Genèse
La biennale nomade européenne Manifesta fut pensée en 1991 aux Pays-Bas par le département culturel du Ministère des affaires étrangères et sa première édition vit le jour en 1996 à Rotterdam. Son objectif principal était alors de défaire la dualité Est-Ouest qui s’était installée entre les sociétés pendant la guerre froide, plusieurs années après la chute du mur de Berlin, au moyen d’une programmation artistique contemporaine transgressant toute barrière sociale, régionale, linguistique, économique ou idéologique en Europe.
Depuis sa création, l’évènement est dirigé par l’historienne de l’art néerlandaise Hedwig Fijen, qui pilote une nouvelle équipe de commissaires d’exposition tous les deux ans, s’acclimatant à une ville ou à un territoire changeant et mêlant l’art contemporain au sens large à des problématiques culturelles, philosophiques, politiques, historiques et sociales.
Parmi ses éditions marquantes figure Manifesta 7, qui eut lieu à Trentino, en Italie, en 2008 et qui vit, selon sa directrice, le projet fusionner véritablement avec les communautés locales ainsi que s’étendre à toute une région et non plus seulement à une ville, à l’aide d’une centaine d’initiatives artistiques développées dans les Dolomites. Cette édition vit également naître un département d’éducation animé par 20 médiateurs, qui perdure encore aujourd’hui.
Carte des déplacements de la biennale, 1996-2020 ©Manifesta.
Manifesta 13 : détail de la programmation
En 2020, Manifesta s’installe pour la première fois en France, à Marseille, métropole à l’identité hétérogène qui intéresse la biennale pour les nombreux défis qu’elle comporte. Ville d’arrivée et de départ, tournée vers la Méditerranée, au centre de l’Europe, aux conditions sociales et politiques uniques, aux nombreuses résistances incarnées notamment par sa dynamique associative et citoyenne, elle inspire à la programmation principale de la biennale l’appellation Traits d’union.s, traduisant la forte volonté de l’évènement de créer des liens et des discussions ainsi que de faire naître des projets entre les habitants, les institutions culturelles publiques locales et les associations.
Pour la municipalité, qui s’était chargée de déposer la candidature de la ville auprès de la biennale, l’idée était de continuer à faire vivre l’énergie conséquente qui avait été mobilisée dans le cadre de la nomination de Marseille comme capitale de la culture en 2013, un évènement fort, qui avait généré un changement des regards à la fois externe et interne sur la ville.
Au sein même de l’évènement se déclinent plusieurs propositions et temporalités. Bien que l’ensemble de la programmation officielle, Traits d’union.s, se déroulera principalement dans des institutions et lieux mythiques de la ville, une programmation annexe, Les Parallèles du Sud, aura également lieu dans toute la région, d’Arles à Monaco, proposant 86 projets hétéroclites parmi lesquels expositions, installations, conférences, tables rondes et universités d’été. Avant ce lancement officiel, la biennale a également été la commanditaire d’une étude urbaine complète, a mené un important travail de recherche pendant plus de deux ans et a ouvert deux lieux de rencontres et d’expositions mettant à l’honneur les acteurs non-institutionnels de la ville, à proximité de la gare Saint-Charles et sur La Canebière.
Les trois volets du programme de Manifesta 13, 2020 ©Manifesta.
En effet, depuis sa dernière édition, qui eut lieu en 2018 à Palerme, Manifesta commande une étude urbaine à un cabinet pour mieux saisir les complexités et besoins de sa ville-hôte et bâtir son concept artistique et sa programmation. À Marseille, cette étude, intitulée Le Grand Puzzle, a été réalisée par Winy Maas, de l’agence d’architecture et d’urbanisme néerlandaise MVRDV. Celle-ci a analysé la façon dont les habitants pensent leur ville, les liens entre la ville, le reste de la France, l’Europe et la Méditerranée et tiré des parallèles entre Marseille et d’autres métropoles européennes sur des points précis (transports, pollution, logement…).
À partir de cette étude, un projet, dénommé Le Tour de Tous les Possibles, a été lancé en janvier 2020 et a réuni plus de 500 citoyens de tous âges, milieux, quartiers ou origines, répartis en une vingtaine d’ateliers dans le but d’imaginer le futur de la ville vis-à-vis de six thèmes : l’accessibilité, l’authenticité, le collectif, l’écologie, l’inclusion et l’innovation. De nombreuses idées en ont émergé.
Parmi les deux lieux de rencontre ouverts en amont de la programmation officielle, le Tiers Programme met l’accent sur les associations locales et sur les initiatives citoyennes en proposant un cycle de 8 expositions autour d’archives collectées et issues d’une collaboration entre artistes, éducateurs, médiateurs, chercheurs, enseignants, étudiants, habitants et structures citoyennes de quartiers, Les Archives Invisibles. Situé dans le quartier de Belsunce, à proximité de la gare, dans un ancien snack attenant à une résidence étudiante, son espace a été transformé par des étudiants de l’école supérieure d’art et de design Marseille-Méditerranée (ESADMM) sous la direction d’un studio de design et d’architecture hollandais, Cookies.
