Du 14 mai au 2 octobre 2022, dans le cadre de la 6e édition de Lille3000, la Fondation Cartier pour l’art contemporain expose 250 de ses œuvres – dont certaines pour la première fois en Europe - pour donner naissance à l’exposition Les Vivants au Tripostal. Elle effleure plusieurs problématiques rencontrées par les populations d’Amazonie.

Image d'introduction : « Les Vivants » du 14 mai au 2 octobre 2022 / dans le cadre de la 6e édition de lille3000, Utopia

Une déambulation dans le vivant

Notre parcours au travers de l’exposition débute par une salle sombre parsemée de sphères. Des vidéos d'œils en gros plan et des silhouettes animales sont projetées sur ces globes, le cartel nous apprend qu’il s’agit d’extraits de séances chamaniques. Le visiteur déambule parmi ces globes, sous leurs immenses regards. Il s’agit d’une installation de Tony Ousler, Mirror Maze (Dead Eyes Live). Puis un mur orné de multiples silhouettes humaines, à ceci près qu’elles sont vertes. C’est au travers de cette forêt d’hommes que Fabrice Hyber explore les mutations du vivant, “l’hybridité entre humains et végétaux”.

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Peinture de Fabrice Hyber. Photo © Loona Gros  

Dans une pièce sombre à part, un court-métrage en noir et blanc “Les Habitants” montre des hordes d’animaux qui fuient un danger invisible à la caméra. Le cinéaste Artavazd Pelechian alterne images d’archive et prises de vues réelles, pour osciller entre fiction et documentaire. Plus le visionnage avance et plus le spectateur comprend que le danger s’avère être l’impact de l’humain sur la planète et sur ses habitants. Dans une autre salle, des peintures riches en couleurs tranchent sur le blanc des murs et des formes exubérantes surgissent des tableaux. Bruno Novelli nous amène dans une forêt onirique, où créatures et plantes fantastiques se côtoient sur des nuances de vert. “Le lion vert de l’imagerie alchimique, le pigment chlorophyllien, la forêt, l’émeraude... Le vert est fascinant.

Plus loin, Bane, membre du peuple Huni Kuin, illustre des chants rituels de son peuple par ses dessins. Ces formes chamaniques déclinent sous son pinceau les couleurs culturelles de son peuple. Venant du nord de l’Amazonie brésilienne, les peintures de Jaider Esbell se veulent quant à elles une résistance à la déculturation. Se définissant comme “artiviste” ses peintures se font les étendards des droits territoriaux et culturels des indiens du Brésil qu’il défend. Moins célèbre que sa voisine d’Amazonie, les textes de l’exposition nous apprennent que la forêt du Gran Chaco, au nord du Paraguay, a le taux de déforestation le plus élevé du monde. C’est de cette région que viennent les artistes des peuples Nivaclé et Guarani, sur lesquels la menace de la déforestation pèse lourdement. Leurs œuvres représentent des espèces végétales et animales. Puis les créatures noires de Solange Pessoa sur fond blanc, évoquant peintures rupestres, formes primitives, monochromes d’animaux, de plantes, de fossiles tranchent avec l’art coloré de Joseca, dessinant des entités et des lieux faisant référence à des mythes et chants chamaniques…

 

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© Solange Pessoa, Untitled, 2021

 

L’exposition ne présente pas que des œuvres uniquement visuelles. Le visiteur découvre le travail de Bernie Krause, "bio-acousticien écologiste”, dont les transcriptions sonores (depuis 1970) de différents habitats naturels nous font ressentir la fragilité d’un monde qui s’éteint. Ces “sons du vivant” en deviennent uniques et précieux, revêtant presque une dimension patrimoniale, les paysages sonores capturés étant parfois trop endommagés pour être "écoutés" à nouveau dans leur entièreté.

Au milieu du dernier espace de l’exposition trône Le Grand Orchestre des Animaux (2016), une œuvre de l’artiste chinois Cai Guo-Qiang. Réalisée au moyen de techniques de pyrotechnie, commandée par la Fondation, elle est une fresque d’animaux venant s’abreuver ensemble autour d’un étang, et tous se côtoient dans une certaine harmonie autour de ce point d’eau. L'œuvre a des allures de peinture rupestre. Cai Guo-Qiang nous explique sa volonté derrière sa réalisation “J’ai imaginé ce lieu comme le dernier vestige de la nature sur terre, le dernier héritage des animaux. Ils ne sont plus dans une logique d’affrontement ; ils se penchent doucement au-dessus d’un point d’eau pour boire la dernière gorgée”.

L’appropriation du propos par les visiteurs

L’espace d’exposition prend l’apparence d’un white cube. Les couleurs des œuvres tranchent sur ce fond blanc, mais on ressent comme une mise à distance avec le public.

