Tituber sur sa draisienne, aller au travail en bicyclette, filer comme le vent sur son vélo de route,  bricoler son biclou dans un atelier vélo participatif, dévaler des pentes escarpées en VTT, pédaler à l’unisson sur un tandem ou organiser la prochaine Vélorution : l’exposition Un amour de vélo, présentée au Musée dauphinois du 19 mai 2021 au 4 juillet 2022, fait le tour de la  diversité des pratiques vélocipédiques. C’est en compagnie de Franck Philippeaux, commissaire de l’exposition, que j’en ai découvert les coulisses avant son ouverture au public. 
Une exposition autour du vélo prend tout son sens à Grenoble, où l’usage du vélo est en essor depuis plus d’une dizaine d’années grâce à des initiatives visant à en faciliter la pratique, telles  que l’aménagement de pistes cyclables ou la mise en place d’un service de location de vélo de  longue durée. La part des déplacements à vélo y a ainsi augmenté de 64% entre 2008 et 2019. C’est le propre d’un musée de société tel que le Musée dauphinois de rendre compte d’un tel  phénomène sociétal, à la fois ancré dans le territoire et reflétant l’expansion plus large de cette pratique cycliste en Europe, conséquence d’une prise de conscience écologique et d’un goût  croissant pour les mobilités douces.  
Franck Philippeaux insiste sur ce que n’est pas l’exposition : il ne s’agit ni d’un traité de  mécanique, ni d’une exposition chronologique retraçant l’évolution du vélo depuis sa création  jusqu’à aujourd’hui, ni d’une apologie des champion·ne·s cyclistes, même si ces aspects – passage obligatoire pour une exposition sur ce sujet – sont tous abordés au fil du parcours.  L’exposition, conçue de manière thématique, s’attache à mettre l’accent sur le cycliste, ses usages et son rapport au vélo, bien plus que sur l’objet « vélo » dans sa dimension matérielle. L’objectif est de questionner la pluralité des cultures cyclistes et les relations qui se tissent autour du tandem cycliste-bicyclette. 

De la mécanique au voyage poétique : un parcours en huit étapes

 
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Vue de la première salle de l’exposition. A gauche, l’installation « Les mille et une pièces d’un vélo », réalisée par  l’association La Clavette Grenobloise et le Musée dauphinois (2020) et la photographie de Pierre Duvert, « Le p’tit vélo dans  la tête, atelier de réparation de vélos participatif et solidaire » (2019) © Denis Vinçon 

 

L’exposition est articulée en huit étapes, dont la première est la plus attendue : le début du parcours est consacré à la mécanique vélocipédique, décortiquant une fois pour toutes les aspects techniques du fameux deux-roues. Pour autant, celle-ci n’est pas dénuée de poésie, notamment grâce à la présence de plusieurs œuvres contemporaines, telle la roue à deux moyeux de Laurent Perbos – qui demande un peu d’observation pour réaliser qu’il s’agit d’une sculpture onirique et décalée, et non pas d’une roue comme n’importe quelle autre. Les  modélisations 3D de Gianluca Gimini, basées sur des dessins de vélo réalisés de mémoire,  montrent avec humour que l’on ne connaît pas ces engins du quotidien aussi bien qu’on pourrait le croire. Un vélo décortiqué, présenté pièce par pièce sur le mur, permet de prendre  connaissance de toutes les composantes de cette machine passant habituellement inaperçues, tout en soulignant l’esthétique de l’objet. En parallèle, les origines historiques du vélo sont  abordées à travers la présentation d’une draisienne et d’un grand bi, tandis que plusieurs  spécimens uniques, personnalisés et un peu fantasques – le chopper de Jacques, le tall bike de Morgan, le vélo-virgule de Lucas – évoquent l’inventivité des créateur·rice·s de bicyclettes  professionnel·le·s ou amateur·rice·s, qui donnent vie aux vélos de leurs rêves à l’issue de longues heures de bricolage en atelier.  

