Imaginez que vous souhaitiez vous rendre au musée. Après avoir traversé tout Lille, pris les transports en commun, traversé des routes très fréquentées, vous arrivez enfin devant le musée. Devant vous se dresse une volée de marches pour accéder à l’entrée principale, vous ne pouvez pas les emprunter et devez donc faire un détour pour emprunter une porte isolée. Vous sonnez et attendez qu’un agent vienne vous ouvrir. Pourquoi devriez-vous attendre et effectuer des efforts supplémentaires alors que d’autres peuvent emprunter l’entrée principale ? C’est ce que vivent chaque année des milliers de visiteurs en situation de handicap qui ne peuvent pas emprunter les mêmes entrées ou participer aux mêmes activités que les valides en autonomie.

 
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Entrée PMR à distance de l’entrée visiteurs, Palais des Beaux-Arts de Lille © CHF
 

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Entrée pour tous, inclusive © CNSIAM

 

Bien qu’il soit obligatoire d’avoir une entrée accessible aux personnes en situation de handicap, rendre son site accessible en ouvrant un accès PMR n’est pas suffisant. L’accessibilité des prestations et du bâtiment est mise en avant par les lois handicap successives mais la mise aux normes des établissements culturels recevant du public ne suffit pas à offrir une vie culturelle inclusive et confortable aux personnes en situation de handicap.

Dans le domaine de la culture, on entend par inclusion, le mélange de tous les visiteurs, quelle que soit leur origine ou leurs capacités dans une même expérience muséale commune et indifférenciée. Cet idéal paraît utopiste et compliqué à mettre en place, pourtant, en changeant de paradigme et en incluant les usagers dans le processus de création, l’utopie peut devenir réalité.

L’accessibilité, la surface émergée de l’iceberg

« Je ne vais pas très souvent au musée, j’aimais beaucoup avant, mais maintenant j’aime beaucoup moins, vue ma problématique [sa situation de handicap moteur et visuel, ndlr]. Le musée c’est très fatigant quand on n’a pas d’endroit où s’asseoir, quand on n’a pas d’audio description ou pas de choses tactiles. » - Lucienne Landais, visiteuse de musée en situation de handicap visuel.

Rendre sa structure culturelle accessible est une première étape pour permettre aux visiteurs en situation de handicap d’accéder à la culture muséale, mais il s’agit du sommet émergé de l’iceberg. En réalité, la visite culturelle se prépare en amont et commence dès le site internet, en passant par la voirie, les transports en commun jusque dans la structure. Il s’agit de la chaîne de déplacement, ou chaîne d’accessibilité, du domicile de la personne jusqu’à la fin de son expérience culturelle.  Les points clés de la chaîne d’accessibilité sont : l’accès à l’information, la sortie du domicile, la voirie, les transports en commun ou le parking, l’entrée dans le bâtiment, l’accueil, les circulations, les sanitaires et la signalétique. Si l’une de ces zones est impraticable ou impossible à passer par le visiteur, alors la chaîne d’accessibilité est brisée, et quand bien même l’offre culturelle est accessible, le visiteur en situation de handicap risque de ne pas se déplacer jusque dans votre structure. 

La mise en accessibilité de ces éléments constitue ainsi une amélioration vers une autonomie des personnes en situation de handicap, mais est loin d’être suffisante. En obligeant un usager en situation de handicap moteur à faire un tout autre chemin pour accéder à une offre culturelle ou bien en ne lui donnant accès au lieu qu’à travers une visite guidée, il s’agit d’une pratique ségrégationniste.  « On n’a pas tous envie d’une visite guidée, il y a des jours où tu veux être autonome » (Lucienne Landais, visiteuse de musée en situation de handicap visuel). En créant une offre culturelle destinée uniquement aux personnes en situation de handicap et en les mettant ainsi à part des personnes dites « valides », c’est de l’intégration mais pas de l’inclusion, la bulle entre personnes en situation de handicap et personnes « valides » n’est pas rompue. La différence est marquée et renforcée et s’apparente à une ségrégation des personnes en situation de handicap.

Vers la conception universelle, répondre aux besoins spécifiques de certains pour améliorer le confort de tous.

La mise en accessibilité d’une structure peut être coûteuse, pour économiser du temps et de l’argent, et éviter de devoir créer un dispositif par type de handicap ou par profil de visiteur, il ne faut pas penser adaptation mais changer l’angle de vue, le curseur sur le problème. Démultiplier les offres par type de handicap est ainsi chronophage et inutile, c’est pourquoi, lors de la création d’expériences muséales, il convient de créer une offre englobant les besoins de tous, en situation de handicap ou non. C’est la ligne de pensée que revendique Signes de Sens, une association lilloise qui croit que le handicap est un levier d’innovation et que les besoins particuliers des personnes en situation de handicap peuvent être un point de départ à la création d’expériences utiles et bénéfiques à tous. Au lieu de créer un parcours alternatif pour les personnes en situation de handicap, transformez ce parcours alternatif en nouveau parcours pour tous les visiteurs.

