Visiter un musée est fatigant. Même si l’on adore les musées, il faut admettre que leur visite est souvent source d’inconfort. Loin d’être un concept neuf, la fatigue muséale est étudiée depuis le début du XXème siècle.
La fatigue muséale, un syndrome étudié par les études de publics
En 1916, le conservateur du Boston Museum of Art, Benjamin Ives Gilman, publie un article intitulé Museum Fatigue. Il se base sur une observation des postures parfois ... sportives des visiteurs et visiteuses du musée cherchant à regarder certains objets. Ces efforts causés par la scénographie sont immortalisés par des photographies. Ils amènent le public à être moins concentré au fur et à mesure de la visite. Après s’être penché ou agenouillé plusieurs fois, le visiteur ou la visiteuse serait moins volontaire pour lire les cartels ou regarder les expôts. Cette étude pionnière est à placer dans un contexte où la la scénographie n’était pas pensée en termes de confort, mais afin de placer le plus d’objets possible dans une mise en scène héritée des cabinets de curiosités.
Etude des postures pour Museum Fatigue par Benjamin Ives Gilman, visuel non contractuel, @Marco ZannI
Dans les années 1980 et 1990, John H. Falk, entre autres sociologue des musées, observe un phénomène particulier. D’abord dans des parcs zoologiques puis dans différents musées, ses études collectives montrent des débuts de visite concentrés, avec des déplacements lents qui suivent plus fidèlement le parcours … Puis le public accélère en sélectionnant des points d’intérêts et en sautant certaines parties … Cette tendance est à peu près uniforme, quels que soient les expôts présentés ou la longueur du parcours. La fatigabilité serait donc une donnée intrinsèque à la visite. Cela donne des déambulations très diverses auxquelles ne s’attendent pas toujours les commissaires d’exposition. Mais pour Falk, l’intérêt n’est pas uniformément décroissant, il connaît des pics au cours de la visite.
Étude du temps passé dans les salles au fil du parcours par John H. Falk, visuel non contractuel, @Marco Zanni
Entre fatigabilité et tranquillité corporelle
D’autres études confirment l’existence de cette fatigue sur une grande variété de publics, de façon systématique, sans pour autant réussir à l’expliquer de façon synthétique. Il semble cependant que l'inconfort physique joue un grand rôle, selon l’adage “Nous sommes des esprits dans des corps”. La visite au musée peut être éprouvante pour le corps : longue station debout, déambulation à petits pas, la colonne vertébrale et les genoux sont sollicités parfois… L’atmosphère lumineuse ou sonore, surtout dans les grands établissements fréquentés, ou l’omniprésence de l’écrit et des écrans, causent également une fatigue.
Si cette fatigue est ressentie par tous les types de publics, elle touche de façon plus grande les personnes en situation de handicap. Selon Cindy Lebat, autrice d’une thèse (2018) sur l’accès des personnes en situation de handicap au musée, l’expérience ou l’anticipation de cette fatigue corporelle est un frein à la visite de ce public. Les contraintes au sein du musée viennent s’ajouter à des obstacles pour y accéder : recherche d’information, orientation, déplacement, … Un accueil spécifiquement conçu pour ces publics permet leur venue et améliore leur expérience de visite. Des dispositifs sont mis en place par certains musées : parcours tactiles, facilitation de la visite par les ambiances lumineuses, boucles magnétiques pour les visiteurs équipés d’appareils auditifs, …
Ces pratiques permettent aussi d’améliorer l’expérience d’un public plus large. C’est le parti-pris de
l’accessibilité universelle, qui est définie par l’AFP France Handicap comme l’accès aux services et lieux pour tous, en autonomie et avec des conditions d’accès équivalentes pour des personnes handicapées ou non. Un exemple de pratiques participant l’accessibilité universelle est la remédiation des textes : réduction de la longueur et de la présence de textes superflus, ajustement des caractères, hiérarchisation des informations, …Le guide
Expositions et parcours de visite accessibles du Ministère de la Culture recense les leviers possibles vers l’accessibilité universelle.
Améliorer le confort de visite, de l’ergonomie à la visite décomplexée
Plus largement, la prise en compte de la corporalité bénéficie à l’expérience de visite de tous les visiteurs et visiteuses. Le confort de visite est un enjeu d’appropriation de l’espace et du contenu muséal. Cette notion est admise par les établissements, grâce au développement des études de publics et de la médiation. En témoigne le guide cité plus haut : “Nécessitant un effort minimal, la conception doit garantir que le dispositif est utilisable efficacement et confortablement en déployant un minimum de fatigue” (Ministère de la Culture, 2016). Les niveaux de mise en œuvre sont cependant inégaux : si la mise à disposition régulière d’assises est courante (encore que !), on voit encore peu de musées réfléchir à l’impact des lumières ou couleurs dans la visite.
