De la mécanique au voyage poétique : un parcours en huit étapes
Vue de la première salle de l’exposition. A gauche, l’installation « Les mille et une pièces d’un vélo », réalisée par l’association La Clavette Grenobloise et le Musée dauphinois (2020) et la photographie de Pierre Duvert, « Le p’tit vélo dans la tête, atelier de réparation de vélos participatif et solidaire » (2019) © Denis Vinçon
Gianluca Gimini, Six diptyques issus du projet Velocipedia (2009) © Denis Vinçon
La deuxième étape de l’exposition – intitulée Vélo, je t’aime, moi non plus – s’intéresse ainsi au vélo comme objet d’affection. On s’approprie son vélo en le rendant unique par sa décoration : certain·e·s le peignent ou lui ajoutent des paniers sur mesure, comme le font les protagonistes des clichés de Pierre Duvert, photographe enquêtant sur les usages contemporains du vélo dans les territoires urbains et ruraux de l’Isère. D’autres vont plus loin et transforment leurs vélos en simili-Harley Davidson, comme Doc et sa « Kustom » rouge, si ressemblante qu’on se demanderait presque ce que fait une moto dans une exposition sur le vélo ! Rempart contre le drame du vélo volé, le cadenas matérialise littéralement l’attachement que porte le cycliste à sa monture : un vélo posé contre le mur en est bardé. En regard, deux carcasses de vélo rouillées trouvées dans l’Isère témoignent, telles deux « vanités vélocipédiques », de la fin tragique des montures abandonnées.
Chopper de Jacques, Tall bike de Morgan, Vélo-virgule de Lucas Aulagnier (vue de gauche) ; Kustom rouge de Doc, 2019 (vue de droite) © Denis Vinçon
La troisième section – Petites roues pour culottes courtes – s’intéresse au rôle que joue le vélo au cours de l’enfance : tenir l’équilibre sur son vélo, sans les petites roulettes, constitue un véritable rite de passage dans la vie d’un·e enfant. Un petit bicycle en bois de la fin du XIXe siècle de la fin du XIXe siècle, dit « michaudine », illustre cette étape. L’inévitable chute est évoquée, avec beaucoup d’humour, par un flacon d’éosine contenu dans une armoire à pharmacie musicale. La photographie de famille a toute sa place dans cette section, avec à la fois des clichés du début XXe siècle montrant que le vélo était à l’époque un marqueur social fort, et des images plus récentes collectées par le musée à l’occasion de l’exposition. Chaque cliché est accompagné d’une anecdote, témoignant de la dimension mémorielle forte dont sont porteuses ces photos-souvenirs de moments partagés à bicyclette.
Familles de cyclistes : espace dédié à la valorisation de la collecte menée par le Musée dauphinois autour des souvenirs liés à la pratique cycliste © Denis Vinçon
La question du genre, qui apparaît dès la naissance de la bicyclette, est évoquée dans la quatrième séquence, nommée Le Surmâle en référence à Alfred Jarry, écrivain mais aussi cycliste notoire. Le graphisme du texte de salle, comme la photo « Rocco et ses frères » de Fabienne Radi, évoque le lien entre vélo et virilité par de facétieuses formes phalliques. Conséquence des discours hygiénistes nés dans les années 1870, l’opposition genrée entre le « vélo viril » et la simple bicyclette réservée aux femmes est matérialisée par un modèle dit « masculin » – à la barre horizontale – et un autre « féminin » – au cadre ouvert –, présentés côte à côte. L’accent est mis sur le rôle du vélo comme outil d’émancipation pour les femmes, tant revendiqué par les pionnières du cyclisme fin XIXe siècle que par les participantes des actuelles vélorutions féministes. Le tandem central conclut cette section, invitant à une réconciliation des deux genres autour d’une monture partagée.
