Conservation entropique pour œuvre périssable ?

La conservation préventive vise à anticiper et ralentir la dégradation des biens culturels. Des méthodes et des protocoles visant à réduire les effets (climat, lumière, agents biologiques, polluants) permettent de garantir les modalités de stockage et de conditionnement des artefacts. Les pratiques de la conservation préventive couvrent aussi des recommandations de stockage, d’accrochage, d’emballage et de téléchargement. Mais également l’archivage et la documentation en cas de perte ou de vol grâce à des Thésaurus tel que la base TREIMA II et l’Office Central de lutte contre le trafic des Biens Culturels (OCBC), le groupe OVNAAB (pour objets volés de nature artistique d’antiquité et de brocante) ainsi que la base JUDEX.  Il existe aussi un système d’alerte Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. par email du ministère de la Culture. Tous ces recours permettent l’identification d’œuvres inaliénables et imprescriptibles. 

Nous proposons ici de questionner ces pratiques dans les champs de l’art contemporain, afin de mieux cibler au plus tôt les modes de conservations préventives les plus adaptées selon leur contexte et médium. Quelles stratégies adopter selon les œuvres ?

LA CONSERVATION PRÉVENTIVE DANS L’ART “ULTRA”- CONTEMPORAIN EN POINTS CLEFS 

Contre le vieillissement, mais pour le vivant ! ou L’art contemporain une histoire (hyper) matérielle à usage de nos crises actuelles 

Certaines œuvres d’art contemporaines, par leurs matérialités - des organismes vivants qui se transforment posent question : comment accepter de conserver le périssable ? Le restaurateur est celui qui redonne vit, mais ne doit se poser en traître. Il sauve l’éphémère, mais ne peut rien faire sans les secrets de fabrication. Quand l'artiste est vivant, il rêve qu’il lui transmette son mode d’emploi. 

Les nouveaux laboratoires sont constitués d’équipes tout terrains comprenant des : électriciens, taxidermistes, ébénistes, jardiniers, projectionnistes… pour pouvoir tout sauver.

À l’heure où le requin dans le formol de Damien Hirst a déjà été remplacé à l’identique, la question des vernis, des pigments est dépassée par l’accumulation de savoir. L’armada de spécialistes se pose des questions, en pose aux artistes qui n’ont pas toujours des réponses. Les œuvres d’art contemporaines nécessitent un entretien continu et pour ce faire un restaurateur à demeure existe depuis un moment dans des structures aux  USA, au Royaume-Unis et en Hollande. En France, si la cathédrale de Strasbourg possède sa maison de chantier à son chevet depuis le commencement de son chantier, les musées ont recours au coup par coup à des spécialistes extérieurs. Ainsi, des œuvres se dégradent dans les réserves et les musées, à défaut de conservation préventive, doivent avoir recours à de lourdes opérations de restauration. 

Comment gérer les œuvres d’art contemporaines ? Faut-il repenser le rapport au temps ? Une œuvre d’art se résume-t-elle à son support, aux matériaux employés ? Ou bien à son médium, aux concepts qui la constituent ? En changeant de statut les œuvres ont-elles modifié le rôle des musées ? 

Volontés d’artistes - volontés du vivant

Dans les musées, il est très important d’être au contact des artistes vivants. Ce qui constitue un des avantages de l’art contemporain. On peut faire appel à eux. Il s’agit d’une gestion en direct avec les techniciens spécialisés. Pour Catherine Grenier (conservatrice en chef du Patrimoine et historienne de l'art), cela nécessite une réflexion en continu, au moment où l’on achète l’œuvre, au moment où on la présente et au-delà. Quelles seront les meilleures conditions d’expositions? Selon les volontés de l’artiste, elles peuvent être évolutives ou fixes. Il y a aujourd’hui autant de conceptions du devenir de l'œuvre que d’artistes, à l’image des pratiques. Les problèmes d’usures, peuvent par exemple lors de nouvelles expositions de l’œuvre générer de nouvelles contraintes ? Les prises en charge par les mécénats sont cruciales dans ses opérations.  

