“J'ai fait ta maison dans ma boîte crânienne”... Le nom de la nouvelle exposition temporaire de l’Ardenome a suscité ma curiosité ! Sentant l'arrivée d’un nouveau confinement, à plein nez, je profite de mes derniers jours de liberté pour m’y rendre. Je vous invite à me suivre dans cette monographie de Jeanne Susplugas où l'immense côtoie le minuscule, où les références du monde adulte et l'imaginaire de l'enfance se chevauchent et où les frontières entre intérieur et extérieur n’ont jamais été aussi floues.
L'Ardenome (Ancien Grenier à Sel) à Avignon se présente comme “un lieu culturel d’innovation et de création dédié à l’art des nouveaux média, qui tisse des liens entre l’art, la science et les technologies”. Du 24 octobre au 19 décembre, l’Ardenome accueille “J'ai fait ta maison dans ma boîte crânienne” une exposition signée Véronique Baton et Julie Miguirditchian mettant à l’honneur les œuvres de Jeanne Susplugas.
Plasticienne, vidéaste, installationiste, photographe, Jeanne Susplugas a de nombreuses cordes à son arc. Cette artiste française travaille sur l’aliénation aux pharmaceutiques et aux addictions. Récemment, elle a été exposée à La Maréchalerie à Versailles avec At home she’s a tourist-Chapter I ainsi qu'au CAB - Centre d'Art Bastille à Grenoble, avec She’s lost control again. Ses œuvres se sont exportées aussi à l’étranger, au Emily Harvey Foundation à New York ou encore au Mizuma Art Gallery à Tokyo, pour ne citer que ces deux institutions.
Parcours de l'exposition
Le parcours d’exposition commence dès le hall d'entrée avec l’inscription lumineuse “Disorder” suspendue au plafond. Cette œuvre introduit très bien cette exposition avec ce mot inquiétant joliment camouflé sous de joyeuses lumières.
Dans la première salle, je découvre une petite cabane qui accueille une œuvre de réalité virtuelle mais le dispositif est occupé par un autre visiteur et je préfère y revenir plus tard, et je suis déjà attirée par l’installation suivante: Flying House. Il s’agit d’une maisonnette, qui semble tout droit sortie d’un dessin d’enfant, entourée de divers objets: clé de voiture, pistolet, crayon, livre d’inspiration, boîte de médicament, raquette de tennis, poing américain… Le taille des objets est modifiée par rapport à celle qu’ils ont dans le monde réel. Le crayon par exemple me dépasse tandis que le livre d’inspiration pourrait tenir au creux de ma main. Au fond de la salle sont exposées trois œuvres : deux séries de dessins intitulées, In my brain et Flying house, ainsi que Wall drawing une fresque sous forme d’arbres généalogiques explorant les phobies et pathologies.
Wall Drawing de Jeanne Susplugas © Elise Franck
Dans une seconde salle reconvertie en piste de danse, cohabitent deux œuvres: l’une matérielle, l’autre sonore. La première Disco Ball, est un assemblage de boules à facettes. Les esprits scientifiques reconnaîtront peut-être la structure chimique de l'éther, substance psychotrope. La seconde œuvre Little Helpers, fait écho à la première, il s’agit d’une compil de chansons faisant allusion aux psychotropes. Plus loin, dans une petite salle, dans une intrigante projection vidéo, There’is no place like home, une femme tourne inlassablement sur elle-même en répétant la phrase en boucle “There is no place like home”, la phrase clé de la fin du magicien d’Oz.
La visite se poursuit au sous-sol, avec Light House III, une sphère de lumière dans laquelle je peux pénétrer. On peut comprendre ici une métaphore de l’addiction et ses ambivalences. En effet, les diodes lumineuses provoquent une attirance, mais une fois à l'intérieur, cette sphère ressemble à une cage de métal, une prison froide représentant la dépendance. L’emplacement de cette installation au sous-sol, accentue l'idée d’enfermement.
Light House III de Jeanne Susplugas © Dou
Je finis mon parcours de visite, à l'étage, sur la mezzanine avec une vue d’ensemble sur toute la première salle.
Un poétique patchwork d'images et de références
Ce qui m’a particulièrement plu dans cette exposition c’est la tension constante entre des opposés : le monde de l’enfance et le monde adulte, l’immense et le minuscule, le fantastique et l’angoissant, l’ouverture et l'enfermement, l’intime et le collectif. J’ai vu cette exposition comme un patchwork d’images aux références et à l'esthétique variées qui créent finalement une étonnante harmonie. Ce “patchwork” matérialise pour moi la fugacité de notre esprit cette capacité qu’a notre cerveau à jongler entre d’une idée à une autre.
Les objets de la première salle aux tailles modifiées et le gros réveil me font penser à Alice aux Pays des Merveilles et la projection There is no place like home renvoie au Magicien d’Oz. Il y a aussi la série de dessin Flying House qui m'évoque les contes de fées avec entre autres la représentation d’un château. En s’attardant sur certains détails je peux noter un Playmobil ou un doudou. Par petites touches, Jeanne Susplugas nous peint le monde de l’enfance. Mais cet univers enfantin et innocent cohabite de manière un peu dérangeante avec un monde plus obscur: celui des phobies, de la violence, des addictions...
Flying House de Jeanne Susplugas, avec le Playmobil comme référence à l’enfance © Elise Franck
Néanmoins, cette exposition a la capacité de traiter de ces sujets épineux et de l’intime avec beaucoup de justesse. L'intime est toujours envisagé avec son pendant, le collectif. Le collectif est exprimé dans l’arbre généalogique par exemple, et nos phobies et nos addictions semblent soudain moins angoissantes quand on se rend compte qu’elles sont partagées.
