À la promesse de réouverture au 16 décembre pour les musées français, bon nombre d’expositions ont été montées, prêtes à être découvertes par le public à grands renfort de gel hydroalcoolique.

Parmi ces expositions installées mais fermées au public, il y a Le Regard d’Hélène. Au cœur du Palais des Beaux-Arts de Lille, la photographe Hélène Marcoz propose un dialogue entre ses images et les œuvres du parcours permanent. C’est Jean-Marie Dautel, commissaire de l’exposition, qui m’a accompagnée pour cette visite, l’occasion d’un riche échange autour du regard porté sur l’image photographique :

« - La photo, c’est aussi des goûts qu'on apprend à aimer. Il faut savoir aussi que je n'emploie jamais le mot photo, j'emploie toujours le mot image.

Il me montre Sainte Marie-Madeleine en extase de Rubens, devant laquelle nous sommes assis,

- Vous voyez, c'est une photo, c'est une image. Le processus, le raisonnement est le même. Je me trompe peut-être et il y aura toujours un historien de la photo pour dire le contraire. Mais pour moi c'est la même chose, une photo se compose exactement de la même manière que Rubens a fait pour composer sa mort de la vierge. On va voir la première photo d'Hélène ? »

Le regard d’Hélène : le regard d’Hélène Marcoz

Le regard d’Hélène… pour Jean-Marie Dautel est un titre qui fait référence à Rhomer, au film Le genou de Claire. Mais c’est surtout le terme de « regard » qui m’intéresse. Le regard, c’est ce qui émane des images d’Hélène, c’est ce qui m’attrape, et pourtant, rares sont les visages photographiés. Utiliser le terme de « regard », c’est aussi ce qu’on peut mettre « en regard de » c’est à dire « à côté de » et ça c’est la véritable vision qu’Hélène a apportée, c’est son regard sur le musée, sur les rapports de construction de composition entre peinture et photographie, et enfin le regard qu’elle porte sur les visiteurs.

Les premières photographies sont distillées dans le parcours permanent, installées proches des peintures au gré des associations thématiques et graphiques. Ce sont des images tirées de séries réalisées entre 1998 et 2020. Jean-Marie Dautel m’explique que les choix de positionnements se sont faits en totale harmonie avec l’artiste.

« - Là où c'est une très belle expérience, c'est que tout ce qu'elle a proposé, c'est exactement ce que moi aussi j'aurais proposé. »

Il est clair qu’aucun positionnement n’est anodin, et cela se ressent très fort une fois face à l’œuvre. Le regard ne s’arrête pas aux bords de l’image, il glisse et s’égare sur le mur et les toiles de maîtres à côté desquelles Hélène Marcoz a installé sa photographie. L’image par laquelle je débute mon parcours est un bouquet de lys blanc, de la série Still Alive accrochée à côté d’une vanité de Van Hemessen. De loin c’est un simple bouquet, rien de bien compliqué. Je m’approche, et me fais surprendre par sa réelle complexité : c’est une image multiple, qui semble très animée pour une nature morte !

Je m’interroge sur l’apparente simplicité des images comparé au travail accompli et Jean-Marie Dautel abonde : « - elles paraissent évidentes ! Mais souvent - je m'en suis rendu compte au fil des années dans mon métier - plus une chose est simple, plus en réalité derrière y'a du boulot ! Il y a énormément de boulot pour obtenir la simplicité. 

- Un travail bien fait est un travail qui ne se voit pas.

- Oui. Exactement ! Effectivement c'est un vase de forme globulaire avec des fleurs, on pourrait très bien ne lire cette photo que comme ça, mais en réalité ça va beaucoup plus loin, il faut s'approcher, il faut regarder, et il faut prendre le temps de regarder pour s'apercevoir que c'est une vanité.

- Au regard d'une vanité.

