Si vous entrez dans le Musée d’Orsay, que vous choisissez de partir vers la gauche après le contrôle des billets et d’emprunter un escalier menant aux étages, alors vous aurez peut-être la chance de passer dans la petite salle 41. Dissimulée dans le dédale des autres espaces du musée, elle présente un accrochage passionnant : Charles Baudelaire et Constantin Guys. Le peintre de la vie moderne.

Image de couverture : Photographie de la salle d’accrochage, ©JR

Le parti-pris est de mettre en parallèle les dessins du peintre Constantin Guys (1802 – 1892) , et l’essai de Charles Baudelaire Le Peintre de la vie moderne, inspiré des œuvres de Constantin Guys que l’écrivain tenait en haute estime. L’essai questionne les notions d’Art, de Beau et de Modernité. La modernité est un concept défini par Baudelaire en son temps, qui lui donne ses lettres de noblesse, et qui est le premier à évoquer l’idée d’un art contemporain. « La modernité, c'est le fugitif, le transitoire, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable » écrit-il dans Le Peintre de la vie moderne. Il s’agit alors aussi d’extraire de la mode ce qui est éternel, ce qui mérite de rester à la postérité. Dans son podcast intitulé « Un été avec Baudelaire », publié sur France Inter en août 2014, Antoine Compagnon, spécialiste du poète, explique : « Toute beauté, dit-il, est double, et la modernité est à présent assimilée à son élément transitoire, fugitif ou contingent, par opposition à son élément éternel et immuable. D’une phrase à l’autre, la modernité désignerait donc à la fois ce qu’il y a d’impérissable et ce qu’il y a de périssable dans le présent.» La modernité, une notion bien difficile à saisir, parcourt toute l’œuvre baudelairienne, et trouve sa définition dans Le Peintre de la vie moderne, comme cela est montré à travers l’accrochage du musée d’Orsay. 

Peintre méconnu, dont la notoriété, acquise grâce à Baudelaire, s’est éteinte aussi rapidement qu’elle est arrivée, Constantin Guys est un dessinateur de talent, et un remarquable observateur de son époque. L’accrochage dont il fait l’objet met en regard sa vision de ses contemporains avec l’écriture, et quelques dessins, de Charles Baudelaire. 

Avant de laisser la place à l’échange avec Géraldine Masson, commissaire de l’accrochage quelques lignes pour contextualiser les autres illustres de cette exposition : 

Jeanne Duval (1820 – 1862) fut la muse et amante de Baudelaire. Elle lui inspire La Chevelure, poème des Fleurs du mal. 

« Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir ! … »

Femme métisse et libre dans le Paris du XIXème siècle, elle vécut une vie sulfureuse aux côtés des plus grands artistes de son temps. 

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Charles Baudelaire, Portrait de femme à mi-corps, de face, largement décolletée ou Portrait de Jeanne Duval à mi-corps, vers 1855, ©JR


Etienne Moreau-Nélaton (1859 – 1927) était un artiste, collectionneur et historien de l’artart français, grand donateur du Musée d’Orsay.

Echange avec Géraldine Masson, commissaire de l’accrochage « Charles Baudelaire et Constantin Guys. Le peintre de la vie moderne ».

JR : Pourriez-vous vous présenter ? 

GM : je suis historienne de formation. Au musée, je suis collaboratrice scientifique au département des arts graphiques. Cela équivaut à un poste d’attaché de conservation. Mon travail consiste à suivre les campagnes de restauration, à faire des recherches sur les dessins de nos collections ainsi qu’à organiser des accrochages en partenariat avec les restaurateurs et la régie. 

La présentation des dessins est dépendante de la fragilité des œuvres graphiques et de leur sensiblité à la lumière. Ils ne peuvent être exposées plus de trois mois tous les trois ans. Par exemple, deux portraits différents de Jeanne Duval ont été exposés pour cet accrochage. Le changement a été opéré le 5 décembre dernier, en raison des contraintes de l’exposition des dessins.  

Nous exposons donc nos collections permanentes par rotation. Pour cela, nous restaurons à chaque fois un fonds qui est ensuite valorisé par un accrochage. 

JR : Pourriez-vous évoquer la genèse de l’exposition ?

GM : Orsay célèbre le bicentenaire de la naissance de Baudelaire avec différentes manifestations. Le musée est aussi en partenariat avec l’exposition de la Bibliothèque nationale de France « Baudelaire, la modernité mélancolique » à laquelle il a prêté nos 3 autoportraits du poète. On lui connait 40 dessins. 

Guys lui, était exclusivement dessinateur, pas peintre. Sa notoriété, il l’a acquise grâce à Baudelaire, mais elle est très vite retombée. 66 de ses œuvres se trouvent dans nos collections.

 Dans la première section, j’ai voulu montrer les prestigieuses provenances de ces dessins. Les collections dont il est issu sont pour certaines d’entre elles, illustres ! Constantin Guys  a accédé à la notoriété grâce à Baudelaire, nous avons un dessin qui a appartenu à Théophile Gaultier, ami du poète et critique d’art. C’est Nadar qui a mis les deux artistes en relation, il y a donc un dessin qui lui appartenait.

Le fonds est aussi issu d’une deuxième génération de collectionneurs qui sont des historiens de l’art, Claude Roger Mars, Etienne Moreau-Nélaton, Ce dernier avait une collection de dessins, qui lui servait à étayer son propos d’historien de l’art.

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Constantin Guys, Napoléon III à cheval passant une revue, vers 1855-1860, œuvre faisant partie du don Claude-Roger Marx ainsi qu’on peut le voir en bas du cadre, ©JR

JR : Qu’est-ce qui vous a intéressée dans ce sujet ?

