Durant le mois de juillet 2020, j’appris que j’étais retenue pour intégrer le Master Expographie-Muséographie de l’Université d’Artois. Aussi, dans la torpeur de l’été parisien, je cherchais à préparer mon esprit déconfiné à cette rentrée pleine de promesses. Si mes lectures étaient avant tout théoriques, je tombais un jour, en parcourant d’un œil distrait la bibliothèque d’un ami japonophile, sur un ouvrage dont le titre mystérieux retint mon attention : Le Musée du Silence. J’empruntais ce livre et découvrais alors Yōko Ogawa, auteure japonaise à succès... Et je me laissais entrainer dans une étrange aventure. 

Des collections, un musée et… Quatre phases de la lune. 

L’histoire prend place dans un manoir. Le lecteur suit le narrateur, un jeune muséographe, qui arrive par le train dans un petit village éloigné du reste du monde. Sa vie va alors graviter autour de l’étrange habitation, où il est chargé de réaliser un musée pour le compte d’une vieille dame acariâtre et… outrageusement ridée. Il s’agit pour lui d’exposer une collection particulière, encore en cours de constitution. En effet, chacun des objets a été volé par la vieille dame à un habitant du village juste après sa mort. C’est désormais au muséographe de poursuive la mission engagée par la propriétaire du manoir : celle de garder une trace de chaque habitants de la bourgade. Pour ce faire, il est aidé d'une jeune fille mystérieuse et du jardinier du domaine, et croise sur sa route tout un panel de personnalités énigmatiques. Les personnages développés par Ogawa semblent complexes mais restent toujours insaisissables. 

C’est d’ailleurs le propre de ce roman : tout reste en surface. Où l’histoire se déroule-t-elle exactement ? On ne sait. Yōko Ogawa nous plonge au cœur d’un univers clos, intemporel, qui attise la curiosité du lecteur autant qu’il le déroute. Sommes-nous au Japon ? En Europe ? Rien ne nous permet de le dire, car aucun lieu n’a de nom, ni ne porte le sceau d’une quelconque culture pour nous orienter. On se contente de suivre paisiblement le fil des saisons et des cycles lunaires, qui rythment l’avancée de la mise en place du musée. L’auteure enferme ainsi son lecteur autant que son personnage principal au sein d’un microcosme sans âge, d’où l’on comprend vite qu’il ne sortira jamais. En effet, toute entreprise de contact avec le monde extérieur semble vaine : si le muséographe essaie à plusieurs reprises de communiquer par voie épistolaire avec son frère, ses tentatives ne trouvent aucun écho et restent sans réponse (ce qui semble d’ailleurs frustrer plus lourdement le lecteur que le jeune homme lui-même). Nous restons ainsi dans les grandes pièces froides de ce manoir, petit monde à part entière, avec son immense jardin et ses écuries. Ce lieu, calme et paisible en apparence, véritable havre de paix, semble exister dans un seul et unique but : accueillir le musée. Et lorsque les personnages en sortent, c’est pour grimper au monastère, où ils tombent sur d’étranges moines vêtus d'une peau de bête qui, ayant fait vœu de silence, recueillent les secrets, ou bien pour accéder au village et à ses drôles de boutiques de souvenir. Mais l’ensemble de cet environnement décrit par Ogawa nous apparaît lisse, aseptisé, même quand l’on y rencontre une violence inouïe (meurtres en série, attentat à la bombe…). En effet, la succession d’évènements exogènes angoissants venant ponctuer les scènes de huis-clos doucereuses du manoir ne parvient pas à perturber le climat de quiétude qui alimente la sensation dérangeante ressentie par le lecteur. Cette dernière est renforcée par le fait que le livre se termine comme il a commencé : dans la « normalité » et l’ordre le plus total. 

L’histoire que nous raconte Le Musée du Silence n’est pas inattendue. Au contraire, on sent dès le début que quelque chose cloche et l’on comprend vite ce qu’il se passe. La fin est donc sans surprise, mais ce qui fait pour moi le charme de ce roman et toute sa poésie, c’est cette étrange atmosphère cotonneuse, ce monde aux contours flous. Où s’arrête la réalité pour laisser place au fantastique, au surnaturel ? Où commence le rêve ? La perte de repères spatio-temporels de l’œuvre de l’auteure japonaise m’a inlassablement renvoyée à l’univers lynchien et à ses zones d’ombres qui se découvrent au sein d’un univers en apparence sain et rationnel. Comme chez Lynch, le silence est omniprésent chez Ogawa et les horreurs de l’humanité sont vécues avec une passivité déconcertante.

 

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Betty Elms (Naomi Watts) entrant dans le Silencio Club dans Mullholland Drive © David Lynch.

 

Le macchabé et le musée.

Un aspect important du Musée du Silence est bien évidemment la mise en place du musée en lui-même et le travail du personnage principal autour de la collection. En effet, les étapes de conservation sont décrites et suivies méticuleusement : après avoir découvert un amoncellement d’objets en tout genre laissés à l’abandon, le muséographe s’emploie au dépoussiérage et à l’archivage des artefacts. L’étape de fumigation est également abordée par l’auteure, dont le personnage construit un dispositif « maison » permettant d’assainir chaque œuvre. Le jeune homme suit également la construction du musée dans les anciennes écuries du manoir et livre ses réflexions concernant le sens de déambulation, l’éclairage, la présentation des objets au sein des vitrines… Bien que le lecteur imagine mal qui pourrait bien venir visiter ce musée, on comprend que la prise en compte des publics et de leur ressenti vis-à-vis de cette collection particulière importe au personnage développé par Yōko Ogawa. Car là se trouve bien le propos principal de l’auteure. En travaillant à la conservation des objets des défunts, le muséographe permet la transmission et la sauvegarde de leur mémoire. Il respecte ainsi en partie la définition que donne l’ICOM du musée dans son rôle de « sauvegarde des mémoires diverses pour les générations futures ». 

