Mon esprit semble me projeter vers un endroit familier. Pourtant, il m’est difficile de le reconnaître : le lieu est sombre, comme si toute la lumière était absorbée par un trou noir. Peut-être qu’à force de ne plus pouvoir m’y rendre, ma mémoire l’a supprimé. Tout en me forçant à discerner l’endroit où je suis, je commence à marcher. Et au premier pas, je reconnais un son. Mon corps lourd et ankylosé avance avec difficulté sur ce que je crois être un vieux parquet, comme celui des vieilles bâtisses. Le bois craque et les fibres de la matière se déchirent au fur et à mesure que je me déplace dans cette pièce. J’éprouve ce déchirement dans mes chairs, et à chaque pas, les poils de mon corps se dressent. Je me courbe afin que mes mains puissent sentir le parquet. J’ai l’impression que les cellules de ma peau s’arrachent et se coincent dans la matière quand mes doigts caressent le sol. Il est assez vieux, lisse, et je sens mes mains : cela sent le miel et le pin. Après quelques instants, je réussis à la décrypter précisément en faisant appel à de vieux souvenirs. Je creuse dans ma mémoire, les muscles de mon visage se contractent si forts que des douleurs apparaissent autour de mes yeux. Mon cerveau brûle, forant encore plus profond dans mes souvenirs. Et puis soudain, plus rien et les muscles de mon visage se détendent. De la cire.

Il fait chaud, alors je m’étends sur le sol et cette odeur, qu’il avait été si difficile à identifier, m’enveloppe dans un cocon. Je ne vois toujours rien. Et au bout que quelque temps un point lumineux apparait dans le ciel noir. Seul. Puis un deuxième, et un troisième jusqu’à former un amas de points lumineux. Chaque point me rappelle une perle qui brille quand le soleil vient taper de ses rayons sur une de ses facettes. De ces petites perles, il y en a des centaines suspendues au-dessus de ma tête, retenues par des fils imperceptibles. Même si je me sens soulagée avec l’apparition de cette source de lumière, elle est encore si faible que je peux à peine apercevoir le parquet et encore moins l’endroit où je me trouve. Ces petites étoiles immobiles forment plusieurs cercles imbriqués les uns dans les autres. Mon corps se détend et le parquet, si froid, devient plus chaud. Apaisée par cette chaleur, mes muscles s’allègent et à chaque fibre musculaire détendue, des amas lumineux apparaissent. La lumière est de plus en plus présente dans la pièce. Je me relève sur mes coudes et en me concentrant un peu, j’arrive presque à deviner des formes. Se dresse devant moi une ombre assez volumineuse qui ondule dans l’espace. Le bruit du parquet craque de plus bel sous mon corps. Je me dirige droit devant en faisant le moins de bruit possible, car j’ai l’impression que l’on m’observe depuis le début et qu’autour de moi se trouve une multitude de personne. Je tends mes mains, je tressaille. Il ne s’agit pas d’une ombre, mais d’un objet froid. J’attends quelques instants, tétanisée, incapable de bouger. Sous mes mains, la matière est rugueuse et semble poreuse. Cette sensation me rappelle immédiatement les maisons en tuffeau de la Loire. Très vite, mon esprit fait le lien entre ces maisons et la matière de ce bloc. Il s’agit de la pierre. Rassurée par la nature de l’objet, ma pression artérielle revient à la normale. Je commence à parcourir ce bloc de pierre du bout de mes doigts. Mes mains sont à présent au sommet du bloc et je peux sentir des bosses et des creux qui ondulent comme des vagues et qui se rassemblent tous en un même point. Je ramène mes mains vers l’avant et sous ma peau se creuse une forme qui ne m’est pas inconnue. Du bout du doigt, j’effleure le haut du devant du bloc de pierre et au fur et à mesure que je descends, je ressens une légère courbe. Arrivée au sommet, mon doigt glisse vers quelques centimètres plus bas sur deux petites bosses pulpeuses et allongées, et qui esquissent une douce cambrure en leurs extrémités. Je parcours le reste. De chaque côté du bloc de pierre, un morceau se détache et se projette devant moi. De la paume de ma main, je parcours ce bloc, pendant que mon autre main reste immobile sur l’autre morceau qui me semble symétrique. Le morceau se divise maintenant en cinq petites ramifications que je peux sentir effilés et délicats. Je réussis à glisser mes doigts entre les creux, ils s’y logent parfaitement. La sensation ressentie ne m’est pas indifférente. J’ai l’intime conviction que ce bloc de pierre est animé par une âme d’un autre temps. Je regarde autour de moi, j'ai toujours l'impression d'être observée. J’abandonne ce bloc de pierre pour aller observer les alentours.