Graphisme en forme de « roues-bignolles », évocation imagée du fameux « vélo viril » ; « Rocco et ses frères » de Fabienne Radi ; modèles de vélos dits « féminin » et « masculin » © Denis Vinçon
Les champion·ne·s s cyclistes, « forçats de la route », font l’objet de la cinquième étape du parcours : celle-ci aborde le dépassement de soi, mais plutôt que de faire l’apologie des champion·ne·s, elle s’attache à questionner l’aura mystique qui entoure ces sportif·ve·s iconiques dans l’imaginaire collectif. Pour matérialiser cette vénération, un podium central met en avant ces cyclistes légendaires – dont Jeannie Longo est la seule femme – et certaines de leurs reliques, comme une réplique du premier maillot jaune du Tour de France. Franck Philippeaux mentionne l’un des projets qui avaient été proposés pour cet espace : l’intention était de créer dans cet espace une « chapelle » matérialisant l’adoration vouée aux grand·e·s coureur·reuse·s cyclistes, en accentuant sa dimension mystique par l’éclairage et la scénographie. Finalement, seul le podium aura été conservé. La thématique du dopage, « fruit défendu » du cyclisme, est évoquée sous le titre bien trouvé « Héros in, héros out ». La place du Tour de France dans la culture populaire est illustrée par la présence de caricatures, de planches de bandes dessinées et d’une roue musicale qu’il faut faire tourner pour tomber aléatoirement sur une ritournelle inspirée des idoles de la petite reine. Encore une fois, l’art n’est pas en reste, avec la création de la vidéaste contemporaine Isabelle Rozenbaum ou encore la machine à faire des courses de vélo d’Itzel Palomo : dans ce dispositif ludico-artistique, les vélos restent fixes mais deux petites figurines permettent à un duo de visiteur·euse·s de comparer leur coup de pédale à celui des champion·ne·s.
Podium des champions cyclistes (vue de gauche) © Denis Vinçon ; La course, œuvre ludico-artistique d’Itzel Palomo (vue de droite) © Marion Roy
Une fois les cyclistes exceptionnel·le·s présenté·e·s, c’est aux cyclistes urbain·e·s, figure plus anonyme et quotidienne, que s’intéresse la sixième section nommée A pied, à vélo, en auto, une ville pour tous. S’y entrecroisent politiques d’aménagement urbain, motivations utilitaires pour les « vélotaffeur·euse·s » et convictions politico-écologistes portées par les « vélosophes » défenseur·euse·s d’un modèle de société favorisant les déplacements alternatifs à la voiture individuelle. La série de photographies artistico-documentaires de Pierre Duvert s’intéresse aux usages contemporains du cyclisme urbain en Isère, et notamment aux ateliers de réparation de vélo participatifs et solidaires, lieux d’échange accompagnant les cyclistes vers la « vélonomie », qui fleurissent à Grenoble. Le « code du cycliste » et autres campagnes de sensibilisation incitent à une réflexion sur les bonnes pratiques vélocipédiques dans des villes où la voiture est encore reine.
La septième séquence, Alpes cyclables, revient sur les pratiques sportives en s’ancrant dans le territoire montagnard. Cette étape fait état de la diversité des sports cyclistes, comme le VTT ou le vélo de randonnée. Le cyclotourisme est notamment présenté comme une alternative au modèle économique aujourd’hui fragile des sports d’hiver et fait le pari de redynamiser le tourisme en montagne dans des stations mythiques comme Les 2 Alpes ou L’Alpe-d’Huez. Une partie des collections exposées, dont la tenue fluo du champion VTTiste Jacques Devi, a été prêtée par l’association grenobloise Génération Mountain Bike, porteuse d’un projet de musée autour de leur collection naissante.
Tenue du champion VTTiste Jacques Devi (vue de gauche) © Denis Vinçon
La huitième et dernière section, consacrée au voyage à vélo – « Partir un jour sans retour » – conclue l’exposition sur une touche de poésie, en présentant plusieurs dimensions du cyclovoyage, dont le voyage au long cours. Le vélo Liberia de Franco Nicotera, équipé de sacoches et d’une ombrelle, témoigne du périple de cinq ans de l’Italo-Grenoblois à travers 66 pays. Le « Voyage d’Aimé », illustré par les planches de BD de Nardo, retrace l’aventure d’Aimé Juge, parti en 1935 pour une aventure d’une dizaine de jours dans les Alpes françaises, entre le Vercors et la Suisse, consignée dans un petit carnet. Le dernier mur de l’espace est consacré au Voyage au bout du Jardin, démarche artistico-poétique de Richard Forget et Marine Ponthieu partis faire le tour des 180 m de leur jardin-monde à bicyclette. Ce micro-périple a été traduit sous la forme d’une carte sérigraphiée par la graphiste Camille Martin. Le rendu, à la fois esthétique et décalé, permet de finir le parcours sur une dernière touche onirique.
