La manifestation d’un musée engagé
Une installation symbolisant les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis © Nelly J.
Sous le nom bien étrange de « Demeure du Chaos », se cache un projet artistique hors du commun lancé par Thierry Ehrmann en 1999. Situé dans le village de Saint-Romain-au-Mont-d’Or, près de Lyon, le Musée d’Art Contemporain l’Organe a officiellement ouvert ses portes au public en 2006. En rupture totale avec son environnement par son aspect désaffecté, désordonné, sombre, ses sculptures de crânes humains qui se détachent dans le paysage, ses grandes installations en métal et graffs en tous sens, ce musée privé en plein air se dévoile au visiteur dès ses murs extérieurs. Financée principalement par l’entreprise de Thierry Ehrmann, la Demeure du Chaos est ainsi libre de s’engager dans des sujets sociétaux actuels et sensibles tels que la politique, les guerres, la religion, le féminisme, l’écologie, la protection animale, les médias… et se veut dérangeante et questionnant au possible.
Des installations militantes écologistes © Nelly J.
Qui est Thierry Ehrmann ?
Sculpteur et plasticien depuis les années 1980, Thierry Ehrmann est également PDG de l’entreprise ArtPrice depuis 1997 et de sa société mère Groupe Serveur. Issue d’une numérisation de volumes encyclopédiques recensant les résultats des ventes aux enchères de plusieurs milliers d’artistes dans le monde (ADEC), ArtPrice est une entreprise pionnière dans la banque de données sur le web. Elle devient leader mondial de l’information sur le marché de l’art, de cotation et de vente en ligne. Thierry Ehrmann est donc un artiste millionnaire. En outre, il ne cache pas son appartenance à la franc-maçonnerie. Personnage excentrique pratiquant des performances avec scarifications et mégalomane, il est très controversé et déchaîne passions et critiques. Il est notamment sous curatelle pour des raisons psychiatriques. Néanmoins, la Demeure du Chaos est une réalisation collaborative fascinante qui mérite d’être supportée.
Un miroir pessimiste de notre monde ou un monde corrompu ?
La visite débute par une lecture des murs externes qui abritent le lieu. Dans un graphisme interpellant, se côtoient des messages politiques, écologiques « There is no Planete B », des rappels historiques de bombes nucléaires comme Fukushima ou bien des proverbes. Certains font état des bras de fer avec les pouvoirs politiques locaux, nous y reviendrons plus loin, et interpellent directement le maire « C’est un crime de vouloir détruire des milliers d’œuvres d’art, n’est-ce pas M. le Maire ? ». Sans langue de bois, les murs de la Demeure racontent entre textes et visuels les guerres, les destructions et le mal-être de notre planète. Les visiteurs interloqués lisent ces messages dans un silence quasi religieux.
Après avoir franchi les grilles de l’entrée, se dévoile un terrain de 9 000m2 sur lequel trône un grand bâtiment hybride recouvert de poutres en acier, de bidons pour liquides toxiques et de câbles et tuyaux en tout genre. Ce lieu est le siège de l’entreprise Groupe Serveur et le domicile de Thierry Erhmann. Un bâtiment entièrement insolite pour une firme, mais à l’image de son fondateur. Les murs sont, comme à l’extérieur, graffés ainsi que le sol. Le terrain assez vaste permet d’accueillir plus de 7 500 œuvres, des installations de grande ampleur, des carcasses de voiture, avion, hélicoptère, sous-marin, un bunker, des containers, des gravures ésotériques et sculptures en tout genre. Plus de 9 000 tonnes d’acier ornent ces lieux.
Le siège de l’entreprise « Groupe Serveur », société mère d’ « ArtPrice » © Nelly J.
Dans une ambiance post-apocalyptique de déchets industriels, destructions et reconstructions, les œuvres provoquent, questionnent, mettent à mal et la visite laisse un goût amer du monde actuel : « A nos vies de merde, dans ce monde de merde qui tire à sa fin ». Réalisés au pochoir, de nombreux portraits d’artistes non légendés comme Amy Whinehouse, Gainsbourg, Van Gogh, côtoient ceux de dirigeants comme Trump, Obama, de philosophe comme Nietzche, de terroristes comme Ben Laden, de figures religieuses comme le Dalaï-Lama, de révolutionnaires, de journalistes... Figures historiques ou d’actualité, ils ont laissé une empreinte sur le monde que la Demeure du Chaos retranscrit sur ses murs à la manière d’un média qui commente les évènements.
Le lieu est hanté par des portraits de « célébrités » © Nelly J.
Un grand nombre de messages écologiques pour sauver les abeilles, ne plus consommer de plastique mettent en garde contre la destruction de la planète, parfois sous la forme de railleries anticapitalistes : « Si le climat était une banque, on l’aurait déjà sauvé ». A côté d’une météorite symbolisée par un caillou sur le sol, une pierre abhorre avec un humour noir : « Les dinosaures ont aussi vécu un truc dans ce genre là… et ils n’ont rien fait non plus ! ». Des messages féministes sont également soutenus avec un « #féminicides » présent dans tout le lieu : « Etre femme tue ». Les artistes approchent la dimension politique avec la corruption de l’Etat, la République bafouée, les attentats du 11 septembre 2001, et questionnent également les guerres de religion « Finalement, quand on voit ce qui peut être fait au nom de Dieu, on se demande ce qu’il reste au Diable comme activité ? ». Ce lieu se veut miroir du chaos de notre monde et appelle le visiteur à réfléchir et se responsabiliser devant une destruction imminente de la société. La liberté d’expression est utilisée pour choquer et apporter des prises de conscience.
