Donner de la visibilité à la culture queer devient un réel engagement politique. Deux institutions muséales  parisiennes ont relevé le défi d’aborder cette thématique dans le cadre d’expositions temporaires. Il est intéressant de les présenter en diptyque afin de prendre conscience d’une pluralité de récits et de partis pris.

“Ce qui se passe au lit dépend de ce qui se passe en politique”, Youssef Chahine

Depuis le 28 juin 2023 et jusqu’au 13 novembre 2023, le Centre Pompidou Paris présente l’exposition Over the Rainbow qui met en scène le récit LGBTQIA+ occidental. Mettre en écho cette exposition à Habibi : Les révolutions de l’amour, qui a eu lieu du 27 septembre 2022 au 19 mars 2023 au sein de l’Institut du Monde Arabe à Paris est inévitable. Les mettre en écho permet de se questionner sur les différents discours développés sur cette thématique tendance qu’est la culture queer. 

 

L’intime politique 

Over the Rainbow présente des œuvres occidentales (Europe et Amérique) sur différents supports (tableaux, livres, photographies, documents graphiques, vidéos, musiques…), rendant la visite variée et dynamique. Avant d’immerger le visiteur dans l’expérience muséale, une chronologie répertoriant les luttes militantes de la fin du XIXè siècle à nos jours est inscrite sur une cimaise extérieure à l’exposition. Plaçant le visiteur dans un cadre déterminé, ce dernier se dirige vers l’exposition où il y trouve un livret renfermant un lexique abordant des termes contemporains parlant de sexualité et de genre. Une entrée en la matière permettant d’appréhender facilement cette dimension sociale et politique. Les artistes s’attachent donc à dépeindre des visions différentes des sexualités en sortant du cadre hétéronormatif.

Prenant le parti-pris de réaliser une exposition chronologique et historicisante, des salons lesbiens du XIXè siècle aux luttes militantes activistes du XXIè siècle, cette dernière donne l’illusion d’une culture visuelle fixe et arrêtée, sans réelle mise en récit. Le Centre Pompidou ancre cette exposition temporaire dans une dimension particulièrement sociale, mais empêche, de manière regrettable, le jeune public d’y avoir accès dû aux représentations sexuelles de la première partie d’exposition. Cette dernière aurait pu être un lieu de sensibilisation et de prévention des jeunes afin de lutter contre l’homophobie ou la transphobie, la culture permettant d’ouvrir les mentalités sur la société actuelle comme les faits politiques et sociétaux. Cette mise en lumière de l’apport artistique des luttes menées par les communautés LGBTQIA+ devrait être accessible à tout public afin que chaque personne puisse apprendre, s’imprégner, ou se retrouver dans ces combats, et lutter face aux discriminations liées à l’orientation sexuelle et au genre.

Les questions de sexualité et de genre relèvent en premier lieu de l’intime. Mais ici, le visiteur ne le perçoit pas car il observe majoritairement des expôts illustrant des mouvements communautaires et non des moments d’entre-soi, des portraits intimistes, tel qu’à l’Institut du Monde Arabe. Effectivement, c’est en passant par le collectif que l’on arrive à mieux se faire entendre. Toutefois, Over the Rainbow semble vouloir être une exposition vendeuse de défendre des causes ou encore de légitimer par l’histoire la culture queer, mais qui n’est en réalité qu’une façade marketing et voyeuriste d’une suite d’œuvres, majoritairement masculinistes, se voulant pour certaines assez trash.

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Scénographie de l’Institut du Monde Arabe pour l’exposition “Habibi : les révolutions de l’amour” © Benoît Gaboriaud

 

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Scénographie du Centre Pompidou pour l’exposition “Over the Rainbow” © Janeth Rodriguez-Garcia

 

Des contenus explicites : sanction du discours ?

« En raison de leur caractère sexuellement explicite, les œuvres présentées dans cette exposition peuvent heurter la sensibilité du public. L’accès des mineur-e-s à l’exposition est déconseillé ». Voici comment débute l’exposition Over the Rainbow.  Adaptation du parcours à ses désirs, le Centre Pompidou limite l’accès au moins de 18 ans concernant une exposition souhaitant aborder la représentation des personnes queer dans l’art ainsi que les luttes menées par les communautés LGBTQIA+ pour la reconnaissance de leurs droits. L’exposition de l’Institut du Monde Arabe développe également en début d’exposition un court disclaimer informant que certaines œuvres peuvent heurter la sensibilité des plus jeunes. Au contraire d’Over the Rainbow, Habibi présente la nudité qu’au travers de peintures figuratives. Une question se pose alors : quel est l'intérêt de présenter ces luttes sous le prisme d’une sexualité omniprésente? Le sexe doit-il obligatoirement être un axe de lecture centrale ? Cette vision peut desservir le propos tenu et l’inscrire une nouvelle fois dans des stéréotypes forts et inconfortables.  Pourquoi déconseiller l’accès aux mineur-e-s, qui restent alors enfermé-e-s dans des représentations biaisées des genres et des sexualités ?

Dans le cadre de cette exposition et en lien avec l’accessibilité, le Centre Pompidou prend comme parti d’utiliser le langage inclusif pour l’ensemble de ses textes de médiation. Belle initiative, mais pourquoi ne pas souhaiter offrir cette ouverture d’esprit à tout type de public, enfants et adolescents compris ?