Du 12 juin au 11 juillet y fut présentée l’exposition ARchive Invisible #4: Le voyage marseillais de Sara Sadik, conçue en partenariat avec l’association MADE (Marseille en Action pour le Développement et l’Echange) et plus particulièrement avec MADE in Bassens, proposant une aide aux devoirs, des cours d’alphabétisation, des sorties ainsi que des activités pour les habitants de la cité de Bassens, au nord de Marseille, construite en urgence dès 1963 pour loger des familles à l’emplacement du bidonville des Treize-Coins.
Vue de l’exposition ARchive Invisible #4: Le voyage marseillais de Sara Sadik ©LA.
Inscription locale
Malgré la richesse de ses propositions et son ambition d'action culturelle, il apparaîtrait que Manifesta reste considéré comme un évènement d’art contemporain de niche davantage que comme « l’un des rendez-vous artistiques les plus influents au monde, étudiant et favorisant des changements sociétaux positifs en Europe à travers la culture contemporaine », tel que l’affirme sa directrice, Hedwig Fijen.
Au niveau de sa communication, il est vrai que Manifesta comporte tous les codes d’un évènement international d’art contemporain. Aux prémices de son installation à Marseille, les informations étaient rares et majoritairement accessibles en anglais. Certains ne comprenaient pas son logo, le confondant même avec celui du groupe Extinction Rébellion. Les multiples titres accompagnant la biennale purent être également difficiles à décoder. Que pourrait bien signifier Traits d’Union.s, Les Parallèles du Sud, Le Grand Puzzle, Le Tour de Tous les Possibles, Tiers Programme ou encore Les Archives Invisibles à tout un chacun souhaitant simplement se renseigner sur l’évènement ? Des appellations pouvant interpeller, mais aussi rendre perplexe, voire repousser.
Au niveau de la collaboration avec les acteurs des institutions locales, particulièrement publiques, la confrontation à l’art contemporain put être déstabilisante pour des professionnels hors de ce champ et n’y étant pas forcément sensibles. La communication put aussi être difficile entre les parties, pour ces questions de sensibilité, mais aussi de modes de fonctionner, différents d’un univers expographique à l’autre, ainsi que d’un pays à un autre. D’ailleurs, le fait que l’évènement soit organisé par des commissaires internationaux put également questionner sur leur connaissance de la ville, omettant le fait que pour concevoir leur programmation, ils eurent, eux aussi, comme tout conservateur, muséographe, commissaire ou curateur, à creuser le sujet et à étudier l’histoire et les enjeux du territoire. D’ailleurs, il n’est pas à exclure non plus que leur méconnaissance de la ville et de la région les ait même aidés à formuler de nouvelles idées et à développer leur créativité, libérée de toutes barrières mentales.
Vue du Fort Saint-Jean vers Notre-Dame de la Garde ©Manifesta.
Pour ce qui est de la collaboration avec les associations, elle est en effet cruciale dans une ville comme Marseille, qui compte, comme l’a justement repéré Manifesta, de nombreux enjeux et dans laquelle les habitants n’hésitent pas à se mobiliser et à se réunir, à imaginer des bureaux collectifs et des espaces mixtes partagés, à organiser des sit-in lorsque des causes leur tiennent à cœur, à mener des discussions de quartier ou encore des distributions de repas, parmi tant d’autres actions.
Les valoriser est donc une très bonne initiative, mais il serait souhaitable de leur offrir une reconnaissance plus large au-delà de Manifesta, d’autant plus qu’entre elles, ces associations sont déjà solidaires à leur échelle. Pour les migrations par exemple, qui est l’un des sujets de prédilection de la biennale, l’association Ancrages mobilise déjà énormément de forces pour mettre en valeur un nombre incommensurable d’initiatives locales.
Ainsi, l’art figure bien aujourd’hui parmi les moyens d’impulser des initiatives de grande ampleur sur une ville ou un territoire et est un excellent vecteur de mise en valeur d’initiatives et de problématiques locales, de réflexion et parfois même de changement. Toutefois, deux points appellent à la vigilance : la communication envers les publics récepteurs d’évènements tels que Manifesta ou documenta, pour que chacun puisse s’emparer de leurs enjeux et les considérer comme une chance à exploiter, afin d’en tirer le plus grand bienfait ; mais aussi l’attention politique envers ces initiatives de grande ampleur, qui doit être certes importante, mais pas disproportionnée en regard d’autres.
Laurence Amsalem
Pour aller plus loin :
Site internet de Manifesta 13
Article du journal Made in Marseille sur Le Tour de Tous les Possibles
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