GM : Baudelaire s’est directement inspiré des dessins de Guys pour construire ses catégories du Peintre de la vie moderne. Il est donc intéressant de voir la modernité dans cet accrochage, de saisir ce que l’on retient du XIXème siècle et du Second Empire. 

Ce sujet permet aussi de questionner son rapport à l’art, à l’utilité de l’art, au Beau. Pour Baudelaire, le beau était forcément éloigné de l’état de nature, le produit d’un artifice. Par exemple, le maquillage était pour les femmes un artifice pour accéder à la beauté. 

Un autre axe mis en valeur est le rapport à la littérature. Baudelaire écrit Le Peintre de la vie moderne entre 1859 et 1861, deux ans seulement après le procès des Fleurs du Mal. Il a été très blessé par ce procès, même s’il savait que son recueil allait être « comme une explosion de gaz chez un vitrier »1 selon ses propres mots. Mais il souhaitait vraiment qu’on reconnaisse son talent de poète. Il ne croyait jamais être censuré alors que Flaubert avait été acquitté pour Madame Bovary deux mois avant. Il faut savoir qu’à l’époque, on a arraché des pages du recueil, censurées lors du procès !

Le Peintre de la vie moderne, c’est l’expression de toute la pensée de critique d’art de Baudelaire, nourrie depuis ses critiques du Salon de 1845 et 1846. Mais c’est aussi un artiste qui décrit la même société en dessins que ce que lui dénonçait en vers un artiste qui place les prostituées et les bourgeois comme représentatifs des mœurs de l’époque du second Empire 

JR : Ce sujet s’est-il imposé à vous dans le contexte de votre poste aux arts graphiques, lorsqu’il s’est agi de faire une exposition liée à Baudelaire ?

GM : Oui, car je voulais faire une exposition sur Baudelaire critique d’art. C’est lors de la présentation de nos dessins de Guys pour l’exposition « Splendeurs et misères des courtisanes, images de la prostitution, 1850-1910 » que j’ai découvert qu’il était le peintre de la vie moderne.

JR : A quels types de publics souhaitez-vous vous adresser avec cet accrochage ?

GM : Il est vraiment destiné à tous publics. L’accrochage est un peu caché et c’est dommage. Il se situe dans les espaces dévolus aux présentations des œuvres graphiques : photographies, dessins d’architecture et d’art décoratifs. C’est un projet qui a commencé avec Laurence Des Cars et qui se poursuit aujourd’hui sous la direction de Christophe Leribault : on voudrait présenter plus de dessins dans plusieurs salles du musée. Christophe Leribault est un conservateur arts graphiques, il a été directeur adjoint du Cabinet d’arts graphiques du musée du Louvre. 
Pour cet accrochage, nous n’avons pas de publication.

JR : Selon vous, faut-il être connaisseur de Baudelaire pour apprécier l’accrochage ?

GM : Oui et non. uniquement  la découverte de l’œuvre de Constantin C’est un reporter ; le terme était déjà utilisé à l’époque ; qui produisait dans un journal, The Illustrated London News. Il avait une très grande maitrise du lavis d’encre, qui est une technique extrêmement délicate pour laquelle aucune retouche est possible. Il avait aussi un regard très intéressant sur J’aimerais beaucoup poursuivre sur sa vision peu partagée à l’époque de l’Orient et de la guerre de Crimée.

Connaitre la poésie de Baudelaire donne cependant une autre lecture des dessins. Il y a beaucoup des Fleurs du mal et des correspondances entre les cinq sens dans l’œuvre de Guys : On a par exemple presque l’impression d’entendre le galop des chevaux, quand on regarde les dessins… 

JR : Vous avez aussi fait le choix de mettre un cartel par œuvre ?

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Un cartel pour chaque œuvre, ©JR

GM : Oui c’était le moyen de compenser le fait de ne pas avoir de publication. Cela me permet aussi d’expliquer beaucoup de choses et d’éviter une simple juxtaposition de dessins. C’est aussi une trace qui restera de l’exposition : nous faisons dans le service de la documentation des dossiers d’expositions et dans chaque dossier de chaque œuvre, nous mettrons le cartel.

JR : Y’a-t-il une œuvre qui vous a particulièrement marquée ? 

GM : C’est difficile de n’en donner qu’une… La Passante, à côté du panneau de salle, représente bien le lien entre Baudelaire et Guys, mais aussi la femme du XIXème siècle, qui marche seule dans la rue et qui a donné vie à toute une littérature du fantasme de la fugitive.

Il y aussi La Veuve, qui m’a donné envie de faire une exposition sur les veuves. Pas quelque chose de sombre, mais quelque chose qui donnerait à voir cette autre figure littéraire du XIXe siècle, la femme libre de l’autorité du père et du mari. Nous avons de nombreux portraits dessinés de veuves dans notre collection.

Il y a aussi une prostituée, très belle, de dos, en peignoir. Elle a beaucoup de présence. C’est son peignoir qui prend tout l’espace. Elle est magnétique. » 

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Constantin Guys, Femme à la fenêtre, de dos, debout, en peignoir, ©JR

 

Si vous avez été séduit par le propos de cet accrochage, courrez à la salle 41 avant le 25 janvier !

 

Juliette Regnault

 

 1 Lettre à Auguste Poulet-Malassis du 29 avril 1859 : « Nouvelles Fleurs du mal faites. A tout casser, comme une explosion de gaz chez un vitrier. »

 

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