les initiatives des PME du secteur culturel et de la création. Les intermédiaires financiers peuvent choisir où va leur prêt, ils peuvent bénéficier de formations pour mieux comprendre ces secteurs (plus d’informations ici).
Hofman précise que les politiques de collaborations entre les états membres de l’UE et l’UE vont mettre l’accent sur des problématiques abordées au cours du webinaire : la culture et le bien-être, les nouvelles technologies pour les musées, connaître le public numérique, les moyens de lier culture et éducation, la condition des artistes ou encore la culture. Avec l’OCDE, l’UE souhaite maximiser l’impact culturel à l’échelle locale pour le développement.
D’intervenants en intervenants, je perçois la solidarité qui se crée entre les institutions culturelles, elles se rassurent et ensemble, dessinent le futur. Les acteurs culturels, soudés plus que jamais, sont prêts à coopérer pour concevoir des musées plus sociaux et ancrés dans leurs territoires. Avec ce webinaire, les professionnels du secteur muséal ont fait entendre leur voix auprès des organismes qui les soutiennent. Nathalie Bondil (MBAM) conclut la session en évoquant cette citation d’Ernesto Ottone R., assistant du directeur général de la culture à l’UNESCO : « Now, more than ever, people need culture […] Culture makes us resilient. It gives us hope. It reminds us that we are not alone. » Le 22 avril 2020, l’UNESCO fera une réunion en ligne avec les ministères de la culture du monde entier. Pour ce qui est de ce webinaire, il a été enregistré et sera accessible en ligne. D’autres séances ont lieu au mois d’avril 2020 et abordent le secteur culturel au-delà des musées.
Estelle Brousse
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Pour aller plus loin :
Guide de l’ICOM et de l’OCDE pour les gouvernements locaux, des communautés et des musées : https://icom.museum/fr/news/developpement-durable-licom-sassocie-a-locde-pour-elaborer-un-guide-a-lintention-des-gouvernements-locaux-des-communautes-et-des-musees/
https://www.lapresse.ca/arts/arts-visuels/202004/10/01-5268872-les-musees-du-monde-planifient-lapres-covid-19.php
Les intervenants :
- Ekaterina Travkina, coordinatrice – culture, industries créatives et développement local, OCDE
- Peter Keller, membre de l’ICOM
- Nathalie Bondil, directrice générale et conservatrice en chef du Musée des Beaux-Arts de Montréal, Canada
- Inkyung Chang, directrice du Musée du fer, République de Corée
- Antonio Lampis, directeur général des musées, ministère italien du patrimoine culturel et du tourisme (MIBACT), Italie
- Maciej Hofman, directeur général pour l’éducation et la culture à la Commission Européenne
- Joan Roca, directeur du Musée d’histoire de Barcelone (MUHBA), Espagne
- John Davies, chercheur économique, économie créative et analyse des données, Nesta/PEC
- Mattia Agnetti, secrétaire exécutif, Fondazione Musei Civici di Venezia (MUVE), Italie