 

PetitVade Mecum de la Conservation préventive 2

Bianca Bondi, Ectoplasm (son), 2019 dans l’exposition Le Vaisseau d'Or Une proposition de Gaël Charbau à la galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois 36 rue de Seine, 75006 Paris ©Aurélien Mole

 

Entre réparation mimétique et acception mécanique 

Une des premières pièces de Jean Tinguely des collections historiques du centre Pompidou, la méta-mécanique automobile se composait de  petits fils de fer rouillé et cassé. Et le centre Pompidou avait demandé à l’artiste s’il pouvait faire quelque chose. Il était alors arrivé avec des morceaux de fer neuf, brillant. Mais ça ne l'intéressait pas de re-faire de la fausse rouille. Il avait alors montré comment il fallait tordre, préparer ses tiges et puis se débrouiller en suivant sa technique après démontage de sa réparation trop brillante. Mais le mécanisme pour remonter la machine était cassé, il n’a pas été remplacé et cette œuvre finalement ne bougera pas, avec l’accord de l’artiste. 

Documenter les œuvres dès leur genèse et ou première acquisition 

La différence entre la restauration des œuvres de la collection dite historique et la collection contemporaine, est une question de démarche, de réflexion. Comment sont faites les œuvres ? Le comité d’acquisition joue un rôle très important dans cette étape. Il travaille avec les assistantes de conservation, étudie les œuvres en détail. Au moment où l’œuvre rentre dans la collection, elle doit être complètement documentée. Comment l’œuvre a été faite ? Comment l’artiste a trouvé les matériaux ? 

Ceci constitue des démarches obligatoires des nouveaux musées d’art contemporain. 

Une proposition de réponse à ces problèmes est d’adresser un questionnaire spécifique aux artistes contemporains afin qu’ils livrent le mode d’emploi de leurs œuvres. Afin de combler le manque d’informations par secteurs (art graphique, photographique … ), le questionnaire reste ouvert pour être complété lors de la venue des artistes sur place. L’artiste n’est pas obligé de répondre. Il ne sait pas forcément quantifier les matières qu’il a utilisées lors de la création ou bien ne souhaite pas en faire part. 

Les œuvres peuvent être faites de matériaux qui se dégradent extrêmement rapidement et avec des matériaux étrangers aux connaissances des restaurateurs qui travaillent sur des matériaux et œuvres beaucoup plus classiques en adéquation avec la formation qu’ils ont reçue. Faut-il faire évoluer la formation des restaurateurs qui aujourd’hui est divisé par secteurs et techniques ? Ce qui compte c’est l’expérience, c’est souvent du bricolage, comme un antiquaire qui sent le matériau, l’objet afin de le remettre en circulation. 

Réseau documentaire 

L’œuvre atypique de Daniel Dezeuze de l’époque support-surface témoigne dans son caractère sériel d’évolutions spécifiques aussi nombreuses que le nombre de musées qui la conserve. Il s’agit d’assemblages en réseaux en bandes de placage qui forment des sortes d’échelles. Chaque musée est confronté à des problèmes de vieillissement mécanique : de lacération des bandes de placage, de déformation, d’accrochage, de suspension, de stockage. On a ainsi eu au départ des œuvres à peu près identiques, et maintenant nous avons de nombreuses dérives par rapport au modèle initial, et sont par conséquent de moins en moins homogènes dans leur ensemble. 

Aujourd’hui il est important de créer des réseaux où les spécialistes puissent s’informer, afin de ne pas avoir à chaque fois devoir réinventer des solutions, si ces dernières ont été traitées sur des problèmes identiques par d’autres musées. Cela pose la question de la fédération d’un réseau documentaire. 