 

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Gianluca Gimini, Six diptyques issus du projet Velocipedia (2009) © Denis Vinçon
 

La deuxième étape de l’exposition – intitulée Vélo, je t’aime, moi non plus – s’intéresse ainsi  au vélo comme objet d’affection. On s’approprie son vélo en le rendant unique par sa  décoration : certain·e·s le peignent ou lui ajoutent des paniers sur mesure, comme le font les  protagonistes des clichés de Pierre Duvert, photographe enquêtant sur les usages contemporains du vélo dans les territoires urbains et ruraux de l’Isère. D’autres vont plus loin et transforment  leurs vélos en simili-Harley Davidson, comme Doc et sa « Kustom » rouge, si ressemblante qu’on se demanderait presque ce que fait une moto dans une exposition sur le vélo ! Rempart contre le drame du vélo volé, le cadenas matérialise littéralement l’attachement que porte le cycliste à sa monture : un vélo posé contre le mur en est bardé. En regard, deux carcasses de vélo rouillées trouvées dans l’Isère témoignent, telles deux « vanités vélocipédiques », de la fin  tragique des montures abandonnées.  

 

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Chopper de Jacques, Tall bike de Morgan, Vélo-virgule de Lucas Aulagnier (vue de gauche) ; Kustom rouge de Doc, 2019 (vue de droite) © Denis Vinçon 

 

La troisième section – Petites roues pour culottes courtes – s’intéresse au rôle que joue le vélo  au cours de l’enfance : tenir l’équilibre sur son vélo, sans les petites roulettes, constitue un  véritable rite de passage dans la vie d’un·e enfant. Un petit bicycle en bois de la fin du XIXe  siècle de la fin du XIXe siècle, dit « michaudine », illustre cette étape. L’inévitable chute est  évoquée, avec beaucoup d’humour, par un flacon d’éosine contenu dans une armoire à  pharmacie musicale. La photographie de famille a toute sa place dans cette section, avec à la  fois des clichés du début XXe siècle montrant que le vélo était à l’époque un marqueur social  fort, et des images plus récentes collectées par le musée à l’occasion de l’exposition. Chaque  cliché est accompagné d’une anecdote, témoignant de la dimension mémorielle forte dont sont  porteuses ces photos-souvenirs de moments partagés à bicyclette. 

 

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Familles de cyclistes : espace dédié à la valorisation de la collecte menée par le Musée dauphinois autour des souvenirs liés à  la pratique cycliste © Denis Vinçon

 

La question du genre, qui apparaît dès la naissance de la bicyclette, est évoquée dans la  quatrième séquence, nommée Le Surmâle en référence à Alfred Jarry, écrivain mais aussi  cycliste notoire. Le graphisme du texte de salle, comme la photo « Rocco et ses frères » de  Fabienne Radi, évoque le lien entre vélo et virilité par de facétieuses formes phalliques.  Conséquence des discours hygiénistes nés dans les années 1870, l’opposition genrée entre le  « vélo viril » et la simple bicyclette réservée aux femmes est matérialisée par un modèle dit  « masculin » – à la barre horizontale – et un autre « féminin » – au cadre ouvert –, présentés  côte à côte. L’accent est mis sur le rôle du vélo comme outil d’émancipation pour les femmes,  tant revendiqué par les pionnières du cyclisme fin XIXe siècle que par les participantes des actuelles vélorutions féministes. Le tandem central conclut cette section, invitant à une  réconciliation des deux genres autour d’une monture partagée. 

 

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Graphisme en forme de « roues-bignolles », évocation imagée du fameux « vélo viril » ; « Rocco et ses frères » de Fabienne  Radi ; modèles de vélos dits « féminin » et « masculin » © Denis Vinçon
 