Réfléchir en termes d’ergonomie pourrait apporter une solution. La notion de conception universelle, venue du design, commence à s’immiscer dans le champ de la muséologie par le biais des dispositifs. Le design universel se définit comme la conception de produits, systèmes ou environnements accessibles à tout le monde. Il ne nécessite pas d’adaptation, quelle que soit la situation de handicap, l’âge, le milieu social, … Loin d’être un nivellement par le moins, cette réflexion sur plusieurs niveaux d’accessibilité constitue même un enrichissement. Si l’ergonomie muséale est encore centrée sur les dispositifs et les espaces, transposer le design universel à une muséographie entière ou un PSC serait un exercice profitable.
L’agence Tactile Studio, spécialisée en dispositifs expographiques multimédia, intègre le design universel dans son travail. Andréa Boisadan, ergonome de Tactile Studio, rapporte l’exemple des
dispositifs tactiles développés pour la Galerie des Enfants (Muséum National d’Histoire Naturelle), à la fois pour le public non ou mal-voyants et les enfants. Ces dispositifs - sculptures en bronze et plateaux tactiles et en braille - viennent souligner le parcours. Les retours de l’équipe du Muséum montre que ces dispositifs sont aussi des sources d’appréhension différentes pour les publics voyants, voire des sources de discussions sur le handicap pour les visiteurs.
Outre l’amélioration de l’ergonomie, il y a peut-être un changement de mentalité à poursuivre quant à l’expérience de visite elle-même. Si la fatigue muséale est ressentie par le public, elle peut être en même temps ignorée ou réprimée. La symbolique et la rhétorique du musée (fléchage, présentation typologique, chapitrage des parcours, etc) pèse encore sur les comportements, comme une sorte de pacte tacite invitant à la rigueur et la discipline : suivre un parcours en entier et d’une traite, éviter de s'asseoir ou de déranger une sorte de sacralité institutionnelle.
Droit 4 des Dix droits du petit visiteur, Caroline Rosnet et Dominique Le Bagousse pour Môm’Art, @Môm’Art Association
Evidemment, l’assouplissement des mœurs muséales est passée par là, permise par le développement de la médiation et des courants muséologiques attentifs au public. Le monde professionnel y contribue, souvent en ciblant des publics (enfants, familles, scolaires) ou types d’institutions (musées de sciences, écomusées, etc). Parmi de nombreuses actions, on peut citer les Dix droits du petit visiteur de l’association Môm’Art. Sa charte, signée par une partie du réseau muséal, insiste sur la liberté de visite de l’enfant et mentionne la fatigue. Des contenus à destination du grand public abordent également ce point, comme l’ouvrage Comment visiter un musée et aimer ça (2015), qui propose des remèdes aux “jambes de musées”. Joham Idem nous conseille : “arrivez reposés, n’essayez pas d’assimiler tout en même temps, asseyez-vous de temps à autre, buvez régulièrement et n’oubliez pas de vous restaurer”. Et l’auteur de rappeler que si le musée “est un excellent stimulus, [...] il nécessite un temps de récupération”.
Tenir compte des fatigues muséales reviendrait donc à décomplexer le visiteur ou la visiteuse. Accepter et traiter la fatigabilité de façon plus globale est un pas vers la pérennité de l’attractivité des musées et de leurs missions.
Marco Zanni
Pour aller plus loin :
Davey Gareth, 2005. “What is Museum Fatigue”, Visitor Studies Today, Vol. 8, n°3, pp. 17-21 : https://www.academia.edu/1093648/What_is_museum_fatigue.
Lebat Cindy, Maroun Johnny, Moreau Philippe, 2017.La fatigue muséale: le musée peut-il être confortable ? (Rencontres Muséo de l’Association Metis, 28/11/17), voir la chaîne Youtube de l’association Metis : https://www.metis-lab.com/evenements/fatigue-museale-le-musee-peut-il-etre-confortable
Lebat Cindy, 2018. Les personnes en situation de handicap sensoriel dans les musées : réalités d’accueil, expériences de visite et trajectoires identitaires (thèse dirigée par F. Mairesse), Université Paris III, Paris : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02542710.
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