Le 23 mai dernier, je me suis rendue dans l’un des premiers lieux d’exposition parisiens à rouvrir lors du déconfinement : l’Espace Monte-Cristo, dans le XXème arrondissement. Dédiée à l’art contemporain, cette galerie a présenté du 14 mars au 12 juillet une exposition intitulée Bêtes de Scène. Il s’agit d’une version « réduite » de l’originale initialement présentée en 2019 à la Villa Datris, dans le Vaucluse, et qui rassemblait un grand nombre d’œuvres sur le thème de l’animal dans l’art contemporain. Certaines œuvres se composent exclusivement de matériaux artificiels tandis que d’autres mettent en scène des spécimens naturalisés : oiseaux, renard, porcelets… Différents animaux empaillés et ossements sont utilisés pour leur valeur symbolique et associés à d’autres objets dans des compositions tantôt sérieuses, tantôt humoristiques. En observant ces œuvres mixtes, je me suis interrogée sur l’utilisation d’animaux morts comme matériau artistique. Que peut nous apprendre cette pratique sur notre relation avec les autres espèces et avec la mort ? Qu’en est-il de l’utilisation de restes humains dans des œuvres d’art ?

 

Ce qui m’a le plus interpellée en visitant Bêtes de Scène, c’est l’utilisation de spécimens naturalisés dans des œuvres humoristiques telles que le podium d’oiseaux masqués de Laurent Perbos. L’un des passereaux les plus caractéristiques de cet aspect, nommé Incognito II, a d’ailleurs été choisi pour illustrer l’affiche de l’exposition parisienne. Affublé d’un accessoire comique qui semble tout droit sorti d’un magasin de farces et attrapes, il provoque l’étonnement et le rire mais aussi une certaine perplexité lorsque l’on songe que cet oiseau a autrefois été vivant. Serait-il possible de réaliser une mise en scène semblable sur un corps humain ? Sans aucun doute sur le plan technique, mais en revanche, une telle œuvre ne serait certainement pas acceptée par le public qui pourrait être choqué que l’on utilise le corps d’une personne pour réaliser une mise en scène comique. La présence de restes humains dans une composition artistique est en général associée à des délires de tueurs en série ou des rituels magiques obscurs. Pourtant, le même principe appliqué à une espèce différente de la nôtre ne semble poser aucun problème éthique et s’observe assez fréquemment. On peut en conclure, d’une part, que l’idée que l’être humain est lui aussi un animal n’est pas très bien ancrée dans notre culture. Nous avons souvent tendance à nous considérer comme une espèce totalement à part, qui ne doit pas être traitée comme les autres. D’autre part, le malaise créé par des œuvres mettant en scène des restes humains est en partie lié au fait que cela nous oblige à contempler l’éventualité de notre propre mort. Nous nous identifions en effet facilement à nos semblables ainsi qu’aux espèces proches de nous. Prenons un exemple : nous entrons dans une galerie d’art et découvrons deux œuvres parfaitement identiques à un détail près : l’une expose le corps d’un chimpanzé, l’autre celui d’un lama. Laquelle des deux œuvres serait la plus susceptible de nous inspirer un sentiment de malaise ? On peut ici supposer que beaucoup de gens se sentiraient davantage gênés par la vision du singe mort, car nous sommes nous-mêmes des singes, tandis que le lama est beaucoup plus éloigné et ne nous donne pas l’impression de nous trouver face à un miroir macabre. Une autre œuvre de l’exposition Bêtes de Scène, elle aussi créée par l’artiste Laurent Perbos, illustre la différence de traitement entre les grands singes et les autres espèces : dans Diamonds Fly Away, un buste en plâtre polyester est surmonté d’une pie empaillée. Un matériau artificiel a été utilisé pour représenter l’humain, mais pas pour l’oiseau.

 

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L'affiche de l'exposition Bêtes de scène et l'oeuvre Dimaonds Fly Away de Laurent Perbos © M.T

 

Il existe bien des œuvres utilisant des restes humains, mais il s’agit plutôt d’ossements. Ainsi du Crâne-Papillons de Philippe Pasqua, présenté à la Villa Datris dans la version originale de Bêtes de Scène, où un crâne humain est associé à des papillons naturalisés afin d’illustrer « le contraste entre le symbole de l’âme en Egypte ancienne et la grande fragilité de l’existence ». Hors du milieu artistique mais dans le même registre, on peut également citer l’attrait d’un grand nombre de visiteurs pour les catacombes où ossements et crânes font partie intégrante du décor, tout comme dans la célèbre Chapelle des Os (Capela dos Ossos) sise dans la ville d’Evora, au Portugal. Il est possible que l’usage d’ossements soit mieux toléré car ceux-ci ne portent pour ainsi dire plus aucune trace de vie : la personne à qui ils appartenaient ne peut pas être identifiée, elle n’a pas d’expression ni de regard, contrairement aux spécimens naturalisés qui reproduisent l’illusion de la vie. Se trouver face à un humain empaillé pourrait créer une angoisse, surtout s’il est bizarrement mis en scène. L’artiste mexicain Renato Garza Cervera joue d'ailleurs ouvertement avec l’idée d’un humain exposé comme un trophée de chasse dans sa série Of Genuine Contemporary Beast, qui représente des peaux de criminels tatoués transformées en tapis comme auraient pu l’être celles de grands félins ou d’ours.