Vélo Liberia du cyclovoyageur Franco Nicotera (vue de gauche) ; Carte sérigraphiée du Voyage au bout du Jardin (vue de droite) © Denis Vinçon
Murs blancs, jeux de mots et curieux vélos : les clés d’une exposition qui roule
Ces huit temps rythmant l’exposition sont unifiés par la scénographie très sobre et épurée de Jean-Paul Camargo : les murs blancs, ponctués de photos grands formats imprimés sur toile, font le pari de la simplicité. Ce design minimaliste donne une identité visuelle à l’ensemble du parcours à travers des clins d’œil visuels récurrents, à l’image des vitrines sur roues et roulettes de toutes tailles qui ponctuent le parcours. Ce parti-pris permet également une réelle mise en valeur des expôts, et notamment des nombreux modèles de vélo présentés – historiques, mythiques ou insolites. Peu d’objets proviennent des collections du Musée dauphinois ; les principaux musées prêteurs sont le Musée Géo-Charles d’Échirolles, le Musée National du Sport de Nice et le Musée d’Art et d’Industrie de Saint-Etienne dont le parcours permanent est dédié au cyclisme. Par ailleurs, de nombreux objets ont été empruntés à des particuliers, des associations et des institutions locales. Les « vélos d’Isère » se différencient par des cartels spécifiques qui permettent de les repérer tout au long du parcours, mettant ainsi en valeur le patrimoine de la région.
Roue musicale (vue de gauche) © Denis Vinçon ; Cartel « Vélo d’Isère » (vue centrale) ; Dessins de visiteur·euse·s sur le mur d’expression à la fin de l’exposition © Marion Roy
Le vélo étant un objet humble, il autorise l’usage de l’humour : les titres et textes de salle rivalisent de facéties cyclo-sémantiques (mention spéciale à « Ceci n’est pas un vélo », « Pois, pois mon pois » ou encore au jeu de mot bien trouvé « Héros in, héros out »), donnant un ton décalé très plaisant à toute l’exposition. La culture populaire y a toute sa place, à travers la bande-dessinée, les revues sportives et de loisir, et surtout la musique, mêlant standards musicaux anciens et actuels, en cohérence avec les affinités du commissaire Franck Philippeaux qui avait également conçu l’exposition Si on chantait ! La la la la en 2017. Des points d’écoute, où l’on peut aussi bien entendre Joe Dassin que les Wampas ou Bénabar, sont présents de manière récurrente dans les différentes séquences à travers des dispositifs de présentation originaux (cornets acoustiques, roue musicale, armoire à pharmacie sonore…) dont certains sont des réemplois d’expositions antérieures du Musée dauphinois.
L’expérience visiteur·euse
En tant que visiteur·euse, il est aisé de relier l’une ou l’autre des pratiques vélocipédiques abordées dans l’exposition à sa propre expérience cyclable. L’ancrage dans la région, matérialisé par les partenariats établis ou encore la collecte de témoignages et de photographies, permet d’incarner véritablement le propos. La présentation d’initiatives locales et contemporaines, telles que les vélorutions ou les ateliers de réparation participatifs et solidaires, fournit au public des pistes concrètes pour changer leurs propres pratiques. La présence d’œuvres artistiques entretient tout au long du parcours la « poétique vélocipédique » mentionnée dès la première séquence.
Un bémol cependant : l’exposition étant assez longue et très écrite, il est aisé de s’essouffler en fin de parcours, autour de la section sur les sports cyclistes en montagne. Néanmoins, le choix de consacrer l’ultime étape de l’exposition au thème du voyage donne un réel dynamisme à cette dernière salle, en présentant au public des initiatives poétiques et décalées qui donnent envie de partir pédaler sur les routes. L’exposition s’achève sur un mur d’expression libre où les visiteur·euse·s sont invité·e·s à dessiner leur propre version du vélo sur des feuilles colorées, en écho à l’œuvre de Gianluca Gemini présentée en tout début de parcours : si aucun croquis n’est mécaniquement exact, les résultats éclectiques montrent le riche imaginaire qui se développe autour de la petite reine.
Marion Roy
Pour en savoir plus :
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Présentation de l’exposition et dossier de presse sur le site du Musée dauphinois.
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Visite de l’exposition à bicyclette par Les Mondaines (vidéo) .
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La revue L’Alpe consacre un numéro entier au thème du vélo : L’Alpe, n°77, « Le vélo, petite reine de la montagne », 2017.
Autres expositions sur le vélo
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Musée d’art et d’industrie de Saint-Etienne, parcours permanent Cycles
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Musée Géo-Charles, Échirolles, « Art et bicyclette » : ici et ici.
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Historial de la Vendée, « A bicyclette ».
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