À qui s’adresse la relance économique du gouvernement ?

Dans ses Lettres à Miranda, Quatremère de Quincy écrivait en 1796 que le patrimoine artistique et historique tient à « cette vertu instructive que les étudiants reçoivent, sans s’en apercevoir, de tous les objets qui les entourent » et à « cette force d’habitude qui, comme l’air environnant, vous pénètre de toute part ».

La formule de « force d’habitude » est parlante, tant elle témoigne tout à la fois d’une proximité de l’art que d’une conscience mise en veille. Deux siècles plus tard, c’est le même souffle d’habitude qui teinte la vie des musées. Cette « habitude », c’est celle du Parisien qui ne s’étonne plus des files d’attente, de la prolifération du public et de son entassement sur la place du Louvre, c’est celle de la culture du chef-d’œuvre, qui nous fait penser aux maîtres d’art dans les grandes agglomérations françaises, c’est celle, aussi, d’un tropisme parisien artistique qui continue d’alimenter les décisions publiques.

Relancer la culture : le culte des chefs-d’œuvre parisiens

En proie à la crise actuelle des musées, qu’il ne convient pas ici de répéter et de résumer tant nous l’avons écoutée, l’Etat présentait en septembre 2020 un plan de relance inédit, pourvoyant le patrimoine et les musées d’une aide de 614 millions d’euros. La somme était pharaonique, pour un secteur jugé « non essentiel » lors du confinement. Loin des gros titres, et en se penchant sur la question, on retrouve en quelques clics la logique de cette politique de relance : « 614 millions d’euros » soit « 334 millions pour les grands établissements patrimoniaux soutenant l’attractivité et le rayonnement international de la France », voilà ce que l’Elysée avait jugé comme modèle le plus juste pour redonner à la culture des airs de sûreté. Ces grands établissements patrimoniaux, ce sont, appelle-t-on, des « grands opérateurs nationaux » ou des « opérateurs publics de création ». Autrement dit, et pour l’énoncer de manière simple, on présentait une réforme qui tournait la moitié de sa politique de relance vers « les lieux culturels à forte influence », vers ces hauts-lieux parisiens capables de donner au rayonnement français la force d’en dépasser ses frontières : le Musée du Louvre, le château de Versailles, le musée d’Orsay et de l’Orangerie, le Centre Pompidou ou encore la Réunion des musées nationaux-Grand Palais. Les musées d’art étaient ainsi les favoris.

En somme, l’explication donnée, rationnelle et logique, est de combler les plus grandes pertes et de compenser ces géants muséaux, qui avaient souffert de l’absence de touristes internationaux. Les chiffres-bilan du confinement tombaient : « une chute de 40 à 80% » pour les musées de la capitale. L’équilibre était restauré, puisque les musées régionaux, quant à eux, s’en sortaient bien : une baisse « modérée » de 15% pour le Mucem de Marseille, des sites archéologiques en plein air sauvés par des sorties familiales dominicales ou un musée du Louvre de Lens qui affichait un « été correct ». La crise sanitaire a donc marqué l’écart du paysage muséal. Les institutions parisiennes ont subi la réduction massive du nombre de touristes sur le territoire. L’été 2020 constatait déjà une baisse de fréquentation de plus de 70%. Les musées régionaux ont bénéficié, quant à eux, d’un fort ancrage culturel : le musée demeurait un lieu familier dans le quotidien du public de proximité.

Pourtant, les politiques actuelles refusent de repenser ce modèle. Elles écartent l’idée d’un plan de relance qui valoriserait une transmission culturelle à l’échelle nationale et qui s’appuierait tout à la fois sur un ancrage local et un renouvellement du public français. C’est donc bien toujours le culte du chef-d’œuvre que nous continuons à défendre, puisqu’il est onéreux et exploitable économiquement. Cependant, ce même culte ne faisait plus aucun bruit dans le silence de Paris mis en quarantaine et délaissé par le visiteur étranger. Alors je me demande, à qui sert-il réellement ? D’où vient cette politique muséale obsédée par les créations des prodiges ? Qu’est-elle devenue aujourd’hui ? Et surtout, qu’implique la sur-protection de ces musées nationaux lorsque les frontières fermées qui scellent le déficit des caisses mettent en lumière la primauté de leur rentabilité ?