Dans l’obscurité, et en contractant les muscles de mes yeux, j’arrive à distinguer des sortes de fenêtres de différentes tailles qui s’accumulent, recouvrant ce que je pense être des murs. Derrière ces fenêtres, se trouvent une multitude de choses qui n’ont aucun lien entre elles. Je passe d’une fenêtre où l’on peut voir un paysage de la Grèce Antique, à une autre où se profile un très beau château anglais. Je ne comprends pas. Et puis les personnes elles-mêmes ne sont pas revêtues de la même façon. Dans une des fenêtres, deux femmes, assises sur une chaise. Leur poitrine est littéralement ouverte de façon à ce que l’on puisse voir leur cœur. À la vue de cette fenêtre, une forte émotion empoigne mon propre cœur et comme par magie les petites perles suspendues dans le ciel scintillent un peu plus. Je comprends. Alors, je me mets à courir allant de fenêtres en fenêtre. Dans l’une, deux femmes arborant de ravissantes toilettes se baladent dans un champ de coquelicot avec leur enfant. Et dans une autre, un couple qui s’embrasse, le visage caché par un voile blanc. À chaque fenêtre, la lumière se fait de plus en plus forte. À force de courir, je ne remarque pas que je suis revenue devant ce fameux bloc de pierre. Instinctivement, je glisse doucement ma main à l’intérieur de la sienne. Comme si j’avais appuyé sur un bouton, la lumière apparait.

Je sursaute à cause d’un flash qui me tire brusquement de ma rêverie.

Je m’étais assoupie sur un banc d’un musée.

Je tiens dans la main un crayon de papier et dans l’autre un carnet de croquis. Une statue est dessinée, exactement la même que dans mon songe. Je me redresse devant la statue, triomphante au milieu de la salle. Elle me regarde. Je ne suis pas encore totalement réveillée, j’ai l’impression qu’elle me fait un clin d’œil. Autour d’elle, le public déambule.

Après de longs mois d’absence, le public revient admirer ces œuvres d’un temps révolu. Nous n’observons pas seulement les œuvres d’art. Nous admirons, ancrons dans nos mémoires ces sociétés passées. Plusieurs jeunes femmes sont attroupées autour des Deux Fridas de Frida Kahlo, tandis qu’un vieux couple se remémore leur amour de jeunesse devant Les Amants de René Magritte. Des enfants courent autour de leurs mères essayant de les distraire pendant qu’elles discutent devant Les Coquelicots de Claude Monet. Ces sociétés ont sculpté pendant des siècles celle dans laquelle nous vivons. A notre tour, nous sculptons un avenir pour les générations futures. Les musées seront toujours là, intemporels et résistants au temps, même confiné. Dans quelques siècles, ces gardiens des civilisations perdues abriteront sans doute des œuvres, des témoignages et des objets, recenseront des pratiques que nous, citoyens du XXIe, ne connaitrons jamais.

 

Illustration article 4 crédit Salomé Turpin2

© Salomé Turpin / Instagram @sallymoony

 

Edith Grillas

 

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