Quand on arrive à Brest, on est immédiatement propulséEs dans l'immensité portuaire de cette ville. Le chef-lieu du Finistère est un lieu incontournable de l’expertise maritime. Les activités portuaires se côtoient, dialoguent et façonnent le paysage brestois.

La ville pourtant porte les stigmates de la seconde guerre mondiale. 165. C'est le nombre de bombardements qu'a subi Brest durant cette guerre. En 1944, 200 immeubles, seulement, étaient encore debout, dont quatre dans le centre-ville[1]. L'architecture est donc typique de la reconstruction d'après-guerre. La ville bétonnée de gris ne révèle qu'à de rares carrefours les vestiges d'un temps passé et des murs anciens qu'on imagine avoir luttés pour rester ancrés dans le sol de Brest.

Alors, pour les fadas de vieilles architectures gothiques, quand vous arriverez dans le cœur de la ville de Brest, autant vous le dire, vous n'y trouverez pas votre compte. 

Les ravages de la guerre sur Brest sont bien connus, ainsi ce n'est pas pour de l'architecture que j'ai fait un bout de chemin pour atteindre la côte bretonne. Je suis venue faire un tour aux Capucins, plus grande place publique couverte d'Europe. Au fil des murs gris, j'arrive dans la rue Saint Malo. J'aperçois au loin mon point de chute et je commence à arpenter cette rue. Les premiers mètres n'ont rien d'exceptionnel, les murs sombres fredonnent la même rengaine. Et puis soudain.

 

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Vue de la Rue Saint-Malo ⓒ Manon Lévignat

Soudain au bout de la rue Saint Malo, une friche culturelle. 


Je suis en contrebas de tout, perdue dans un mélange entre de rares vestiges ayant survécu aux bombardements, des pots de fleurs, des plantes, des couleurs, des tags, des dessins, des fresques, des terrasses de cafés improvisés. 100 mètres de puissance poétique. 

Les vestiges abandonnés ont été envahis de vie. Entre les morceaux de bois de la porte d'une petite maison, j'aperçois une légère estrade au bout et des chaises. J'imagine des rires, des échanges, des discussions durant lesquelles on refait le monde, du théâtre, du cirque, des œuvres, on s’engage pour un bien commun. 


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Vue de la Rue Saint-Malo ⓒ Manon Lévignat

C'est dimanche et la Covid court toujours. Alors la rue Saint-Malo que je traverse est vide, dépeuplée. Le lieu revêt quelque chose de sinistre, un après-effondrement. Mais on imagine cette rue pleine de vie, de mémoire, de verres partagés et de discussions qui ne prennent plus fin. 100 mètres au sein desquelles dialoguent passé, présent et futur. 

Après quelques recherches, j'apprends que c'est l'association brestoise Vivre la rue qui est à l'origine de ce petit îlot sauvegardé. Vivre la rue est une association "dont l'ambition est d'être un lieu d'épanouissement pour les projets et les individus en favorisant les rencontres artistiques et les propositions pluridisciplinaires comme des vecteurs permettant de renforcer le lien social, la valorisation d'un quartier sensible et la participation citoyenne[2]". Sur le site Web de l'association, les internautes découvrent la rue saint malo en musique et en poésie. 

Des manifestations culturelles, un espace numérique public, des expositions, un salon de thé, tisane et cafés, des spectacles, une épicerie bio, des livres en libre échange : c'est ce qui se vit dans ce coin de rue grâce aux bénévoles de l'association. 

Cette rue a connu tant d'histoires que cet article serait trop long si je devais toutes les relater. J'invite les plus curieux.ses à aller les découvrir[3]

Mais une anecdote, pourtant, qui me touche ; la rue Saint Malo, qui ne porte pas encore ce nom en 1685, accueille à partir de cette date un bâtiment appelé La Madeleine. Et à La Madeleine, on y enferme des femmes que l'on appelle "de mauvaises vies". Des femmes que l'on accuse de se prostituer, des veuves ou des femmes considérées comme "folles"[4]. Autant de raisons qui effraient le patriarcat et qui à l'époque légitiment d'envoyer ces femmes en prison ou de les écarter de toute vie sociale. Elles sont un trouble à l'ordre public, un danger pour les mœurs chrétiennes. Stigmate qui pèse aujourd'hui encore très lourd sur la vie des travailleur.se.s du sexe. 

En 1782, une femme que l'on connaît sous le nom de "la belle Tamisier" est internée à La Madeleine. Elle est veuve et est envoyée là par son beau-père pour des raisons que l'on ignore. Mais son transfert à la Madeleine est justifié par "sa vie de débauche". On peut aisément dire que cet internement était probablement injustifié. Le 10 février, un incendie criminel ravage le bâtiment. Aucune preuve formelle et certaine ne l'atteste mais l'incendie a débuté dans la chambre de La Belle Tamisier. Il lui est attribué[5]

Elle profite de l'affolement général pour s'enfuir et ne refera plus jamais surface. Sa force et son aura planent encore sur les rues de Brest et construisent l'imaginaire collectif de la ville. Régulièrement des artistes s'emparent de son histoire dans leur création. 