En découle une autre question celle de l’unique et du multiple. Jusqu’à la photographie, une œuvre était en principe unique et autographe. La question du multiple n’est pas la vraie question puisqu'elle est bien antérieure à la photographie si l’on pense aux images imprimées, à la gravure. Mais c’est celle plutôt de l’obsolescence et des œuvres médiatiques. Les matrices sont copiées, mais selon des formats et des standards différents, les soucis de transferts et de téléchargements apparaissent. 

Geste artistique et conformité ou divergence du modèle d’origine

Buddha’s Catacomb de Nam June Paik, au musée des sables d’Olonne, acquise en 1996, créé en 1984 avec moniteur bulle des années 1960 tombait en panne. La solution, en accord avec l’artiste, a été de présenter l’œuvre sur un moniteur contemporain de la panne, présentant une image couleur au lieu du noir et blanc. Puis le moniteur JVC a été réparé pour une nouvelle exposition. Puis, le moniteur a été dérobé. La dernière solution  de l’artiste fut finalement de refondre une coque selon le modèle d’origine avec un système neuf à l’intérieur. Dans un cas le geste artistique est respecté mais l’œuvre est non conforme, dans le second cas, l’œuvre est plus conforme à l’original mais le geste artistique ready-made du moniteur n’est plus respecté. Ce qui n’est pas sans poser la question des pratiques muséales. 

Suivre la vie de l’œuvre

Une mentalité bien ancrée pense que respecter une œuvre suppose de  la figer. Une œuvre  numérique continue de vivre si on l’a changé de support régulièrement et au bon moment. Cependant l’œuvre ne peut pas être réduite à sa technique. Par exemple les ampoules électriques vont disparaître, beaucoup d’œuvres en sont constituées, comment fera-t-on ? etc … Si on peut le prévoir avec l’artiste, il faut le faire, sinon il faut trouver des solutions possibles afin de rester le plus proche de l’esprit de l’œuvre. Autrement, il faudra déterminer ce qui était le plus important pour l’artiste, et pour le musée ou tout autre responsable de l’œuvre, afin de rendre l’œuvre exposable. Est-ce que c’était de signifier un contexte et dans ce cas il vaut mieux garder l’objet et il n’est pas exposé dans son état initial prévu comme par exemple une sculpture de César dans laquelle une télévision est imbriquée. Nam June Paik, lui n’a pas de soucis pour changer le modèle comme nous l’avons vu. Nous n’avons pas de solutions uniques, mais sont conservées les différentes “peaux” de l’œuvre. 

Intégrer la vie, y compris la vie de l’œuvre 

Le piano recouvert de feutre de Joseph Beuys a marqué une étape de conservation préventive dans la restauration d’œuvre d’art contemporaine. Avant, les visiteurs pouvant s’approcher du piano, tapotaient les touches recouvertes de feutre. Une proposition a été de retourner le feutre de le doubler tel un col de chemise usé renforcé. Beuys n’a pas du tout aimé la proposition il a donc changé la house, et a créé une nouvelle pièce. La peau et le piano avec sa nouvelle housse constituant ainsi un nouvel ensemble de pièces distinctes. 

Intégrer la vie dans l’œuvre, y compris la vie de l’œuvre qui va vieillir, se modifier, voire mourir. Certains artistes programment la mort de leur œuvre, soit  si l’œuvre est totalement périssable et disparaît  soit  on refait l’œuvre et le processus de désagrégation reprend. Pas de solution idéale comme norme, mais essayer de conserver au maximum. On ne peut pas rendre une œuvre vivante comme un humain. 

Vanité que la restauration préventive ? Révolte douce que d’échapper à sa fétichisation par le périssable ? 