Le travail de Jeanne Susplugas me parle, et je crois qu’il parlerait à n’importe quel visiteur. En effet, l’exposition est une série de clins d’œil qui saisit constamment notre intérêt, et ne nous laisse pas le temps de nous ennuyer. Il y a des références pour chacun. Il est possible de noter des références collectives et artistiques comme par exemple la reprise de La création d’Adam de manière contemporaine dans l’œuvre en réalité virtuelle. Mais il y a aussi des références bien plus anecdotiques qui ne parleront pas à tous. L’utilisation des graphismes “Bitmoji” dans les cartes mentales In my Brain, en est un bon exemple. Cette référence m’a interpellé et fait rire mais j’imagine qu’elle n’a pas touché tous les visiteurs. De la même façon certaines références ont probablement su capter l'intérêt d’autres visiteurs mais ne m’ont rien évoqué.
In my brain de Jeanne Susplugas, avec la reprise par endroit du graphisme “Bitmoji” © Elise Franck
Cette accumulation d’images, de medium, de références peut sembler désordonnée mais la métaphore de la maison-cerveau, tantôt prison, tantôt cocon sert de fil rouge. Les limites de cette maison se font poreuses entre dedans et dehors. Notre cerveau se nourrit de notre monde extérieur et collectif pour en créer un autre, intime, intérieur et sans limites comme un kaléidoscope.
Zoom sur I will sleep when I’m dead, une déambulation cérébrale en réalité virtuelle
L'alcôve dédiée à I will sleep when I’m dead s’est libérée. Cette œuvre est initialement placée en début de parcours pour introduire l’exposition mais j’ai trouvé intéressant de la découvrir à la lumière des autres œuvres et je pense que cela m’a donné des clés de lecture supplémentaires sur ce que j’avais vu précédemment. C’est une œuvre en réalité virtuelle. Pour rappel, la réalité virtuelle est une technologie permettant de plonger une personne dans un monde artificiel créé numériquement. La réalité virtuelle se différencie de la réalité augmentée qui elle est une interface virtuelle venant enrichir la réalité grâce à une superposition d’informations complémentaires.
Un fauteuil pivotant et un casque de réalité virtuelle m’attendent dans une cabane. Je dois dire que je suis plutôt sceptique vis à vis de cet usage de technologie, mais je me laisse tenter.
Je mets le casque, entre alors dans une boîte crânienne et entame un voyage entre les neurones et les synapses. Je flotte entre des pensées: un bras bionique, une maison, un clitoris, un chien, un masque chirurgical, un crâne… Je flotte dans une multitude d’images. Curieuse, je me prête rapidement au jeu et pars en exploration immobile. Les images se juxtaposent, se rencontrent pour créer un sens nouveau. C’est une expérience drôle, surréaliste mais aussi un peu angoissante et dérangeante ; le son et les voix diffusées par le casque déroutent, et je me sens presque voyeuriste.
Le spectateur est dans une posture active, c’est lui qui se déplace ou du moins qui déplace son regard pour créer du sens. Il est ici acteur de son expérience, qui ne sera pas similaire à celle des autres spectateurs en fonction de sa curiosité, sa culture personnelle, ses références et aussi certainement selon la disposition émotionnelle dans laquelle il est au moment de sa visite. Je sors de cet autre espace-temps un peu déboussolée mais convaincue : l'utilisation de la réalité virtuelle est ici un pari réussi.
Jeanne Susplugas aime jouer avec les mediums. En effet, un rapide coup d’œil dans l’exposition “J'ai fait ta maison dans ma boîte crânienne” permet de se rendre compte de la pluralité des supports artistiques employés: dessin, installation, vidéo, céramique… Dans une interview diffusée en fin d’exposition, l'artiste explique que son travail d’artiste commence par l'émergence des idées et que la question du médium se pose ensuite. Pour la série In my Brain par exemple, elle choisit la technique du dessin à l'encre qui a selon elle une dimension intime et qui se prête donc bien à l’idée d'introspective et de neuro-portrait. C'est le propos qui va venir dicter le medium et c'est ensuite elle qui s'entoure des personnes compétentes pour apprendre des savoirs-faire si un medium qu'elle ne maîtrise pas bien lui semble plus pertinent qu'un autre. En ce qui concerne la réalité virtuelle, Jeanne Susplugas y a souvent songé mais a préféré attendre un projet pour lequel ce médium ferait sens. Pour I will sleep when I'm dead, sa première œuvre numérique, la réalité virtuelle apparaît comme une évidence car elle permet de matérialiser le voyage entre les ramifications du système nerveux.
Je précise que I will sleep when I’m dead s’inscrit dans le cadre de l'événement Chroniques, Biennale des Imaginaires numériques porté par les associations Seconde Nature et Zinc. Cette biennale promeut et s’interroge sur la création contemporaine et les technologies numériques. Ce genre d’initiative démontre bien tout ce que le numérique et notamment la réalité virtuelle ont à offrir à l’art contemporain. La réalité virtuelle n’a pas toujours été complètement explorée pour deux raisons majeures: le coût qu’elle engendre et la maîtrise des outils technologiques qu’elle nécessite. Cependant, les avancées technologiques aujourd’hui facilitent l’appropriation de ces outils et rendent la réalité virtuelle plus abordable. Aussi, la réalité virtuelle permet de repenser le travail de l’artiste contemporain, puisque travailler sur un projet de réalité virtuelle c’est travailler en équipe comme sur un tournage de film. Il s’agit de croiser les compétences et les créativités et cela ouvre le champ des possibles pour la création contemporaine.
Élise Franck
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