Avant-propos : cet article dévoile l’intrigue de plusieurs récits, listés à la fin, afin de pas les divulgâcher.

 

Image d’intro : Le commandant Cooper du film Interstellar visite sa maison muséifiée (Interstellar, 2014, Christopher Nolan). Dessin : Marco Zanni.
 

Super-musée planétaire, mémorial aux victimes de l’Anthropocène ou musée-forum utopique … Cinq ans après la mission Musées du XXIème siècle, il est tentant de porter un regard plus spéculatif sur l’avenir.

Quelques auteurs et autrices de science-fiction ont intégré le musée dans leurs récits. Ce genre narratif plante son action dans un futur plus ou moins proche, avec une vraisemblance scientifique plus ou moins poussée. De nombreuses variantes existent, du space-opera à l’uchronie en passant par la hard science-fiction, souvent assimilé au récit d’anticipation.
Si la science-fiction évoque aisément un paysage d’architectures futuristes, de vaisseaux spatiaux ou de lieux extra-terrestres, on y rencontre peu de musées alors que l’écriture du futur est paradoxalement un terreau favorable à cet espace presque métaphysique conservant et exposant les traces du passé pour l’avenir.
Quelques exemples existent, principalement des musées de beaux-arts ou d’histoire naturelle. Pour Annie Van-Praët, spécialiste de littérature et de cinéma, ce sont les types d’institutions les plus identifiables par le grand public. Elles sont décrites par leurs collections, mais aussi par leur bâtiment ou le mobilier qui marque la séparation entre le public et le domaine patrimonial.
Bien que la recherche d’exemples ait été la plus large possible, l’article se concentre principalement sur la littérature et le cinéma. A travers une balade d’utopie en dystopie, voici un aperçu des musées de fiction peuplant nos futurs inventés, et peut-être, nos futurs concrets. 

 

Le musée, relique de notre civilisation 

Amy Butt, chercheuse en architecture, qualifie le musée “d’espaces où notre présent est reformulé comme un passé historique”. Dans le récit, il peut être une relique témoignant de notre époque. Il joue alors le rôle d’un marqueur pour mesurer le temps écoulé, notamment quand son bâtiment est une ruine. La ruine est de fait un motif iconographique et littéraire qui confronte l’humain à une échelle de temps qui le dépasse.
C’est le cas du Palais de Porcelaine Verte, visité par le héros de La Machine à Explorer le Temps (1895) de H. G. Wells. Propulsé dans un futur lointain, le protagoniste explore un bâtiment rempli d’artefacts suggérant le développement industriel et scientifique d’une civilisation éteinte. Mais si le musée est grossièrement préservé, il n’est qu’un monument à l’abandon.
Le musée ne marque pas qu’une distance temporelle, mais aussi culturelle. Dans le récit de Wells, les humains ont évolué différemment selon son niveau social : les pacifiques et naïfs Elois sont issus de la classe bourgeoise ; les terribles Morlocks, habitants d’un monde souterrain, descendent d’ouvriers devenus prédateurs de leurs anciens maîtres. Dans cette critique de la société industrielle, les collections dégradées du Palais ne font plus sens pour ces peuples. Le héros du roman est d’ailleurs accompagné d’une Eloi, qui s’amuse distraitement de ce rassemblement d’objets.

 

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Le héros découvre le Palais de Porcelaine, basé sur les musées du début du XXème siècle comme le South Kensington Muséum, actuel Muséum d’Histoire Naturelle de Londres. (Extrait de La Machine à explorer le temps, H. G. Wells, 1895, chap. XI). Dessin : Marco Zanni.
 
Le musée peut au contraire être lui-même un objet conservé de façon consciente. L’acte même de conservation informe sur les enjeux qui ont présidé à ce choix ; par exemple servir de leçon d’histoire ou justifier un changement de régime politique. A la fin du film Interstellar (Christopher Nolan, 2014), le commandant Cooper achève un voyage dans l’espace et le temps après avoir quitté une Terre surchauffée et une humanité au bord de l’extinction. Il est sauvé par un vaisseau-colonie de terriens ayant fui la planète. Il y redécouvre son ancienne maison, muséifiée comme souvenir de son époque. A l’intérieur, des bornes audiovisuelles présentent des témoignages sur la vie quotidienne pendant la crise climatique. Cette maison a donc une valeur éducative et mémorielle, afin que la colonie n’oublie pas ses origines et les raisons de son départ. A noter que la mise à distance des cordons de sécurité est franchie par le commandant Cooper, qui lui aussi appartient à ce temps “muséifié”.
 
L’Ancienne Maison de Yevgeny Zamyatin, est aussi le fruit d’un acte volontaire de conservation. Dans son roman Nous Autres (1924), l’auteur russe imagine une ville globale basée sur la rationalité. Une habitation pré-régime est conservée sous cloche comme témoin de mœurs jugées révoltantes (la subjectivité, les émotions). Le choc répulsif attendu du public permet de justifier le changement vers la société actuelle. Mais le héros du roman y trouve plutôt le début d’un questionnement en éprouvant des émotions personnelles : le musée devient alors un instrument critique.

