Depuis mon expérience professionnelle au Mémorial Alsace-Moselle (Schirmeck), je me questionne sur le lien étroit entre histoire et mémoire. Que ce soit pour des évènements sociaux ou politiques de notre siècle ou des faits plus anciens, la mémoire collective ou individuelle s’est souvent heurtée aux faits relatés par les historien·ne·s.
Monument à la gloire de l'expansion coloniale français, allégorie des Antilles par Jean-Baptiste Belloc, 1913.
Cachées dans le jardin tropical de Paris, se trouve à même le sol plusieurs sculptures de l’artiste ariégeois, Jean-Baptiste Belloc. Ce groupe statuaire appelé Monument à la gloire de l'expansion coloniale française, a été inauguré en 1922 puis déplacé à la Porte Doré lors de l’exposition coloniale de 1931. Aujourd’hui démontées en cinq pièces, les statues ont retrouvé leur place d’origine en 1962 dans ce qui était autrefois le jardin colonial. Même si le caractère affligeant et déshumanisant des zoos humains présents lors de l’exposition coloniale de 1931 n’est plus discuté, pourquoi les statues de Belloc rendant gloire à l’Empire français coloniale sont-elles toujours présentes dans l’espace public ? Pour comprendre ce qui a motivé le choix de laisser ces statues en dépit du caractère amer du passé colonial, il est nécessaire de définir les termes. Histoire et mémoire et de situer le cadre spatiotemporel dont seront extraits les exemples à suivre.
La notion d’histoire fait référence aux « connaissances du passé de l'humanité et des sociétés humaines, il s’agit d’une discipline qui étudie ce passé et cherche à le reconstituer »[1]. Ce qui revient à étudier des traces écrites du passé, créer des liens entre les faits et les contextualiser. Ce travail consent à donner un enchaînement avéré aux faits, suggérant l’idée d’une évolution. Il se peut également que l’historien·ne se base sur des témoignages oraux. Ces derniers tout comme les écrits peuvent être sujets à des interprétations, qui éloignent d’une prétendue objectivité. Les témoignages oraux s’inscrivent dans un contexte socioculturel qui n’est pas le même que l’historien·ne. Leurs auteur·e·s peuvent être soumis inconsciemment ou non à leur vision subjective des faits.
Ainsi les témoignages relèvent de la mémoire, ce qui renvoie à un « ensemble des faits passés qui reste dans le souvenir des individus, d'un groupe »[2]. Il n’existe pas seulement une mémoire mais un ensemble de mémoires qui font référence à un ou plusieurs faits historiques vécus individuellement ou collectivement. Autrement dit, à partir d’un même fait historique, deux individus peuvent avoir vécu l’expérience historique de manière diamétralement opposée. Pour résumer, selon l’historien franco-bulgare Tzvetan Todorov dans Les abus de la mémoire publié en 1995 aux éditions Arléa, « l'histoire privilégie l'abstraction et la généralisation ; la mémoire, le détail et l'exemple ».
Au vu de certaines manifestations, la frontière entre histoire et mémoire devient floue, allant même quelques fois à disparaître. Cet article a pour intention de comprendre en quoi des événements récents font ressortir dans l’espace public des tensions cristallisées où l’histoire et la mémoire se retrouvent au cœur des débats ? Les exemples choisis témoignent d’une histoire française complexe et les blessures ne sont pas encore totalement guéries. Nos exemples portent sur le déboulonnage des statues exposées dans l’espace public, celles qui reflètent le passé colonial français.
Depuis l’apparition du mouvement politique Black Lives Matter en juillet 2013, amplifié par la mort de l’afro-américain George Floyd, des citoyen·ne·s de plusieurs nations aux quatre coins du globe sont sorti·e·s dans les rues pour déboulonner des statues incarnant le passé colonial de leur pays. Ce fut le cas outre-manche où les Anglais·e·s ont fait tomber la statue en bronze d’Edward Colston érigée depuis 1895 dans la ville de Bristol, connue pour être un port important dans le commerce d’esclaves. Coté France, le débat s’est porté autour de l’investigateur du Code Noir, Jean-Baptiste Colbert dont la statue de plain-pied trône devant l’Assemblée Nationale. La statue a été aspergée de peinture rouge vif et son piédestal tagué de la mention « Négrophobie d’Etat ».
Des gestes qui ne sont pas récents
Ces gestes ne sont pas symptomatiques du XXIème siècle. Selon l’historien Bertrand Tillier, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, les déboulonnages sont des actes anciens remontant à la période révolutionnaire qu’a connue la nation française. Détruire des représentations s’inscrit également dans les mouvements contestataires comme celui des huguenots au XVIe, quand ces derniers ont détruit des représentations du christ et autres iconographies catholiques. En Irak en 2003, les opposants au régime irakiens ont fait tomber les statues incarnant le pouvoir en place. Ne pouvant s’en prendre directement aux responsables politiques, le déboulonnage des statues est symbolique. Le déboulonnage renvoie à un protocole d’actions : les statues sont arrachées de leur socle et s’écroulent au sol, ou les têtes des statues sont décapitées ou elles sont recouvertes de peinture. Enfin quelques statues connaissent le supplice de la noyade comme celle du marchand d’esclaves, Edward Colston.
Des arguments qui questionnent
Nos exemples concernent essentiellement une statuaire coloniale figurée par des hommes blancs. Ici, la question est de savoir si l’on « supprime » les traces du passé colonial française dans l’espace public. Les arguments qui vont suivre n’ont pas pour but d’aborder le problème sous un angle manichéen, mais plutôt de comprendre efficacement deux argumentaires distincts.