C’est ce qu’a fait le Musée de l’Homme à Paris en créant des reproductions d’œuvres ou d’objets accompagnées de dispositifs sonores rendant possible la découverte de la galerie de l’Homme par le toucher et par l’écoute. Ces dispositifs ont été créés en ayant à l’esprit, les besoins des publics en situation de handicap visuel, pourtant, ils ont été placés dans le parcours de visite classique. Les besoins spécifiques des visiteurs en situation de handicap visuel sont ici satisfaits, toutefois, en répondant aux besoins spécifiques des uns, le Musée de l’Homme améliore la visite de tous. En ne passant pas exclusivement par le texte, en permettant aux visiteurs de découvrir le parcours de visite par les sens, le musée de l’Homme et en ne reléguant pas le parcours sensoriel à une salle annexe du parcours, le musée de l’Homme propose une manière intéressante de créer une expérience de visite inclusive et universelle.

 

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Visiteur observant des reproductions à toucher d’ossements dans le parcours d’exposition du Musée de l’Homme © Mon cher Watson

 

Prenons également l’exemple du musée Carnavalet de Paris. En créant leur exposition temporaire en cherchant avant tout à résoudre les difficultés rencontrées par les personnes en situation de handicap et en réécrivant ses documents en écriture claire et facile à lire pour répondre aux besoins d’usagers avec des troubles cognitifs. Les visiteurs avec troubles cognitifs peuvent présenter des difficultés de lecture, notamment avec la lecture des chiffres romains. En effet, dans les règles du FALC (facile à lire et à comprendre), qui consiste à produire des documents accessibles à ces visiteurs, l’usage de chiffres romains est déconseillé. Ainsi, l’équipe a choisi de les traduire en chiffres arabes pour simplifier la lecture pour tous les visiteurs.

 

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Photographie des cartels du Musée Carnavalet © Le figaro 

 

« C'est uniquement, sur 170 textes, sur un ensemble de 3 000 contenus, qui ont été produits pour le nouveau parcours dans le musée, que nous avons choisi d'appliquer cette mesure d'accessibilité universelle. C'est une recommandation européenne, pour une information facile à lire et à comprendre » - Noémie Giard, cheffe du service des publics au musée Carnavalet – Histoire de Paris

Cette adaptation n’est pas uniquement destinée aux visiteurs en situation de handicap cognitif, mais profite également à l’enfant qui apprend à lire de mieux appréhender les informations, mais également à l’usager de nationalité étrangère d’avoir accès à l’information. Et il servira également aux usagers de structures culturelles qui peuvent, en fin de journée, ne pas avoir envie de lire de longs textes pour trouver l’information qui les intéresse. Ce type de refonte pour une accessibilité universelle des informations a déjà été effectué dans d’autres musées européens comme le Louvre ou le British Museum depuis déjà quatre ans. Cette adaptation de l’écriture des contenus est ainsi née d’un besoin des personnes en situation de handicap cognitif et servira tous les publics à court ou long terme. Le musée Carnavalet se place ici dans une démarche de conception universelle.

Malgré ces initiatives à visée universelle, beaucoup reste à faire pour se diriger vers une expérience muséale inclusive, car nombre de dispositifs inclusifs et universels sont finalement le fruit du hasard et n’ont pas été réfléchis comme tel. Charles Gardou définit la société inclusive comme soutenue par cinq piliers fondateurs dont font partie la prise en compte des besoins de tous mais aussi l’abandon des phénomènes de hiérarchisation, le partage du patrimoine humain et social commun, le droit d’exister au-delà du droit de vivre, ainsi que la reconnaissance de la diversité.

La diversité humaine* se reconnaît au-delà du handicap. En 1983 Edward Gardner théorise que chaque personne a une manière de réfléchir différente des autres, elle peut être musicale, kinesthésique ou encore logico-mathématique. A travers cette théorie des intelligences multiples, il conçoit que chaque personne pense différemment. C’est un des biais par lequel on peut comprendre la conception universelle. Ainsi, en offrant une expérience muséale mobilisant au maximum les 8 intelligences d’Edward Gardner, la structure culturelle touche un panel de visiteurs plus larges, sans handicap, mais également les personnes en situation de handicap. L’intelligence kinesthésique et l’imitation d’une œuvre par son corps par exemple peut aider un visiteur avec troubles du spectre autistique d’appréhender une œuvre ou une exposition, là où l’écrit aurait échoué. Les expositions muséales sont encore aujourd’hui trop visuelles et reposent majoritairement sur l’écrit, l’image et l’objet exposé, alors que les autres sens sont encore sous-exploités. Pourtant, pour qu’un visiteur puisse retirer ce qu’il souhaite de l’exposition (un sentiment, une information …), il lui faut pouvoir passer par le canal qui lui convient le mieux, ce à quoi la pluri sensorialité et les espaces sensoriels dans les musées répondent. D’autant plus qu’une approche tactile, par exemple, bénéficiera à tous les publics. Il est notamment prouvé que l’approche tactile aide à la rétention d’informations par les publics. Elle bénéficie aux personnes en situation de handicap visuel, mais aussi aux voyants : Henri Focillon (Éloge de la main, 1934), « « Mais les voyants eux aussi ont besoin de leurs mains pour voir, pour compléter par le tact et par la prise la perception des apparences ».