La muséographie est minimaliste, le propos des artistes manque d’une certaine contextualisation. Comme si l’on ne regardait les œuvres et leur message que de loin, comme s’ils appartenaient à un monde autre que le nôtre, qui ne nous est pas vraiment lié. De multiples peintures et dessins n’ont pour médiation que le court cartel qui les accompagne, sur lesquels ne figurent que le titre, la date de réalisation, et le matériau utilisé. Mais pour plusieurs œuvres il n’a pas été jugé nécessaire de traduire les titres du portugais vers le français. Ce choix a pour conséquence que le visiteur non-lusophone ne comprend pas toujours ce qu’il regarde. Dans les espaces, quelques personnes essaient de déchiffrer les titres, et certains ne prennent même plus la peine de les regarder au bout de deux peintures. Cette absence d’informations, de médiation, participe à entretenir le visiteur dans un certain flou, à le maintenir à distance du propos, comme si les œuvres étaient mises à sa portée par leur présence mais pas totalement non plus. Que l’objectif n’était pas qu’il comprenne mais simplement qu’il regarde, admire, passivement. Par sa programmation, la Fondation Cartier entend explorer de grands enjeux environnementaux actuels : “Les Vivants nous invite, par le regard et l’écoute, à considérer les non-humains comme nos égaux au sein d’un vaste monde commun”. Mais est-ce vraiment le message délivré ? La muséographie et la scénographie transmettent une certaine idée, une volonté, et ici, la forme et le fond semblent ne pas aller de pair. Par certains aspects, cette exposition semble entretenir cette opposition, ou du moins cette séparation, entre les populations et aller à l’encontre du propos développé.

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Intérieur des espaces d’exposition. Photo © Julie Pelletanne

 

Mais alors quelle est l’intention qui sous-tend cette exposition ? Les Vivants s’inscrit dans une série d’expositions qui veut “questionner la place que l’homme occidental s’est arrogée au sommet de la prétendue pyramide des vivants et des peuples”, mais comment questionner un système sans ne serait-ce qu’en évoquer les causes premières ?

Alors que l’exposition aborde le sujet de la déforestation, notamment via les œuvres des populations de la forêt du Gran Chaco, elle n’en dit rien des causes. Sachant que Cartier officie dans la joaillerie de luxe, et que l’extraction de l’or et des pierres précieuses est une importante cause de déforestation dans le monde, cela soulève une question de légitimité ou un soupçon sur la raison d’éluder ce point. Nous pourrions considérer que la Fondation n’est qu’un “intermédiaire”, que le véritable objectif est que les artistes soient exposés et entendus, mais pour qui, et pourquoi ? Et la position de l’intermédiaire n’est pas anodine. Même si l’entreprise Cartier n’est pas la dernière de la classe en termes de transparence et d’efforts pour diminuer son impact sur la déforestation (voir rapport WWF Switzerland ¹), pourquoi avoir choisi ce sujet spécifiquement ? Sur leur site, Cartier stipule qu'ils demandent à leurs fournisseurs de mettre en œuvre "tout ce qui est en leur pouvoir afin d’empêcher que de l’or susceptible de financer des violations de droits humains puisse entrer dans la chaîne horlogère et joaillère". Mais rien n’est dit sur l'environnement.

Encore une fois, la Fondation veut “questionner la place de l’homme occidental” au sein du vivant, mais est-ce vraiment en adéquation avec le secteur d’activité de la marque Cartier, dont les produits ne sont destinés qu’à une élite socio-économique ? Les produits créés et vendus par la marque ne sont accessibles qu’à une infime partie de la population mondiale, dont le plaisir de porter des bijoux de parfois plusieurs centaines de milliers d’euros passe avant les conséquences de l’exploitation minière et aurifère. Ne pourrait-on pas s’attendre à une forme de continuité entre le propos et l’entité qui le porte ? L’exposition défend le fait de pouvoir pousser à un questionnement, à une remise en question, ce qui n’est pas le cas puisque sa muséographie ne le permet pas vraiment, au contraire ; elle semble vouloir éviter le sujet. Cela nous mène à nous interroger sur l’intention première qui a sous-tendu la conception de cette exposition. Elle présente des artistes portant des revendications, mais ne permet pas au visiteur de s’en emparer, ne fournit pas les clés nécessaires, et n'accompagne pas vers un possible changement des comportements.

La Fondation Cartier pour l’art contemporain produit une exposition sur la place de “l’homme occidental dans le vivant” et sur la destruction des écosystèmes - alors que la marque Cartier, sans en être un étendard, est concernée par ces problématiques. Si les artistes présentés, grâce à elle, sont engagés et leurs œuvres porteuses d’un message, ces valeurs ne devraient-t-elles pas être davantage mises en pratique par l’institution qui les promeut ? L’intérêt premier du commanditaire est-il de s’adresser au visiteur par relais artistique et de se donner ainsi une image des plus éthiques ?

Julie Pelletanne

 

Pour aller plus loin :

#Exposition #Fondation #Ecologie