Pour les historien·ne·s, déboulonner les statues revient à effectuer une relecture de l’histoire. C’est faire table rase d’une partie de l’histoire d’une personnalité ou d’une personne. Dans le cas du déboulonnage de la statue de Jules Ferry, l’action ne permet pas seulement de faire abstraction des antécédents colonialistes. C’est également tout l’héritage du travail de Ferry en tant que réformateur de l’éducation qui est effacé. Or l’histoire étant plurielle, elle doit représenter toutes les facettes de la vie d’un personnage, même si ses actions reflètent les heures les plus sombres du passé français. Si la statue prend place dans l’espace public, elle résulte d’un consensus des commanditaires établi en connaissance de causes. Si le consensus est rompu et que les statues contestées sont ôtées, cela signifie que les blessures du passé n’ont pas été pensées.
Pour les défendeur·e·s de l’histoire, faire enlever les statues symbolisant le passé colonial français revient à censurer une vérité dérangeante de l’histoire. Selon l’historien Dimitri Casali, « déboulonner les statues de nos Grands Hommes c’est ouvrir la boîte de Pandore du révisionnisme historique »[3].
Retirer des statues représentant des personnalités aux pensées colonialistes ne signifie pas pour autant que le passé colonial français sera oublié, il s’agit encore moins de réécrire l’histoire. Selon Françoise Vergès, le déboulonnage des statues n’a rien à voir avec l’effacement de l’histoire, mais davantage d’une question de justice mémorielle : un acte symbolique contribuant à la reconnaissance du passé colonial français plutôt qu’une volonté de réécrire l’histoire. Les statues sont le reflet de l’histoire française et une interprétation esthétique de l’histoire résultant de choix politiques, à titre de gloire. Ces choix politiques sont idéologiques reflétant la moralité et l’état d’esprit de la société qui a vu ériger ces statues. Cette morale et les valeurs qu’elles reflètent ne sont plus celles de notre société actuelle.
Les laisser ou non ?
Plusieurs options sont envisagées par l’ensemble des protagonistes. Pour Karfa Diallo président de l’association Mémoire et Partages, les statues ne doivent pas être déboulonnées mais contextualisées avec le recours de panneaux explicatifs qui permet de définir davantage les actions d’une personne. Il peut en être de même avec les noms de rues ou bien des places publiques. Cette solution contribuerait à la sauvegarde physique de la mémoire en laissant la statue ou le nom de rue sur son emplacement initial, tout en comprenant historiquement les faits, qui relèvent ici de crimes contre l’humanité.
Selon Ghyslain Vedeux, président du CRAN (Conseil représentatif des associations noires), le déboulonnage des statues n’est peut-être pas la solution à envisager. Cet acte n’étant pas officialisé par les autorités compétentes, le retrait des statues réalisé légalement aurait un impact symbolique plus fort. Une reconnaissance de l’Etat enverrait un message non négligeable de soutien dans la lutte contre les discriminations.
D’autres penchent plutôt pour la mise en place dans l’espace public de contres-monuments rétablissant la mémoire. C’est notamment le cas pour Bordeaux, ancienne place forte du commerce d’esclaves au XVIIIème siècle. Les services de la ville ont ainsi érigé une statue représentant Modeste Testas, esclave Africaine achetée par des négociants bordelais. Dans le même sens, Edouard Philippe suggère de faire renaître des cendres la statue du général Dumas alors fondue par les nazis.
Un nouveau rôle pour les musées ?
Que faire alors des statues déboulonnées ou qui vont peut-être retirées pour laisser la place à d’autres statues ? Certains pensent aux musées, comme le musée de la Citadelle situé dans un quartier berlinois à Spandau. La directrice de l’institution révèle qu’une partie du musée renferme des statues déboulonnées ou des têtes décapitées. Certaines de ces statues ne sont plus admissibles dans l’espace public. Derrière les murs du musée se trouve la tête décapitée de la statue de Lénine, résultat de la chute du mur de Berlin. Ici, les statues sont contextualisées et servent de supports pédagogiques. Tout comme le souligne Urte Evert, « le musée est considéré comme un espace sûr où l’on peut voir ces monuments toxiques et où l’on peut en parler ensemble »[4].
L’anthropologiste Octave Debary, pense quant à lui qu’il existe plusieurs façons de gérer ce qu’il appelle « les restes de l’histoire ». Employant la métaphore d’un festin terminé, Debary met en exergue trois moyens de faire « le tri ». Première option, certains individus éprouvant un fort attachement au présent ne se concentrant que sur celui-ci, font table rase du passé et ne gardent aucune trace de ce repas. Deuxième option, d’autres plus attachés au passé expriment le besoin de faire un tri : se pose alors la question de ce qui va être gardé ou bien jeté. Dernière option, une conservation totale, toutes les traces devant être gardées sans mesure, dans une volonté de protéger le passé. Les deux dernières options renvoient aux conceptions mutuelles des historiens et des pro-déboulonnages dans la question des statues à caractères coloniales. L’anthropologue définit aussi le musée comme un espace-temps de l’oubli où les choses que l’on ne veut plus voir sont reléguées dans un espace clos, neutre. Autrement dit, le musée prend le relais de ce que l’espace public ne veut plus en son sein.
A-t-on besoin de voir pour se remémorer les choses du passé ? Voir est-il synonyme de savoir ? Si nous passons devant un mémorial de guerre, est-ce que cela convoque en nous systématiquement des connaissances ? Ce n’est pas parce que nous posons le regard sur la statue de Gallieni que nous sommes au fait de l’histoire du personnage et de ses actions. Que l’on déboulonne les statues ou que l’on les laisse en place, l’essentiel est de contextualiser ces œuvres, dans l’espace public ou dans un musée et cela doit passer par un travail de sensibilisation et d’éducation.
Edith Grillas
#Histoire #Mémoire #Décolonialisme