Le musée dystopique : lieu de pouvoir et de contre-pouvoir

L’exemple de Nous Autres nous permet de rentrer en dystopie, et de voir la place particulière que le musée peut tenir. La dystopie se base sur la description d’une société imaginaire dont les membres subissent un contrôle total (de façon consciente ou non). Pouvant prendre place dans le futur, elle est souvent évoquée comme le revers de l’utopie, dont elle révèle les aspects négatifs. La dystopie reprend souvent des idéologies ou des événements réels, poussés à l’extrême dans le récit.
 
Le musée peut être un organe du pouvoir et incarner les caractéristiques d’une société dystopique. Dans le film La Planète des Singes de Franklin Schaffner (1968, inspiré du roman éponyme de Pierre Boulle de 1963), une planète est dominée par un peuple simien ayant réduit l’humanité en esclavage. Deux terriens s’y “échouent” ; l’un d’eux, fait prisonnier, devient le sujet d’observation scientifique mais réussit à s’échapper. Dans sa courte fuite, il traverse un musée où il découvre son compagnon naturalisé. Ce lieu de science institutionnalisé renvoie l’image d’une société conservatrice et ségrégationniste n’hésitant pas à empailler des humains. L’inversion des rôles sous-tend tout le film et dessine une parabole sur le racisme (et les mouvements pour les droits des afro-américains), l’intolérance et le fanatisme. En faisant de l’humain un trophée et une collection, la Planète des Singes questionne notre droit à la collecte et à l’exposition des autres populations ou de la biodiversité.

 

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Le capitaine George Taylor découvre son lieutenant naturalisé, poursuivi par un singe (La Planète des Singes, Franklin Schaffner, 1968, 20th Century Fox). Dessin : Marco.

 

Le musée est aussi associé à des valeurs civilisationnelles : ordre, progrès, beauté, universalisme. Le film Batman de Tim Burton (1989) fournit un exemple pop-culture de détournement de ces valeurs. Le justicier masqué combat le crime dans la ville corrompue de Gotham City, une version dystopique de New-York tirant son inspiration de Metropolis (Fritz Lang, 1927). Son ennemi est le Joker, criminel dont la folie est forgée par la violence de Gotham City. Dans une scène, il mène une attaque dans le Flugelheim Museum, situé dans un quartier gentrifié de la ville et inspiré du Guggenheim Museum. Après avoir assassiné les visiteurs, il vandalise la collection réunissant des chefs-d'œuvre de l’art occidental. Ce passage du film contribue à désigner le Joker comme l’archétype du vilain. Mais on peut lire cette attaque comme une dénonciation de la culture dominante et de la violence de l’institution muséale. Maltraité par la ville et ses élites, le Joker prend sa revanche dans ce lieu de domination culturelle et sociale.
 
Évoquée en introduction, l’absence globale du musée dans les récits de science-fiction est également signifiante. C’est le cas d’autres lieux ou de produits culturels : on pense aux autodafés de livres de Fahrenheit 451 (Ray Bradbury, 1953). Dans le film Equilibrium (Kurt Wimmer, 2002), les œuvres d’art sont des objets illicites. Pour cause, dans la cité-état de Libria, les émotions sont interdites par l’usage d’une drogue. Une police spéciale traque les “dissidents émotionnels” et détruit leurs possessions illégales. C’est ainsi que la cité ne possède aucun musée, le principe même de “collection d’arts” étant sévèrement réprimandé. Mais pourquoi le contrôle du musée est-il un enjeu dans les récits dystopiques ? Pour Hannah Arendt, la manipulation du temps par un régime totalitaire est une façon d’assurer son pouvoir. Administrer le passé, c’est contrôler l’histoire et la mémoire d’une population. Le musée est de plus un lieu d’échanges et de rencontre de points de vue, de savoirs, d’avis … susceptible d’éveiller le libre-arbitre.

La science-fiction, un outil de réflexion muséologique ?