 

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Mise en scène de crânes et d’ossements dans les catacombes de Paris © M.T

 

En observant différentes œuvres mettant en scène des spécimens naturalisés ou des ossements, on distingue finalement deux catégories : les œuvres où la mort ne constitue qu’un aspect secondaire, et celles où la mort constitue le sujet principal. Chez certains artistes, le fait que les animaux inclus au sein de leur composition soient empaillés semble lié à une simple dimension pratique : il est plus facile de créer une œuvre avec un animal immobile plutôt qu’avec un animal vivant qui n’arrêterait pas de bouger en détruisant la composition (et dont il faudrait également s’occuper). En général, l’animal n’apparaît vivant dans une exposition artistique qu’à travers des photographies ou des films. La mort n’est donc présente que parce qu’elle est plus facile à gérer et plus durable que la vie. Il est tout de même des exceptions, par exemple avec les aquariums qui sont parfois transformés en œuvres d’art, voire en accessoires de performance artistique comme chez Eric Staller et son œuvre Fish-O-Vision : une vingtaine de poissons rouges nagent dans un aquarium en forme de casque d’astronaute que l’artiste place sur sa tête pour se promener avec dans la rue. On peut également citer l'artiste portugaise Maria Loura Estevão et son installation Elevée(s) en galerie à la Galerie Duchamp d'Yvetot, où des poules domestiques vivantes sont présentées au sein d'un dispositif doté de perchoirs et de nids stylisés. Les oiseaux deviennent ici partie intégrante de l'œuvre au sein de laquelle ils vivent et amènent le visiteur à s'interroger sur des questions de société.

 

Dans la seconde catégorie d’œuvres contenant des restes animaux, la mort constitue le sujet principal. C’est le cas avec le Crâne-Papillons évoqué précédemment, ou encore avec les squelettes mécaniques de L’Ossuaire Dégingandé présenté en 2018 à La Fabrique Théâtrale de Loos-en-Gohelle. On retrouve cette même thématique dans les mises en scène de l’artiste Claire Morgan, qui illustre le processus de mort à travers des sculptures très esthétisées composées d’animaux empaillés et d’insectes naturalisés. Dans Falling Down, un rat suspendu paraît tomber à travers un nuage de mouches dont la présence évoque la décomposition des cadavres. La mort est aussi la thématique principale de l’œuvre Accident de chasse - Renard réalisée par Pascal Bernier ; l’artiste cherche ici à provoquer une prise de conscience chez les visiteurs en entourant de bandages un renard empaillé, comme pour tenter de soigner ses blessures. La mort de l’animal devient alors tristement ironique et veut inviter le spectateur à réfléchir sur les raisons pour lesquelles nous détruisons d’autres espèces.

 

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Une œuvre de L’Ossuaire Dégingandé et l’Accident de chasse de Pascal Bernier © M.T & P.T

 

La mort dans l’art est donc polysémique, et l’on pourrait presque dire qu’il y a autant de morts différentes que d’œuvres qui explorent cette thématique. Tantôt porteuse d’une forte valeur symbolique, tantôt réduite à un aspect secondaire purement pratique, elle est toujours apte à déclencher une émotion. Que les sentiments qu’elle inspire soient positifs ou négatifs, sa présence interpelle et fait naître des questionnements dans l’esprit du spectateur. L’art et la mort ont donc beaucoup en commun et n’ont sans doute pas fini de s’associer.

 

M.T

 

Pour aller plus loin : 

L’exposition Bêtes de Scène : https://fondationvilladatris.fr/2019-betesdescene/

Les catacombes de Paris : https://www.catacombes.paris.fr/

La Chapelle des Os : https://fr.wikipedia.org/wiki/Capela_dos_Ossos

La série Of Genuine Contemporary Beast : https://artmur.com/artistes/renato-garza-cervera/of-genuine-contemporary-beast/

L’œuvre Fish-O-Vision : http://ericstaller.com/urban-ufos/fish-o-vision/

L'installation Elevée(s) en galerie : https://www.paris-art.com/elevees-en-galerie/

Les œuvres de l’artiste Claire Morgan : http://claire-morgan.co.uk/2014-2/#masonry

 

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