La genèse du culte : au-delà du Louvre, la « pullulation d’œuvres d’art en régions » (Gazette des Beaux-Arts, 1865)

En 1792, Jean-Marie Rolland, alors ministre de l’intérieur, avait pensé un Muséum français, organique et pédagogique. « Parvenir, autant qu’il sera possible, à une répartition égale des collections » était le projet de départ. En 1801, un décret Chaptal en renforçait le trait. On pensait alors le développement des musées de provinces, alimentés par l’envoi d’œuvres et appuyé sous le concept de Nation. Ce sont plus de 600 musées qui voient le jour à la fin du XIXe siècle. Les motivations sont diverses : apaiser les tensions politiques issues de la Révolution des provinces, égaliser et démocratiser les vertus pédagogiques et citoyenne du musée français ainsi que considérer ses apports commerciaux et touristiques, en ayant déjà en tête l’inéluctable bénéfice d’un rayonnement national. Lyon, Toulouse, Bordeaux, Strasbourg, Marseille, Rouen, Nantes, Dijon, Caen, Lille, Mayence, Rennes et Nancy sont les villes choisies. Elles ont en commun d’être dotées d’un noyau de collections publiques, d’un noyau des Beaux-Arts et d’un espace pouvant recevoir des œuvres. C’était, en somme, la première fois qu’une répartition artistique rentrait dans un projet national, pouvant illuminer la capitale et éclairer les « provinces ». Et les chefs-d’œuvre, quant à eux, devaient sans équivoque rester à Paris, capitale culturelle, pris entre le Louvre et Versailles.

A qui servent aujourd’hui les chefs d’œuvres ?

Revenir sur cette genèse permet d’interroger la place que nous accordons aujourd’hui aux trésors des Beaux-Arts. Le projet pédagogique de la fin du XVIIIe siècle était presque organique. Il étendait sur le territoire les modèles artistiques tout en gardant Paris comme noyau dur de l’influence. Aujourd’hui, la richesse esthétique est devenue objet touristique. Mais c’est peut être bien pendant la crise actuelle que les musées devraient, comme l’a souligné l’historien Jean-Michel Tobelem, « réfléchir à leur mission fondamentale qui n’est pas de continuer dans un système productiviste, et augmenter chaque année le nombre de visiteurs car cela rapporte plus d’argent : leur mission est de servir nos concitoyens »1.

En outre, on applaudit l’ancrage local des musées en région qui explique leur endurance face à la crise. Tout est dit, comme si les habitudes d’un public régional étaient garantes du salut des institutions. Mais on ne s’interroge pas sur cette résistance et sur ce qu’elle dévoile sur le rôle et la force d’un musée. On parle de « tropisme », comme si l’histoire de l’art avait mécaniquement poussé les grandes villes touristiques à devenir les lieux communs des chefs-d’œuvre. Et s’ils doivent l’être, ces institutions devraient également interroger les habitudes des Franciliens qui délaissent ces hauts-lieux. Derrière leur histoire et leur sacralisation, on se demande pourquoi ces musées si riches n’ont plus l’ambition d’attirer les Franciliens. Peut être parce que l’ambition du bénéfice, l’obsession de la production ont fait des chefs-d’œuvre le point d’une politique économique amorcée au début du siècle plus que celui d’un plan culturel. A quoi bon redonner envie à certains publics franciliens d’avoir le courage de passer la porte du Louvre si 80% des visiteurs est naturellement livré par le tourisme annuel ? Pourtant, la situation sanitaire nous incite à penser tout autrement.

Le musée-souvenir ou musée-PIB est essentiel, puisque nous avons indéniablement accepté de mettre la culture au service de l’économie. Il devient un problème lorsque sa mission, son devenir et sa place dans la vie publique n’obéissent qu’aux lois des bénéfices et des pertes. Il faudrait s’interroger sur cette protection politique du « tropisme » parisien, et non pas penser qu’elle obéit à des lois physiques ou naturelles qui nous échappent. Ce qui se joue dans la protection de ce musée-PIB est la propre démocratisation des chefs-d’œuvre, comme lieu de savoir et de bien commun. Dès lors que le bruit des pièces et des boutiques souvenirs annihile les échos des œuvres, alors c’est la propre genèse démocratique du musée que l’on délaisse. Et si cette obsession pour le rentable déclinait un jour vers la fin des dimanches gratuits ou celle des tarifs réduits ? Et si l’argent rapporté par les chefs-d’œuvre légitimait un jour la direction totale de ces « grands opérateurs nationaux » ?

Alors ce serait cette même « force d’habitude » - prônée par de Quincy - qui pousserait,  par servitude volontaire ou par somnolence, les chefs d’œuvres à mourir lentement. Un plan de relance culturelle dicté par la perte d’un public que l’on ne s’étonne pas d’avoir délaissé est paradoxal. Sans doute parce qu’on ne se demande plus qui il convient d’accueillir dans les maisons des chefs-d’œuvre. Encore est-il que la part de responsabilité entre les musées et le public est incomparable, à l’image de Gustave Geffroy qui pardonnait son absence à une foule envieuse d’accéder aux chefs d’œuvres : « Il ne faut donc pas lui demander de venir, il faut aller la trouver ».

Lien vers la relance du gouvernement

 

AG

 

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1 Echange avec Jean-Michel Tobelem, professeur à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne : https://www.franceculture.fr/societe/covid-19-comment-vont-les-musees

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