L’artiste Suisse Miriam Cahn de renommée internationale expose son travail au Palais de Tokyo du 17 février au 14 mai 2023. Alors que cette exposition, “Ma pensée sérielle”, fait polémique pour des peintures jugées choquantes, une des œuvres est la cible d’une dégradation, une semaine avant le finissage.
“L’incarnation plastique et spatiale des stridences et du chaos du monde”
Violence, sexualité et mort sont des mots qui guident Miriam Cahn dans son travail. Des peintures de monochromes noirs alternent avec des toiles aux couleurs vives, et toutes sont accrochées sur les murs blancs des trois salles de l’exposition. Des nuages de bombes nucléaires, paysages dévastés, corps humains représentés comme des déchets. Une nudité omniprésente, une sexualité violente… L’artiste suisse décrit la rage qui découle de ces actes comme “le moteur de son art”, le tout dans une volonté de dénonciation. Dans “Ma pensée sérielle”, elle expose son travail sur la guerre entre l’Ukraine et la Russie, et ses violences. Elle évoque l’expulsion, la fuite et la migration. Le livret accompagnant l’exposition explique que l’artiste “travaille intensément” pendant deux heures par jour, pour faire une production, une grande peinture, ou une petite toile, toute œuvre a droit à deux heures.
Monochromes noir et peintures aux couleurs vives, représentant des paysages désolés et des champignons nucléaires
Une exposition sur fond de polémique
Une polémique entoure l’ouverture de l’exposition : six associations de protection de l’enfance ont poursuivi en justice le musée pour l’affichage d’une toile de l’artiste, Fuck abstraction!. On y voit un soldat en train de violer une silhouette frêle, dont les poignets sont attachés dans le dos. Au vu des proportions, il est facile de voir en la silhouette celle d’un enfant, mais l’artiste se défend de cette interprétation, et bien que rien ne permette de le savoir, elle affirme qu’il s’agit d’un adulte.
L’affaire est portée au tribunal administratif de Paris, et après jugement, le musée obtient le droit de laisser l'œuvre Fuck abstraction! exposée. Le tribunal statue que l'œuvre “ne porte pas une atteinte grave et illégale à l’intérêt supérieur de l’enfant ou à la dignité de la personne humaine”[1]. Cependant, le musée prend la décision de renforcer la médiation humaine, pour que les visiteurs puissent échanger avec des professionnels au sujet des œuvres, et de celle-ci en particulier.
Cartel posté à l’entrée de la seconde salle de l’exposition, où se trouve l'œuvre Fuck Abstraction!
Choquer gratuitement ?...
Les murs de l’exposition sont blancs et les peintures sont simplement accrochées aux murs, sans qu’aucun cartel n’indique ni le nom de l'œuvre, ni sa date d’exécution, ni même un contexte particulier. Une seule œuvre bénéficie d’un court cartel explicatif : celle au centre de la polémique, Fuck Abstraction!. Il a été disposé après le procès, et spécifie que Miriam Cahn souhaite dénoncer les violences perpétrées pendant la guerre en Ukraine dont les viols. Mais qu’en était-il avant la plainte ? Le musée n’avait pris que peu de précautions pour avertir ses visiteurs du caractère choquant des images qu’ils s'apprêtaient à voir. La médiation humaine était moins présente, et par conséquent le visiteur qui pouvait être mineur se trouvait démuni face à une image violente.
Dans cette situation, le visitorat peut se demander où se trouve la différence entre la dénonciation et la simple représentation, si ce n’est l’explicitation d’un contexte. Il pourrait être reproché à l’artiste de vouloir faire passer un message sans mettre en place les canaux entre l'émetteur et le récepteur. Comment reprocher au visiteur de ne pas deviner le contexte, de ne pas le comprendre, si les outils nécessaires ne sont pas fournis ? Et ce d’autant plus sans avoir une base de connaissance artistique particulière ?
“Une exposition est une œuvre en soi et je l’envisage comme une performance”
- Miriam Cahn
Le panneau d’avertissement, même s’il a le mérite d’exister, ne donne pas d’information sur le contenu de ce que l’on s’apprête à voir, et il est donc difficile de déterminer si l’on peut s’aventurer dans l’espace ou s’il vaut mieux s’en tenir éloigné. Miriam Cahn évoque “Je m’intéresse aux échanges entre l’image et le spectateur”, mais pour quelles limites ? Une médiatrice évoque le fait que des parents viennent voir l’exposition accompagnés de leurs enfants. Quand elle leur dit que ce n’est peut-être pas une bonne idée, ceux-ci rétorquent parfois que ce n’est pas grave, “qu’ils sont trop jeunes pour comprendre, de toute façon”. L’exposition présentait peut-être des lacunes en termes de mise en garde.
… ou choquer pour dénoncer ?
L’échange de vive-voix avec un.e médiateur.trice semble nécessaire pour une compréhension plus poussée et plus juste du travail de Miriam Cahn. Au travers des médias, nous baignons régulièrement dans la violence, dans des images de violence, sans jamais vraiment regarder, sans jamais vraiment en parler. La volonté de Miriam Cahn est de faire une pause sur ces images, et de ne plus taire le sujet. Dans cet espace, on a l’obligation de regarder cette souffrance, cette violence qui est un sujet politique dont il faut parler.
“Le vagin est l’organe qui tout à la fois engendre l’humanité et figure aussi le terrain de bataille, où l’humanité se perd dans la bestialité et l’obscurantisme”
- Miriam Cahn
L’artiste a observé que lorsqu'un cartel est présent, les visiteurs “se jettent” dessus, ils se raccrochent à la lecture, se coupant de l’émotion qu’ils peuvent ressentir face à l'œuvre. Et en parcourant l’exposition, on constate bien qu’il est difficile de penser que Miriam Cahn promeut cette violence qu’elle s’échine plutôt à dénoncer. Les dispositifs de prévention ont été renforcés depuis le dépôt des plaintes. Un ou une médiatrice est constamment posté.e dans la salle centrale, des panneaux d’avertissement sont installés, et un cartel, comme nous le disions plus haut, a été associé au tableau “problématique”.
Cartel apposé à côté de l'œuvre Fuck abstraction!, cible de la plainte de 6 associations de protection de l’enfance
Chaque œuvre a une signification propre qu’il n’est possible de saisir ou de cerner qu’au travers de l’échange avec la médiation, ou bien en ayant une connaissance préalable du travail de l’artiste, ce qui n’est sans doute pas le cas de la majorité des visiteurs. Persiste la question de ceux qui n’osent pas aller parler à un médiateur, qui reste à disposition mais ne va pas forcément à la rencontre des visiteurs. La salle est grande, silencieuse, elle résonne. On peut imaginer qu’il n’est pas toujours aisé de briser le silence pour aborder le sujet de ces images violentes qui nous touchent avec un.e parfait.e inconnu.e, surtout si l’on n’a pas l’habitude des expositions d’art contemporain. Et si la médiatrice est déjà occupée ? Et si elle a dû s’absenter ? Il faut donc que plusieurs paramètres soient réunis pour aborder le contenu du tableau avec le contexte et le recul nécessaire.
Julie Pelletanne
[1] Ordonnance rendue le 28 mars 2023
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