Les champion·ne·s s cyclistes, « forçats de la route », font l’objet de la cinquième étape du  parcours : celle-ci aborde le dépassement de soi, mais plutôt que de faire l’apologie des  champion·ne·s, elle s’attache à questionner l’aura mystique qui entoure ces sportif·ve·s  iconiques dans l’imaginaire collectif. Pour matérialiser cette vénération, un podium central met  en avant ces cyclistes légendaires – dont Jeannie Longo est la seule femme – et certaines de  leurs reliques, comme une réplique du premier maillot jaune du Tour de France. Franck  Philippeaux mentionne l’un des projets qui avaient été proposés pour cet espace : l’intention  était de créer dans cet espace une « chapelle » matérialisant l’adoration vouée aux grand·e·s  coureur·reuse·s cyclistes, en accentuant sa dimension mystique par l’éclairage et la  scénographie. Finalement, seul le podium aura été conservé. La thématique du dopage, « fruit  défendu » du cyclisme, est évoquée sous le titre bien trouvé « Héros in, héros out ». La place  du Tour de France dans la culture populaire est illustrée par la présence de caricatures, de  planches de bandes dessinées et d’une roue musicale qu’il faut faire tourner pour tomber  aléatoirement sur une ritournelle inspirée des idoles de la petite reine. Encore une fois, l’art  n’est pas en reste, avec la création de la vidéaste contemporaine Isabelle Rozenbaum ou encore  la machine à faire des courses de vélo d’Itzel Palomo : dans ce dispositif ludico-artistique, les  vélos restent fixes mais deux petites figurines permettent à un duo de visiteur·euse·s de  comparer leur coup de pédale à celui des champion·ne·s.

 

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Podium des champions cyclistes (vue de gauche) © Denis Vinçon ;  La course, œuvre ludico-artistique d’Itzel Palomo (vue de droite) © Marion Roy 

 

Une fois les cyclistes exceptionnel·le·s présenté·e·s, c’est aux cyclistes urbain·e·s, figure plus  anonyme et quotidienne, que s’intéresse la sixième section nommée A pied, à vélo, en auto, une  ville pour tous. S’y entrecroisent politiques d’aménagement urbain, motivations utilitaires pour  les « vélotaffeur·euse·s » et convictions politico-écologistes portées par les « vélosophes »  défenseur·euse·s d’un modèle de société favorisant les déplacements alternatifs à la voiture  individuelle. La série de photographies artistico-documentaires de Pierre Duvert s’intéresse aux  usages contemporains du cyclisme urbain en Isère, et notamment aux ateliers de réparation de  vélo participatifs et solidaires, lieux d’échange accompagnant les cyclistes vers la  « vélonomie », qui fleurissent à Grenoble. Le « code du cycliste » et autres campagnes de  sensibilisation incitent à une réflexion sur les bonnes pratiques vélocipédiques dans des villes  où la voiture est encore reine. 

La septième séquence, Alpes cyclables, revient sur les pratiques sportives en s’ancrant dans  le territoire montagnard. Cette étape fait état de la diversité des sports cyclistes, comme le VTT ou le vélo de randonnée. Le cyclotourisme est notamment présenté comme une alternative au  modèle économique aujourd’hui fragile des sports d’hiver et fait le pari de redynamiser le  tourisme en montagne dans des stations mythiques comme Les 2 Alpes ou L’Alpe-d’Huez. Une  partie des collections exposées, dont la tenue fluo du champion VTTiste Jacques Devi, a été prêtée par l’association grenobloise Génération Mountain Bike, porteuse d’un projet de musée autour de leur collection  naissante.  

 

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Tenue du champion VTTiste Jacques Devi (vue de gauche) © Denis Vinçon 

 

La huitième et dernière section, consacrée au voyage à vélo – « Partir un jour sans retour » – conclue l’exposition sur une touche de poésie, en présentant plusieurs dimensions du  cyclovoyage, dont le voyage au long cours. Le vélo Liberia de Franco Nicotera, équipé de sacoches et d’une ombrelle, témoigne du périple de cinq ans de l’Italo-Grenoblois à travers 66  pays. Le « Voyage d’Aimé », illustré par les planches de BD de Nardo, retrace l’aventure d’Aimé Juge, parti en 1935 pour une aventure d’une dizaine de jours dans les Alpes françaises,  entre le Vercors et la Suisse, consignée dans un petit carnet. Le dernier mur de l’espace est consacré au Voyage au bout du Jardin, démarche artistico-poétique de Richard Forget et Marine  Ponthieu partis faire le tour des 180 m de leur jardin-monde à bicyclette. Ce micro-périple a été  traduit sous la forme d’une carte sérigraphiée par la graphiste Camille Martin. Le rendu, à la fois esthétique et décalé,  permet de finir le parcours sur une dernière touche onirique.  