- Au regard d'une vanité, qui la regarde. Exactement. C’est ça aussi, le regard. »

 

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Still alive, Lys blanc, 2010, ©Hélène Marcoz

 

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Le regard d’Hélène, Palais des Beaux-Arts de Lille, 2020-2021 ©Jean-Marie Dautel

 

« - Le procédé photographique qu'elle a depuis de très nombreuses années, c'est de la surexposition. Grosso modo, cela peut prendre une à deux semaines de prises de vues : dans son atelier, elle fait son éclairage, règle son trépied, son appareil est posé. Elle ne touche plus à rien et laisse faire le temps. Première prise de vue, elle revient deux ou trois jours après, deuxième prise de vue, et ainsi de suite. Ce qui fait qu'en une seule image, il y en a plusieurs - un peu comme Muybridge ou Marey. La vie qui coule, la vie qui passe. Les fleurs s'affaissent, un pétale qui disparait, dans certains vases on voit même le niveau d'eau qui descend. »

 

Etienne-Jules Marey, Arab Horse Gallup, 1887 ©CC

 

Les images d’Hélène rappellent beaucoup la chronophotographie, mais cette technique a été appliquée pour pousser à bout la technique photographique, et décomposer un mouvement rapide, qui ne pouvait être vu à l’œil nu (le galop d’un cheval pour Etienne-Jules Marey). Ici Hélène œuvre sur la chronophotographie du lent, de ce qui ne se voit pas, non pas parce cela va trop vite, par ce qu’on ne prend pas le temps de le regarder. Dans le fond, c’est aussi un éloge à l’attente, à la lenteur, en accéléré. En une image il y a deux semaines de temps. Que ce soit dans sa série Still Alive ou Concrete Jungle (où elle capture la course du soleil) c’est une sensation, une surprise au-delà de l’image, qui nous est offerte.

Les associations à faire sont multiples, tout aussi évidentes que subtiles. Plus loin, une seconde nature morte - des cosmos - à côté d’un bouquet de roses peint par Vuillard. Ces deux bouquets semblent identiques, même techniquement, c’en est troublant. Que ce soit graphiquement ou thématiquement, les liens sont là. À côté d’un paysage de marine, il y a un drapeau de sa série Au vent. Le rapport semble évident entre le drapeau et les voiles des bateaux sur la mer, gonflées par le vent annonçant une tempête dans le port. L’association graphique ne vient que dans un second temps, grâce aux ciels : dans les deux images il y a un petit trou de ciel bleu et un nuage très sombre. Les ciels sont aussi dramatiques et travaillés dans la peinture que dans sa photo, soulignant le soin qu’a pris Hélène Marcoz pour choisir et positionner ses images.

 

Le regard d’Hélène, Palais des Beaux-Arts de Lille, 2020-2021 ©Jean-Marie Dautel

 

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Le regard d’Hélène, Palais des Beaux-Arts de Lille, 2020-2021 ©Jean-Marie Dautel

 

Dans une autre salle, une vidéo, d’une durée de 10 minutes, est un plan fixe du parc Vauban, à Lille, une brise printanière irise la surface de l’étang et joue entre les feuilles des bambous, un héron passe… Les toiles accrochées au-dessus, à côté sont des paysages romantiques que je n’aurais pas pris le temps de regarder aussi longuement s’il n’y avait pas eu cette vidéo. Surprise : c’est l’hiver ! L’étang est gelé, et les arbres nus. Puis l’herbe verdit à nouveau et le ciel se dégage mais l’étang est toujours gelé… Hélène Marcoz a réussi le tour de force technique de faire passer les quatre saisons en un seul temps.

 

Le regard d’Hélène, Palais des Beaux-Arts de Lille, 2020-2021 ©Jean-Marie Dautel

 

Après

 

D’après Barthel Bruyn, 2019 ©Hélène Marcoz

 

C’est enfin au sous-sol, dans le grand couloir devant l’entrée des plans-reliefs, que se visite la série D’après. Commencée en 2018 et toujours en cours, ce sont les images que les visiteur·euse·s s’attendent le plus à voir, le PBA ayant pensé toute la communication de l’exposition autour de cette série. C’est encore la question de son regard sur le musée qu’Hélène expose, mais loin de l’installation formelle des œuvres les unes par rapport aux autres, elle fait rentrer cette interrogation dans le cœur de son œuvre.

