La démocratisation culturelle est, depuis les années 1980 en France, un combat que les musées entendent mener en rendant leur établissement inclusif - le mot d’ordre des services des publics - afin de toucher le plus grand nombre. On démocratise, on vulgarise, on donne accès à, on veille à s’éloigner de toutes formes de savoir descendant… Entre “grand public” et “public éloigné”, nos cœurs vacillent. Tout, ou presque, est mis en place pour accueillir le public le plus vaste et le plus diversifié. Pour autant, pouvons-nous affirmer, quarante ans après, remplir ces missions, et ce, sans aucun dévoiement ?
Je sais mieux que toi
Décembre 2017, j’ai l’occasion d'intervenir dans une classe de CM2 de Villiers-le-Bel (Val d’Oise), pour leur parler de la Culture et du musée qu’ils vont bientôt visiter, le château d’Ecouen. Pas encore diplômée, je me demande : que dit-on, à des enfants de cet âge ? Il n’est évidemment pas question de passer deux heures sur Alberti, la perspective... Le château d’Ecouen est surtout connu par son autre nom, le musée national de la Renaissance. Si je ne me sens alors pas à même de vulgariser les arts de la Renaissance, je m’aperçois que des mots “musée” et “national” me viennent une multitude d’idées et de questionnement. Je réalise que je suis davantage intéressée par ce qu’ils ont à m’apprendre plutôt qu’à ce que j’ai à leur délivrer.
“Qui est-ce qui a le droit d’aller au musée ?” Tout le monde ! Bien sûr ! C’est ce qu’ils me disent immédiatement.
“Et qui a le droit de dire son avis sur ce qu’il y a au musée ?”
Pêle-mêle, ils me répondent : “les adultes”, “ceux qui savent”, “qui ont fait des études”, “vous” !
La diapositive suivante est prête à semer la confusion. Je leur montre alors une reproduction de 26a Black and White de Jackson Pollock, et après un petit moment, je leur dis :
“Je déteste”.
Celles et ceux qui avaient osé dire qu’ils appréciaient se regardent, gênés que la détentrice du savoir, selon eux, ait un avis foncièrement contraire au leur.
“Moi j’adore, ça me fait toujours quelque chose de voir ça.”
Malheur, voilà que leur maîtresse n’est pas d’accord avec moi. Comment se peut-il que les deux garantes de la connaissance ne disent pas la même chose ? Est-ce que toutes les réponses sont bonnes ?
26a Black and White, Jackson Pollock, 1948, 205 x 121,7 cm
La culture est à toutes et tous
Février 2020, plus de deux ans ont passé, mais cette médiation accompagne toujours mes réflexions sur le métier que je souhaite exercer puisque c’est le moment où j’ai véritablement été confrontée à cette réalité : il y a ceux qui savent, et il y a ceux qui ne savent pas.
Pire encore : il y aurait ceux qui ont le droit de dire ce qu’ils ressentent face à une œuvre, et les autres. La culture est parvenue à supplanter la subjectivité au profit d’une “science exacte”. Telle œuvre est digne d’intérêt, telle autre est une vulgaire croûte. Cet opéra est une merveille, ce concert une torture pour les oreilles. Ce film ? Un chef d’œuvre ! Celui-ci ? Qui se contente de ces blockbusters sans émotion ?
L’histoire de la Culture est ponctuée de moment où l’on a décidé de constituer des instances dignes de décider ce qui est, ou non, de l’Art. L’Académie des Beaux-Arts décidait de mettre en lumière certains artistes au détriment d’autres, comme le font encore aujourd’hui des critiques d’art ou commissaires d’expositions. Cette émission encense tel chanteur et dans le même temps des personnalités dites cultivées hiérarchisent les goûts cinématographiques. Un sentiment de honte entoure alors les malheureux qui diront, devant la mauvaise personne, n’avoir jamais lu un seul roman de Balzac.
Cette critique n’est alors pas propre au musée, elle s’ouvre à tous les champs de la culture, et s’étend même au-delà. En laissant planer l’ombre de la pensée légitime, on prend le risque de retirer tout esprit critique par la réduction au silence des pensées et ressentis de chacun. On ne s’interroge plus, nous ne sommes pas en mesure d’émettre un avis qui vaille d’être défendu, sur l’Art ou la société. À l’heure où l’Académie représentant le septième art en France émet, par ses récompenses, un avis discutable sur la Culture, il est temps plus que jamais d’entendre les voix de toutes et tous.
Ainsi, que nous soyons médiatrice, muséographe ou toute autre professionnelle de la culture, nous avons la possibilité de déconstruire cette légitimité, de l’ouvrir à la diversité et au dialogue.
Jade Garcin
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