 

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Vélo Liberia du cyclovoyageur Franco Nicotera (vue de gauche) ; Carte sérigraphiée du Voyage au bout du Jardin (vue de  droite) © Denis Vinçon 

 

Murs blancs, jeux de mots et curieux vélos : les clés d’une exposition qui roule 

Ces huit temps rythmant l’exposition sont unifiés par la scénographie très sobre et épurée de  Jean-Paul Camargo : les murs blancs, ponctués de photos grands formats imprimés sur toile,  font le pari de la simplicité. Ce design minimaliste donne une identité visuelle à l’ensemble du  parcours à travers des clins d’œil visuels récurrents, à l’image des vitrines sur roues et roulettes de toutes tailles qui ponctuent le parcours. Ce parti-pris permet également une réelle mise en valeur des expôts, et notamment des nombreux modèles de vélo présentés – historiques, mythiques ou insolites. Peu d’objets proviennent des collections du Musée dauphinois ; les  principaux musées prêteurs sont le Musée Géo-Charles d’Échirolles, le Musée National du  Sport de Nice et le Musée d’Art et d’Industrie de Saint-Etienne dont le parcours permanent est dédié au cyclisme. Par ailleurs, de nombreux objets ont été empruntés à des particuliers, des associations et des institutions locales. Les « vélos d’Isère » se différencient par des cartels spécifiques qui permettent de les repérer tout au long du parcours, mettant ainsi en valeur le  patrimoine de la région.  

 

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Roue musicale (vue de gauche) © Denis Vinçon ; Cartel « Vélo d’Isère » (vue centrale) ; Dessins de visiteur·euse·s sur le  mur d’expression à la fin de l’exposition © Marion Roy

 

Le vélo étant un objet humble, il autorise l’usage de l’humour : les titres et textes de salle rivalisent de facéties cyclo-sémantiques (mention spéciale à « Ceci n’est pas un vélo », « Pois,  pois mon pois » ou encore au jeu de mot bien trouvé « Héros in, héros out »), donnant un ton  décalé très plaisant à toute l’exposition. La culture populaire y a toute sa place, à travers la  bande-dessinée, les revues sportives et de loisir, et surtout la musique, mêlant standards  musicaux anciens et actuels, en cohérence avec les affinités du commissaire Franck Philippeaux  qui avait également conçu l’exposition Si on chantait ! La la la la en 2017. Des points d’écoute, où l’on peut aussi bien entendre Joe Dassin que les Wampas ou Bénabar, sont présents de  manière récurrente dans les différentes séquences à travers des dispositifs de présentation originaux (cornets acoustiques, roue musicale, armoire à pharmacie sonore…) dont certains  sont des réemplois d’expositions antérieures du Musée dauphinois.  

 

L’expérience visiteur·euse 

En tant que visiteur·euse, il est aisé de relier l’une ou l’autre des pratiques vélocipédiques abordées dans l’exposition à sa propre expérience cyclable. L’ancrage dans la région,  matérialisé par les partenariats établis ou encore la collecte de témoignages et de photographies,  permet d’incarner véritablement le propos. La présentation d’initiatives locales et  contemporaines, telles que les vélorutions ou les ateliers de réparation participatifs et solidaires,  fournit au public des pistes concrètes pour changer leurs propres pratiques. La présence d’œuvres artistiques entretient tout au long du parcours la « poétique vélocipédique »  mentionnée dès la première séquence. 

Un bémol cependant : l’exposition étant assez longue et très écrite, il est aisé de s’essouffler en  fin de parcours, autour de la section sur les sports cyclistes en montagne. Néanmoins, le choix  de consacrer l’ultime étape de l’exposition au thème du voyage donne un réel dynamisme à  cette dernière salle, en présentant au public des initiatives poétiques et décalées qui donnent  envie de partir pédaler sur les routes. L’exposition s’achève sur un mur d’expression libre où  les visiteur·euse·s sont invité·e·s à dessiner leur propre version du vélo sur des feuilles colorées,  en écho à l’œuvre de Gianluca Gemini présentée en tout début de parcours : si aucun croquis  n’est mécaniquement exact, les résultats éclectiques montrent le riche imaginaire qui se  développe autour de la petite reine.  

Marion Roy

 

Pour en savoir plus :  

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