« - Pour série D'après, est ce qu'on met les œuvres de sa série en regard des tableaux originaux ? On s'est posés la question, mais on s'est tous les deux dit « non, ça serait trop littéraire ». Est-ce que dans ce cas on ne présenterait pas une seule des œuvres du musée avec la série D'après ?

- Que vous auriez descendu dans la galerie devant les plans reliefs ?

- Oui pourquoi pas, mais on ne l'a pas fait et je trouve qu'on a eu raison. Quand quelque chose se suffit à soi-même on n'a pas besoin d'en rajouter. Il faut arrêter de croire que Mr. et Mme Lambda sont complètement cons, Mr. et Mme Lambda ils comprennent. S'ils ne comprennent pas c'est pas grave, ils ont une belle vision devant eux. Donc la série D'après est bien isolée, sans regard avec les œuvres originales qui, de toute façon, sont sur la photo. »

Sa recherche pour que la technique photographique réponde à une idée conceptuelle fait mouche. C’est une rare satisfaction que de regarder la permanence des toiles et l’évanescence des personnages.

 

Le regard d’Hélène, Palais des Beaux-Arts de Lille, 2020-2021 ©Jean-Marie Dautel

 

Tout est sensible dans ces images, chaque détail tombe juste et les modèles résonnent avec les peintures. C’est doux et intime, un regard à la volée d’une personne qui danse avec l’œuvre, qui joue dans l’œuvre.

 

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D’après Giuseppe Ribéra, et détail, 2018 ©Hélène Marcoz

 

Je me sens dans et hors de l’image, je comprends que l’œuvre reste et que moi, je pars. Les œuvres d’art ne font-elles œuvre qu’une fois exposées et regardées ? Ce travail c’est la recherche de la rémanence de l’art dans la mémoire, mais aussi celle des visiteur·euse·s au sein des musées.

Ceci n’est pas un catalogue

Avec le concours du Palais des Beaux-Arts, Hélène Marcoz a pu réaliser une publication où l’exposition devient en fait un prétexte à une réflexion sur le rapport entre la peinture et la photographie. Ce n’est pas un catalogue d’exposition mais bien un ouvrage pour penser et repenser, encore, la photographie et ses enjeux dans les musées. Les différent·e·s auteurs et autrices lèvent ici la question de la naissance du regard photographique, de ce que la photographie et la peinture s’échangent et s’apportent mutuellement au gré des mouvements artistiques. « - On a sollicité des auteurs comme Dominique De Font-Réaulx — Conservatrice générale du Musée du Louvre — qui s'interroge depuis une 20aine d'années sur la relation peinture-photo. Hélène a demandé à Héloise Conésa — conservatrice à la BNF, responsable des collections contemporaines, Sonia Cheval-Floriant — sémiologue. C’est un beau prétexte pour que des gens puissent réfléchir [à travers leurs recherches et le travail d’Hélène] sur le musée en tant qu'objet photographiable. »

 

Sophie Delmas

 

L’artiste photographe, avec le PBA, met à disposition une série de six vidéos sur l’exposition, diffusées au fur et à mesure du temps de l’exposition, pour permettre à tou·s·tes d’avoir un peu du regard d’Hélène.

C’est une visite privée où elle parle de son travail et des procédés mis en place dans sa pratique de la photographie. On peut les retrouver la série complète sur la plateforme Viméo, sur laquelle elle publie aussi ses œuvres vidéos : https://vimeo.com/helenemarcoz/videos

L’ensemble de ses travaux est disponible sur son site internet : http://helenemarcoz.fr/

L’exposition sur le site du Palais des Beaux-Arts : https://pba.lille.fr/Agenda/Le-Regard-d-Helene

 

Merci à Jean-Marie Dautel qui a rendu ce croisement de regards possible.

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