Nerveux, ses petits mocassins de cuir frappent le sol tandis que ses yeux veillent à bien l'aiguiller : les petits pas dépassent bien des jambes, bien des pieds, même ces baskets blanches qui foulent allègrement le passage piéton. « Moi tu sais, je ne m'ennuie pas, je sors ». Délestée du présent, Jeannine marche vers ses souvenirs. Le passé est fidèle, il s'accroche ou la rattrape, contrairement à cette seconde qui la fuit. Puisque c'est ainsi, autant aller dans un endroit où tout n'est qu'imaginaire, où les personnages qu'elle ne reconnaît pas ne lui demanderont jamais qui elle est ni ce qu'elle fait ici. Jeannine a souvent visité le musée. Tenant la main de son petit garçon, fuyant un après-midi gris, puis aujourd'hui pour s'entourer de cette famille de marbre et de peinture qui lui ouvrent une fenêtre sur elle-même.
Au rez-de-chaussée mais déjà beaucoup plus haut que ses pas, il s'érige au-dessus d'elle comme pour la narguer. Elle lui tourne autour. Ombre immense au milieu de ces compagnons blancs, ses membres effilés se prétendent ornement. Pourtant sa main ne parvient pas à saisir le pied prisonnier de la piqûre d'abeille. Ridicule, enfermé dans ce long corps à jamais dérangé, tel est pris qui croyait prendre n'est-ce pas ? L'insecte ou bien la rose, le dard et l'épine l'ont piégé. Inutile de regarder aux alentours : le traître est ce corps qui lui devient étranger. Tu n'es pas si différent de moi alors, petit Cupidon. Amusée et victorieuse, les plis de ses joues se creusent pour esquisser un sourire.
Du pied à la main, il n'y a qu'un escalier. Ses chaussures crissent sur les planches du parquet : Jeannine rencontre cette figure concentrée, blanche enfant aux jambes infinies repliées près de son buste de glace. Elle se penche pour lire la petite étiquette : « Damalis ». Damalis ? Non, Catherine. Cette rondeur, ces plis de marbre, ce sont les traits de sa fille qu'elle a imaginé durant l'hiver 1960. « Oui je m'en souviens bien, penses-tu, j'étais perdue quand j'ai su que j'avais donné naissance à un garçon. ». Alors voilà, ce chignon retroussé, le pied offert à ces doigts habiles : ils sont le fruit d'une maternité rêvée pour l'éternité. Cette petite main serait un prolongement de la sienne.
Pour ne plus sentir ces allées humides qui sillonnent ses pommettes, remettons-nous à marcher. Tournons ici, enfin à droite ou à gauche, qu'importe. Face à elle le silence est un rempart, ou mieux, une parure. Cette Marie-Madeleine de bois semble agenouillée entre le repentir, la prière et l'espérance. Les portes de sa chevelure découvrent un ailleurs qui promet d'apaiser la vieille dame.
Ces statues qui habitent le musée, ses souvenirs les habillent. Et les yeux fatigués, plissés sur des images vibratiles, se lèvent. Comme le pouls de la ville, la pluie battante sonne le glas de ses absences.
Jean-Antoine Marie Idrac, L'amour piqué, 1976, bronze
© Ecole Prevert-Exupéry : http://www.saint-exupery-linselles.net/
Antoine Etex, Damalis, 1838, sculpture, H. cm : 84 ; L. cm : 61 ; Profondeur en cm : 73,
Palais des Beaux-Arts, Lille. © Palais des Beaux-Arts de Lille : pba-opacweb.lille.fr
Georges Lacombe, Marie-Madeleine, 1897, sculpture en bois d'acajou, H : 108 ; L. cm 42.5 ; Profondeur en cm 53.5, Palais des Beaux-Arts, Lille.
© Palais des Beaux-Arts de Lille : https://pba.lille.fr/collections
E.B
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