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Fresque de La Belle Tamisier réalisé par le graffeur brestois Worm ⓒ Damien Goret - Brest Métropole

 

Après avoir erré dans la rue Saint-Malo, je grimpe quelques marches et je me retrouve face à l'immensité du bâtiment des Capucins. Ancien couvent transformé en ateliers industriels, c'est aujourd'hui un lieu de vie culturel. 

Quand j'entre dans cet espace, le soleil est déjà bas et la lumière qui s'infiltre dans l'ancien couvent offre quelque chose de mystique à l'endroit. 

J'entends des cris et des rires d'enfant. 

Bibliothèque, espace d'exposition, pop-up stores, petit magasin d'artisans brestois, l'éternelle odeur de crêpe chaude qui règne en Bretagne, et espaces de glisse se mélangent dans le bâtiment des Capucins. 

Je traverse rapidement l'espace d'exposition à l'étage qui présente le travail photographique de Michel Thersiquel, reportage effectué au centre de rééducation fonctionnelle de Kerpape, à Ploemeur. 

 

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Vue de l’exposition Thersiquel A fleur de corps  ⓒ Manon Lévignat

 

L'artiste s’est attardé pendant 14 ans sur le détail de corps meurtris, immobilisés, en situation de handicap pour en révéler la force et la beauté. Le regard du photographe, je dois bien l'avouer, ne me touche pas et l'accrochage scolaire des photographies me fait rapidement quitter l'espace. Et puis, j'ai bien trop hâte d'aller me mêler aux petits groupes qui envahissent l'espace central. 

Je continue ma déambulation et au coin du hangar j'intercepte des bribes de vie. Deux jeunes femmes sont assises à côté d'une balustrade qui donne sur la place centrale des Capucins. Elles ont des fiches et des cahiers posés sur leur genoux et se récitent à tour de rôle des passages de cours, peut-être pour une interrogation à venir.

À côté deux autres jeunes femmes s'embrassent.  Et en face d'elles quatre autres dansent, insouciantes aux regards des gens qui les entourent. Des pieds au bout de leurs cheveux, leur corps et leur mouvement improvisent des pas de danse. Elles sont puissantes, imperturbables. Les PassantEs s'arrêtent ou freinent le pas à côté d'elles comme s'iels faisaient partie de leur chorégraphie. 


Je redescends et dans l'espace centrale c'est une cour de jeu publique où passé et présent s'entremêlent. Les traces des différentes vies du lieu s'imbriquent. Un pan de mur sur lequel une peinture ancienne s'effrite. Les anciennes machines ayant servi lorsque le lieu était un atelier où l'on fabriquait et réparait les bateaux de la Marine Nationale. La manière dont la lumière vient flatter les corps qui s'activent dans la nef intérieure. Le travail précis de restaurations des ornementations du Canot de l'Empereur, luxueuse embarcation, construite en 1810 à la demande de Napoléon Ier et confiée après la chute de l’Empire à l’Arsenal de Brest[6].

Toutes ces vies sont placées sur le même plan et traitées à égale valeur.


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Canot de l'Empereur dans la grande halle des capucins ⓒ Manon Lévignat

 

Et entre ces pans de vie, le sol a été pensé pour devenir un véritable terrain de glisse et tout le monde se prête au jeu. Mais surtout des enfants qui sont comme maîtres en ces lieux. Les petites filles naviguent d'un bout à l'autre de l'espace munies de trottinette, de patin à roulettes ou de skate. Le regard déterminé, elles slaloment, vives et hilares, entre les gens, les arches et les anciennes machines. 

Un petit garçon fait ses premiers essais en roller, ses jambes tremblent un peu, il chute beaucoup mais se relève à chaque fois, sous le regard bienveillant de sa grande sœur qui lui donne des conseils.

Les enfants insouciants montent sur le socle des machines, qui malgré leur aspect effrayant deviennent terrain de jeu. Armés de leurs coudières et genouillères, ils semblent partir à l'aventure et à la découverte des traces du passé industriel du lieu. 

 

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Espace centrale des Capucins ⓒ Manon Lévignat

Les cheminements des gens et des enfants dans la nef centrale se font et se défont comme une grande chorégraphie dont tout le monde serait maître. À laquelle chacunE est invitéE à ajouter son pas de danse. Pari réussi pour Brest qui souhaitait avec le projet de ce tiers-lieu culturel redynamiser le quartier tout en conservant le patrimoine industriel des Capucins. 




Manon Lévignat


#communsurbains#tiers-lieux#Brest

 

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Brest
[2] http://vivrelarue.net/
[3] http://vivrelarue.net/historique.html 
[4] NB : j’utilise ce terme entre guillemet, car c’est celui qui est employé dans les récits historiques et archives sur La Madeleine. Cependant, les termes “folle” et “fou” sont chargés d’une psychophobie importante qui participe à stigmatiser des personnes atteintes de troubles mentaux. Il est préférable de ne pas employer ces termes.
[5] https://actu.fr/bretagne/brest_29019/la-belle-tamisier-pasionaria-du-xviiie_5229002.html
[6] https://www.ateliersdescapucins.fr/fr/propos/notre-histoire]https://www.ateliersdescapucins.fr/fr/propos/notre-histoire