Une météorite provoque le chaos © Nelly J.
Une liberté d’expression revendiquée à travers de longues années de procès médiatisés
La Demeure du Chaos est un lieu controversé, également connu en raison des nombreux procès entre Thierry Ehrmann et la mairie de Saint-Romain-au-Mont-d’Or. Le patrimoine ancien du village soumet les modifications architecturales à l’autorisation de l’Architecte des bâtiments de France. Ancien relais de poste du XVIIe siècle et fondée sur les ruines d’un ancien temple protestant daté des années 1630, l’actuelle Demeure du Chaos a été entièrement revisitée sans autorisation préalable.
En 2004, Pierre Dumont, maire du village, porte plainte contre Thierry Ehrmann. La Cour d’Appel de Lyon condamne Thierry Ehrmann en 2006 à une amende de 200 000 euros, mais elle reconnaît également le statut d’œuvre d’art de la Demeure du Chaos en n’imposant ni sa destruction ni sa modification. Le Parquet de Lyon et la mairie se pourvoient en cassation.
En 2008, la Cour d’Appel de Grenoble demande la remise en état de la Demeure du Chaos. Thierry Ehrmann use d’une disposition d’André Malraux dans le code de l’urbanisme (R421) qui protège la liberté et création artistique en ne la soumettant pas aux permis de construire et autres déclarations. Les fans de la Demeure du Chaos manifestent pour la liberté d’expression. En 2010, le Tribunal de Grande Instance de Grenoble ordonne la remise en état du lieu avec une amende quotidienne de 750 euros. En 2011, Thierry Ehrmann engage un premier recours devant la Cour européenne des droits de l’Homme pour défendre la liberté d’expression. Au contraire, un collectif d’habitants de Saint-Romain, se constitue pour que les lois soient appliquées à la Demeure et manifeste en 2012.
La Cour d’Appel de Grenoble demande une remise en état avec amende en 2013, et Thierry Ehrmann se pourvoit en cassation. Cette dernière annule en 2014 l’arrêt de la cour d’Appel de Grenoble. Le 7 juillet 2016, le Ministère de la Culture promulgue l’article 1er de la loi n° 2016-925 qui proclame que la création artistique est libre.
La Demeure du Chaos fête sa victoire pour la liberté d’expression © Nelly J.
Mais les démarches sont loin d’être terminées. Thierry Erhmann est toujours en conflit avec Pierre Curtelain, maire actuel de Saint-Romain-au-Mont-d’Or, et des plaintes et contestations sont actuellement en cours. L’affaire de la Demeure du Chaos révèle ainsi les limites de la création artistique, notamment que l’artiste français, limité par de nombreux règlements, ne possède pas de véritable liberté d’expression. Les batailles juridiques menées par Thierry Ehrmann ont ainsi permis de faire avancer les lois sur la création artistique et la liberté d’expression.
Musée du futur ou espace-temps muséal ?
Souvent décrite comme un « ovni » et proche des friches culturelles, la Demeure du Chaos se détache des autres musées d’art contemporain abrités dans des bâtiments conformes aux normes urbanistiques. Elle est à la fois un lieu de création et d’exposition entièrement gratuit. Le bâtiment ne sert pas uniquement à protéger les œuvres, il est également une œuvre d’art. De plus, l’antagonisme de ce lieu réside dans sa fonction réfractaire en même temps qu’il est le siège d’une entreprise numérique multinationale inscrite dans un système capitaliste du marché de l’art. Ce n’est pas un endroit où on s’attendrait à trouver une telle critique de la société et du monde.
Néanmoins, la Demeure du Chaos pose des questions essentielles sur l’art contemporain aujourd’hui, de la légitimité d’une création, au statut d’une œuvre et à son avenir. Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? La justice est-elle compétente pour décider du statut d’une œuvre ? Au nom de la liberté d’expression, est-il possible de tout modifier sans autorisation préalable ? Les polémiques engendrées montrent que toutes les réglementations ne sont pas encore clairement définies, mais que l’art ne laisse pas indifférent.
Les œuvres de la Demeure du Chaos ne sont pas destinées à itinérer. Réalisées par des collectifs d’artistes, ces performances sont éphémères et engagées dans l’actualité. Le musée de l’Organe représente un espace, avec une ambiance post-apocalyptique calculée, un désordre organisé. Contrairement aux musées plus classiques, il n’y a pas de médiation. Les clés de compréhension sont parfois difficiles à déceler, sachant qu’aucun cartel n’accompagne les œuvres. Le métier de conservateur ou de régisseur ne s’exerce pas. Les installations soumises aux intempéries se détériorent au fil du temps. Sans aucune politique de conservation dans des réserves, elles sont également détruites ou modifiées suite au manque de place. Seule la trace photographique atteste de leur vécu. Les œuvres sont en phase avec l’actualité et évoluent constamment. Bien que la Demeure du Chaos soit pionnière dans sa démarche artistique et visionnaire, espérons que ce musée ne soit pas celui du futur, car sinon le chômage guetterait les régisseurs.
Nelly Jacquemart
Hommage à la vie © Nelly J.
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