Michel Blazy, peint avec de la Danette en couche infra mince pour obtenir des sortes de laques, glacis. Cependant ce produit est adoré par les souris. Ce type d’œuvre peut “contaminer” le reste de la production. Au Palais de Tokyo, l’artiste, a eu carte blanche en 2007 et comme seule contrainte, celle de ne pas tacher le sol. Il pouvait venir re-alimenter l’ensemble de son œuvre durant toute la durée de l’exposition. Le temps n’épargne rien. Pour Michel Blazy, il est difficile de définir ce qui est vivant ce qui ne l’est pas. Cet artiste travaille donc avec des échelles de temps différentes. 

Vendre des kits / dossiers de prévention pour les travaux à base d’aliments ? 

L’artiste Michel Blazy fabrique des dossiers afin de re-fabriquer l’œuvre, selon le désir, et l’énergie. Si les conditions ne sont pas réunies, alors l’œuvre restera dans les dossiers, dans cet archivage qui constitue l’œuvre et intègre sa conservation et même l’anticipe par ce format mode d’emploi. Par extension, des enjeux anthropocènes actuels invitent les musées à devenir des bunkers en se prémunissant de guides et kit de suivies voir de survies alimentaires autonomes. 

Les contrats : prévoir la  conservation des œuvres

Au moment de l’acquisition, il faut prévoir sur les contrats pour les éventuels risques de l’œuvre. Par exemple, les accidents ir-restaurables, peuvent être anticipés par la prise en charge des assurances et le contrat permet d’obtenir que l’artiste re-travail sa pièce en cas d’imprévus, et recréer la pièce manquante en cas d’accident. Ce recours peut être intéressant en cas de rétrospective de l’artiste, s’il y a des difficultés à rassembler des pièces dispersées par exemple. Mais face aux urgences anthropocènes, l’urgence des musées n’est-elle pas de révéler le pouvoir d’action concrète des œuvres plutôt que leurs risques ? 

Qu’est-ce que la conservation préventive en quelques points clefs 

1 Une gestion a priori lourde mais gérable si anticipée

La restauration a pris de l’ampleur depuis des pratiques artistiques des années 1970. La restauration prévention reste lourde et coûteuse à chaque fois qu’une pièce est prêtée. Mais ce n’est pas une raison de ne pas acheter / acquérir des œuvres sous prétexte qu’elles sont périssables. (La preuve en est avec le travail de Yanna Sterbak. Sa robe de biftecks est facile à refaire, par son mode d’emploi. Certains musées la jettent une fois séchée, d’autres non. On achète la mannequin et le patron. Il faut coudre les biftecks, selon des gabarits de viande approximatifs retenue par un grillage.) On peut se demander ironiquement en cas de situation d’urgence, mais les denrées, surtout d’origine bovine très mal vue actuellement notamment par leur méthane généré, ne seront-elle pas nos réserves alimentaires de demain telles les poires tapées du terroir de Touraine (qui se conservent plus d’une dizaine d’années) ? 

2 Qualifier l’œuvre permet de mieux assurer le devenir de l’œuvre et l’usage de savoirs oubliés en cas de crise

La question du statut de l’œuvre est cruciale. Les œuvres sous forme de performances posent la question de la documentation de l’œuvre. Le musée devient par conséquent un accompagnateur d’œuvres en tant que partenaire des artistes dans la conception de ce que va être le devenir de l’œuvre. On remarque que “l’idée de l’œuvre éphémère” dans les années 1970 est pérenne. Cependant des modes de présentation, des processus transcendent l'éphémère. 

3 La conservation préventive doit permettre une approche globale afin d’être pertinente et de faire sens.

Elle a pour mission de trouver des modes de présentation qui sont conformes à ce que l’œil contemporain peut voir de la vérité de ses œuvres sans les trahir. La prévention doit donc être inclusive et contextuelle et surtout applicable à l’usage concret de gestions nécessaires à la pérennisation des des collections.

 

Charlène Paris

 Crédit de l'image de haut de page : Michel Blazy, Pull Over Time, exposition du 6 février 2015 au 7 mars 2015 à la Galerie Art Concept

 

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Pour aller plus loin :

Le site de l'ICCROM sur la conservation préventive