La mort est omniprésente dans les musées. Comme le dit l’historien de l’art Jean-Marc Terrasse, elle est « l’événement par excellence » qui constitue les collections. Serge Chaumier et Isabelle Roussel-Gillet soulèvent d’ailleurs à juste titre, dans le chapitre consacré au Musée du Silence au sein de leur ouvrage Le Goût des Musées, que « le musée a toujours peu ou prou à voir avec le cimetière ». Face à la collection décrite par Ogawa, on ne peut pourtant pas s’empêcher de ressentir un malaise, une sorte de rejet mêlé d’une fascination qui nous semble malsaine. Cela tient peut-être à l’idée de se retrouver face à un objet dans lequel semble s’être incarnée l’âme de quelqu’un, et à l’aspect invasif que représente le fait de poser son regard sur un objet aussi intime. Mais si le musée du silence et ses collections n’existent, à ma connaissance, pas encore, il est des musées qui, par la volonté première de leurs créateurs, s’en rapprochent. Éloge de l’accumulation et du foisonnement, les musées personnels attisent notre curiosité par ce caractère intime.

 

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Poupée réalisée par l’artiste Danielle Jacqui © Lucile Garcia Lopez.

 

Ce qui rend la maison de Celle qui Peint de Roquevaire si attirante, ce qui nous donne, presque malgré nous, l’envie irrésistible de pénétrer en son sein ne tient pas (qu’) à son aspect esthétique déroutant. Ce qui nous attire, c’est de voir, de vivre cet amoncellement d’objets parmi lesquels se meut au quotidien Danielle Jacqui. Le visiteur, devenu voyeur, constate alors l’effacement des frontières entre l’utile et le cosmétique, entre la réalité et le rêve. Et dans l’illisible, il a la sensation d’avoir pu toucher du doigt, d’avoir pu ne serait-ce qu’effleurer l’être profond de l’Artiste, cette personne souvent sacralisée, dont on oublie qu’elle est (ou qu’elle fut) aussi humaine que nous. 

Une quête sans fin. 

On l’aura compris, Yōko Ogawa se penche sur le rôle des musées plus que sur celui des muséographes. Elle y trouve le prétexte parfait pour aborder le thème de la mémoire. L’objet extorqué à la mort du défunt devient le résumé d’une vie : les tubes de peinture d’une artiste ratée, le scalpel d’un médecin spécialisé dans l’ablation des oreilles… L’entreposer, c’est permettre à l’être qu’il personnifie d’échapper à l’anéantissement total que représente l’oubli… Et ainsi de lui permettre de continuer à vivre. Que serait le monde si l’on avait gardé un objet représentant chaque personne étant physiquement passé sur cette terre ? Le muséographe d’Ogawa se pose la question : quand cette quête s’arrêtera-t-elle ? Le musée sera-t-il assez grand, assez vaste, assez solide pour accueillir et protéger indéfiniment ces souvenirs ? De tout temps, en tout lieu, dans toutes les sociétés et civilisations, l’Homme a collectionné. Cette action d’accumulation semble découler de cette inclinaison humaine à vouloir marquer symboliquement les objets qu’il croise sur son chemin. Déjà Néandertal, au Moustérien, amassait de petits objets divers dans un but qui nous est, aujourd’hui encore, inconnu. Leroi-Gourhan, en 1965, nous disait d’un dépôt retrouvé à Arcy-sur-Cure qu’il était « le premier témoin attesté de la reconnaissance de formes [...] le premier signe [...] de la quête du fantastique naturel [...] forme d'adolescence des sciences naturelles car dans toutes les civilisations l'aurore scientifique débute dans le bric-à-brac des ''curios"». 

Aujourd’hui, une collection de musée se constitue à la suite de choix et de refus, réalisés selon des règles strictes. Dans le cas du Musée du Silence, il s’agit d’une sélection arbitraire, basée sur le choix d’un tiers et sur l’idée qu’il se fait d’une personne. Les objets sont la traduction physique de relations entretenues au cours d’une vie. Ils sont le lieu de fixation du souvenir, mais aussi des fantasmes d’une collectionneuse qui reconstitue une communauté macabre centrée autour du village. Malgré cela, le livre de Yōko Ogawa nous invite à nous questionner : Quel statut ontologique pour l’objet de musée ? Quelle présence du corps ? Plus largement, on ne peut s’empêcher de se demander : Quel objet pour me représenter ? Que choisir pour se substituer à mon corps lorsque ce dernier sera redevenu poussière ? Pour le muséographe de notre histoire, cette quête de l’objet devient passion. Elle permet garder la mémoire et de ne pas être « avalé par les ténèbres ». Le roman se fait ainsi la cristallisation de ce besoin tu, gardé secret, mais qui pourtant traverse les âges : se souvenir pour ne pas disparaître. 

 

Lucile Garcia Lopez

 

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Bibliographie : 

Chaumier Serge, Roussel-Gillet Isabelle, Le Goût des Musées, Paris, Mercure de France, 2020, 128 p.

Coquet Michèle, « Des objets et leurs musées : en guise d'introduction », dans : Journal des africanistes, tome 69, 1999, pp. 7-28.

Lascault Gilbert, « Les Musées Personnels », dans : Encyclopedia Universalis [en ligne] https://www.universalis.fr/encyclopedie/musees-personnels/

Ogawa Yōko, Le Musée du Silence, Arles, Actes Sud, 2005, 315 p.

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