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Germaine Kroll, Nu féminin, Epreuve gélatino-argentique, 1928 ©Séléna Bouvard

 

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Raymond Voinquel, Jean Marais, Négatif monochrome, 1938 ©Séléna Bouvard

 

Certaines œuvres peuvent sembler déconcertantes pour un jeune public telles que les photographies érotiques de Raymond Voinquel figurant le désir érotique homosexuel ou encore les photographies surréalistes, à la limite du pornographique, de Pierre Molinier. Il est également important de souligner que les représentations de femmes, minoritaires dans l’exposition, sont toujours très sexualisées. Toutefois, de nombreuses œuvres illustrant l’action des personnes LGBTQIA+ telles que les luttes militantes et les collectifs anti-sida sont présentes, mais arrivent tardivement dans l’exposition, lorsque le visiteur a déjà lu et vu beaucoup de contenu. Il se rend donc dans cette partie d’exposition fatigué, avec peut-être l’intention d’y passer moins de temps. Pour un voyage dans la culture visuelle LGBTQIA+, il aurait été plus judicieux d’intégrer dans le parcours muséographique, dans un premier temps, l’affirmation d’une action militante pleinement exercée dans l’espace public à la fin des années 60 comme les productions vidéo du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, ou encore les collectifs d’artistes antisida comme Boy / Girl with Arms Akimbo, et plus tardivement, dans les années 90, l’affirmation de la théorie queer.

 

“L’exposition qui rend visible l’invisible”

L’Institut du Monde Arabe a offert, fin 2022, une impressionnante exposition nommée Habibi, Les révolutions de l’amour qui nous plonge au coeur des multiples cultures queer du monde arabo-musulman. Les œuvres des 23 artistes exposés se croisent, se rencontrent, se mêlent et créent ainsi un discours extrêmement visuel et envoûtant. La muséographie de l’exposition met un point d’honneur à dévoiler des identités cachées, mises sous silence et réprimées dans le but de mettre en lumière une scène arabe LGBTQIA+ contemporaine plus qu’effervescente. C’est un premier point de différence avec l’exposition Over the rainbow qui retrace l’histoire des expressions et esthétiques queer occidentales mais qui ne réalise pas d’ouverture vers notre monde actuel. 

Contrairement à ce que l’on peut ressentir au Centre Pompidou, les œuvres de l’exposition Habibi misent sur l’expression de l’intime, empreinte d’une poésie bien plus personnelle et incarnée. La série photographique de l’artiste soudanais Salih Basheer The home seekers présente le parcours d’Essam, homosexuel expulsé par sa famille soudainaise et contraint à s’exiler en Egypte. Se dévoile en noir et blanc ce destin déchiré, marqué par un manque d’appartenance, aussi bien du coeur que du sol. Un sentiment de double aliénation dicte alors la vie de ces réfugiés : comment vivre librement en étant queer ET étranger?

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The Home Seekers (2018-2021) de Salih Basheer, présenté dans l’exposition “Habibi, les révolutions de l’amour” à l’Institut du Monde arabe, Paris, 2023 ©Giulia Guarino

 

“Habibi, les révolutions de l’amour” est l’occasion de mettre à nu les difficultés existentielles liées au genre. Le choix de montrer une diversité de médiums artistiques témoigne de ce besoin viscéral de s’exprimer autrement que par les mots. Au sein du monde arabo-musulman, où l’honneur social et l’attachement à la famille est primordial, la sphère privée se confond à la sphère publique et politique. Cette dynamique est toujours très actuelle, bien qu’elle se teinte d’un progressisme insufflé par de nombreux militant-e-s. Les individus souffrant de ce carcan lourd et désincarnant sont en proie à une sorte de dédoublement identitaire : choisir entre ce que l’on doit être et ce que l’on est réellement, choisir entre son identité sexuelle et sa culture. L’artiste arabo-américain Riddikuluz explore, par le biais du portrait, ce phénomène d’intersection identitaire. The Girl dresse le portrait de Sultana, une célèbre Drag Queen libanaise. Vautrée sur un divan, elle réalise sa routine de soin en appliquant de la crème Nivea. Le regard balaie le tableau et aperçoit un Keffieh, foulard traditionnel du Moyen Orient, caché sous un des coussins du canapé. 

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Riddikuluz, The Girl, 2021,  Peinture à l’huile, 122 cm x 147 cm © Benoît Gaboriaud

 

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Scénographie aux couleurs néons, présentation des catalogues à la fin du parcours ©Giulia Guarino

 

L’intimité, l’intériorité, le quotidien qui peut s’avérer douloureux, le questionnement vis à vis des différences, la liberté des corps : ce sont autant de territoires explorés par les artistes. Le parcours muséographique est réalisé de sorte à ce que le visiteur soit réellement immergé dans une atmosphère délirante, pop et colorée faite de néon, lumière bleu et autres dispositifs scénographiques intéressants.

L’engagement politique de ces artistes exposés, sublimé par cette esthétique tout à fait envoûtante et poétique, fait d’Habibi, les révolutions de l’amour une exposition d’utilité publique, donnant une visibilité nécessaire à ces militants de l’Amour. Jonglant entre liberté des corps et omniprésence politique tentaculaire et liberticide, ces artistes n’entendent pas devenir les fervents défenseurs de la cause LGBTQIA+. L’exposition Habibi s’apparente à une sorte de patchwork de vécus, de destins, de sensibilités, d’histoires personnelles, qui s'enchevêtrent et se nourrissent. Elle ne peut se résumer à un simple agglomérat d'œuvres engagées, contrairement à la vision type catalogue du Centre Pompidou. C’est en ce sens qu’Habibi contourne l’écueil d’un voyeurisme qui peut s’avérer stérile.

Mettre en écho ces deux expositions met en évidence les différents partis pris effectués sur une thématique complexe. Ce qui dessert le propos d’Over the Rainbow est de réaliser un parcours désincarné du présent qui soutient une pensée communautaire, un effet de masse, sans réellement mettre l’individu au centre du propos. 

 

Séléna Bouvard & Giulia Guarino

 

Pour en savoir plus : 

 

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