« Laissez-nous toucher. Mettez-nous des reproductions, rien que pour avoir le regard de la statue. En touchant, on voit dans notre cerveau. Laissez-nous voir à travers nos mains vos sculptures, mêmes vos tableaux, même un relief de tableau, ça peut nous apporter beaucoup. » - Lucienne Landais, visiteuse de musée en situation de handicap visuel.

Grâce à cette réflexion sur les intelligences multiples, nous nous rendons compte que créer des expériences muséales pour tous, et non plus par handicap, atténue la séparation entre visiteurs en situation de handicap et visiteurs « classiques ». Au-delà d’un gain financier, créer des expériences universelles aide à viser juste. Au sein d’un handicap, il existe une multitude de ressentis personnels. Le trouble du spectre autistique est caractérisé par des symptômes qui sont, par définition, tellement variés qu’ils représentent un spectre de possibilité d’adaptations, cela est moins connu mais c’est également le cas pour les personnes en situation de handicap visuel, auditif ou encore moteur. En effet, à handicap équivalent, deux personnes en situation de handicap visuel n’auront pas les mêmes besoins, l’une préfèrera avoir des dispositifs en braille alors qu’une autre ne saura pas le lire. Produire des expériences universelles ouvre les programmations culturelles à tous ces publics, au-delà de leurs handicaps.

Vers l’inclusion : faire « avec »*, ou comment éviter la maladresse accessible

Créer des contenus en ayant en tête le concept de conception universelle améliore donc non seulement l’accessibilité des structures culturelles au plus grand nombre, mais aussi de gommer les différences entre les différents visiteurs, évitant ainsi de mettre les visiteurs en situation de handicap face à leurs difficultés. La conception universelle initie un premier pas vers l’inclusion des personnes en situation de handicap dans les musées et vers une expérience universelle et inclusive du musée. 

Toutefois, connaître les besoins de ses publics ne suffit pas à créer des dispositifs adaptés. Pour produire des dispositifs fonctionnels et inclusifs, il faut travailler de concert avec les publics concernés, cela permet d’éviter d’oublier des besoins, de mal les comprendre ou encore de viser à côté du besoin en pensant bien faire. Le meilleur exemple reste le braille. De nombreux musées traduisent tous leurs cartels en braille pour rendre accessible leurs contenus aux visiteurs en situation de handicap visuel. Pourtant, sur la totalité des visiteurs malvoyants ou aveugles, seuls 10% lisent le braille. De plus, traduire un cartel en braille n’est pas accessible aux visiteurs malvoyants qui ne savent pas le lire et ont simplement besoin que ces textes soient rédigés en gros caractères.

 

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Page de livre en gros caractères et braille, Les belles histoires, Winona, la cavalière des plaines © Mes mains en or

 

« S’ils font des cartels en braille, qu’ils les fassent aussi en grands caractères. » - Lucienne Landais, visiteuse de musée en situation de handicap visuel.

Cet exemple de cartels uniquement en braille représente parfaitement ce que l’on appelle la « maladresse accessible »*, en voulant bien faire, il est courant de ne pas atteindre son objectif ou que le dispositif ne soit pas inclusif car le public concerné n’a pas été consulté et que des aspects importants de l’accès à l’objet ont été oubliés. C’est pourquoi il est important de garder à l’esprit que, si bienveillant que nous puissions être, si nous ne sommes pas en situation de handicap, nous ne pouvons pas comprendre l’étendue des difficultés rencontrées par nos publics.

« Je pense qu’il y en a beaucoup qui n’imaginent même pas nos difficultés. Nous, en tant que personnes en situation de handicap, on ne montre pas nos difficultés donc ils n’imaginent pas.  Il faut côtoyer ou travailler avec des personnes en situation de handicap pour comprendre. » - Lucienne Landais, visiteuse de musée en situation de handicap visuel.

Afin d’éviter cet écueil et la perte de temps et d’argent qui peut l’accompagner, il est important de travailler directement avec les publics ciblés. Cette collaboration est essentielle à la pertinence du dispositif créé et peut se penser à court terme, en faisant appel pour la durée du projet à une personne en situation de handicap, une association, ou à long terme, en constituant un comité à consulter pendant les différents projets de la structure constitué de personnes en situation de handicap et de personnes sans handicap. Ce processus d’inclusion des personnes en situation de handicap dans la création des dispositifs leur étant destiné en premier lieu est une pratique qui bénéficie tant aux destinataires qu’à la structure culturelle.

 

NB : Les propos rapportés des témoins ne représentent qu’un point de vue sur le sujet et n’ont pas valeur d’universalité.

*: contenus et termes étudiés par Maëlle Bobet, cheffe de projet culture et inclusion chez Signes de Sens, dans le cadre de ses projets au sein de l'association.

 

Claire HAMMOUM--FAUCHEUX

#Inclusion #ConceptionUniverselle#Handicap

 

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