 
Ces différentes places du musée dans les écritures du futur ouvrent une fenêtre sur l’image de l’institution et son potentiel.
Ainsi, les descriptions de la muséographie reviennent souvent sur l’idée de mise à distance. Les collections sont sous verre, rarement manipulées. Le mobilier d’exposition marque la sacralité du lieu, considéré comme un espace à part et marqué d’une certaine solennité. Ces descriptions sont intéressantes alors que les critiques d’un musée passéiste, sacralisé et inaccessible se font entendre dès le début du XXème siècle (voir ce texte de Paul Valéry). A l’heure des appels à l'inclusion et de diversité, que disent ces représentations sur la réalité perçue par le grand public ?
On peut aussi considérer la place fantasmée que tiennent les musées dans les sociétés futures, en regard avec ceux de notre présent. Dans le jeu vidéo Mass Effect - Andromeda (2016), une coalition d’espèces intelligentes de la Voie Lactée - dont les humains - explore la galaxie d’Andromède. Ils y rencontrent les Angara, espèce autochtone décimée par de précédents envahisseurs. Le joueur ou la joueuse peut visiter le Dépôt de l'Histoire, qui collecte et étudie les vestiges épars d’une civilisation auparavant étendue sur plusieurs planètes. Le but est de reconstituer la mémoire et l’histoire des Angara. Ce musée est aussi un lieu de coopération scientifique et culturelle. L’implantation d’une ambassade de la Voie Lactée mène à l'exposition d’objets issus de la Terre et à la collaboration dans la recherche d’artefacts. Un parallèle peut être dressé avec des musées communautaires de nations américaines. On peut citer les grandes institutions comme le National Museum of American Indian (Washington DC, EUA) ou des entreprises plus locales comme l’Alutiiq Museum (Kodiak, EUA), géré par une communauté autochtone d’Alaska. Le musée est utilisé comme outil de réappropriation de l’histoire et de ses récits. Ces musées indigènes cherchent également leur place dans des réseaux culturels et scientifiques encore largement polarisés vers l’Occident.

 

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Le musée de la population Angara et sa conservatrice, du jeu Mass Effect Andromeda (Electronic Arts, 2017). Dessin : Marco.

 

Cet aspect diplomatique du musée s’observe aussi dans le film Black Panther (Ryan Coogler, 2018). Le héros est le roi du Wakanda, pays africain fictionnel cachant sa technologie futuriste au reste du monde. Une partie des Wakandais souhaitent sortir de cet isolement pour s’imposer sur la scène internationale et aider les autres nations noires. L’un d’entre eux est montré lors d’une visite d’une exposition d’art africain au British Museum. Après avoir écouté les explications d’un air faussement naïf d’une conservatrice suspicieuse, il la corrige à propos d’une hache : l’arme n’est pas originaire du Bénin mais du Wakanda, et il compte bien la reprendre. Devant l’air choqué de la scientifique, il rappelle son contexte d’acquisition. Il s’agit d’un parallèle direct aux demandes de restitutions faites au British Museum, notamment les sculptures dites des “bronzes du Bénin”, pillées par l’armée britannique en 1897. Elle concentre en quelques minutes les tensions liées à l’histoire coloniale du musée. Pour citer le journal muséologique The Hopkins Exhibionist : “Le musée est présenté comme un instrument illégal du colonialisme, et n’accueille même pas ceux dont il expose la culture”. Le texte suggère que la fiction doit permettre une réflexion déontologique de la part des institutions. En inversant le rapport de force entre colonisateurs et colonisés dans le musée, Black Panther suggère la nécessaire collaboration en vue des restitutions.
Enfin, la science-fiction peut servir d’exercice de muséologie. Dans son article The Present as Past: Science Fiction and the Museum, Amy Butt relate un atelier mené au Hornigan Museum en 2019. Les participants et participantes étaient placés dans des situations évoquant trois musées de sciences-fictions. Des objets cachés, décontextualisés, transformés … sont mis à disposition et sujet à discussion. Les actions effectuées dans ces lieux fictionnels recréés de façon éphémère permettent de s’interroger sur l’institution muséale elle-même. Exposer ou conserver ont-ils le même sens selon différents environnements fictionnels ? Quels parallèles dresser avec la réalité ? Quels sens donner aux objets ?
La fiction permet de créer une distance critique sur un objet d’étude et de le regarder plus aisément sous plusieurs facettes. C’est le parti pris du design spéculatif, qui utilise la méthode du design pour répondre à des problèmes de sociétés fictives … et mieux anticiper nos besoins présents. Peut-être que ces institutions de science-fiction seront le corpus d’une nouvelle muséologie spéculative permettant de mieux baliser l’avenir de nos musées.
Marco Zanni

Sources :

Liste des œuvres citées  : 

  • La Machine à Explorer le Temps (The Time Machine: An Invention), H.G. Wells, 1895 ;

  • Interstellar, Christopher Nolan, 2014 ;

  • Nous Autres (Мы), Yevgeny Zamyatin, 1920 ;

  • La Planète des Singes (Planet of the Apes) , Franklin Schaffner, 1968 ;

  • Batman, Tim Burton, 1989 ;

  • Equilibrium, Kurt Wimmer, 2002 ;

  • Mass Effect Andromeda, Electronic Arts, 2017 ;

  • Black Panther, Ryan Coogler, 2018." 

Pour aller plus loin :

Outre la lecture ou le visionnage des références citées au long de l’article, vous pouvez consulter ce projet artistique imaginant nos grands musées internationaux à l’état de ruine.
 

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