Sorti de son isolement géopolitique, le Cambodge s’engage dans un développement économique et humain dont le tourisme est l’une des pierres angulaires. Quelle place peuvent avoir les musées dans cet espace en pleine évolution ?
Cour du Musée national du Cambodge © Julien Tea
La crise sanitaire du COVID-19 a profondément marqué la société cambodgienne, dont l’économie est principalement axée sur ses exportations textiles, la construction et le tourisme. Ce dernier secteur représentait 18,7% du PIB national en 2019. Les institutions muséales sont un maillon essentiel de cette « chaîne de valeur » qui, contrairement au cas français, n’a pas fait l’objet d’une politique de soutien d’urgence de la part du gouvernement cambodgien. Dans cette période précaire de chute de la demande touristique, seules les institutions ayant les « reins solides » ou étant adossées à d’autres activités économiques et culturelles ont pu survivre. Les patrimoines angkoriens et mémoriaux bipolarisent le champ culturel et définissent l’identité du Cambodge à l’étranger rendant difficile les tentatives de diversification de l’offre culturelle.
Des musées d’Angkor …
La muséologie cambodgienne est une héritière directe de la muséologie française du début du XXe siècle, époque où sont créées les premières institutions patrimoniales au Cambodge. La toute nouvelle Ecole française d’Extrême-Orient concentre ses activités sur l’immense complexe de temples ruinés de l’ancien empire angkorien, dont il faut dégager l’architecture de la jungle envahissante, et mettre à l’abri la statutaire livrée aux pilleurs (dont l’exemple le plus médiatique est un certain André Malraux…). Le Musée national, inauguré en 1920, répond à la fois à cette nécessité et à la volonté de remettre à l’honneur les arts khmers en construisant conjointement une Ecole des Beaux-Arts dans la plus pure tradition khmère. La muséographie du musée est alors très représentative d’une histoire cambodgienne presque entièrement portée vers la période angkorienne (IXe-XIIIe siècle) qui oblitère la réalité contemporaine du pays. L’aile ethnographique, assez sommaire, n’est mise en place qu’après l’indépendance.
Outre Phnom Penh, plusieurs musées archéologiques de taille très variable ont été ouverts au rythme des découvertes archéologiques, comme le Musée Preah Norodom Sihanouk inauguré en 2015 grâce à l’aide d’entreprises et universités japonaises et présentant les résultats des fouilles du temple de Banteay Kdey. Le musée provincial de Battambang, deuxième musée plus ancien du pays, accueille une exposition sur les fouilles françaises dans les grottes de Laang Spean. Malgré leur discours très hermétique et à visée scientifique, ces musées rencontrent un public nombreux venus expressément visiter les temples d’Angkor.
Musée provincial de Battambang, la statuaire et les colonnades donnent l’impression de rentrer dans un temple angkorien © Julien Tea
… aux musées d’Angkar
Entrée du Musée du génocide – Tuol Sleng © Julien Tea
Premier étage du bâtiment de la prison Tuol Sleng © Julien Tea
A ce pôle muséal célébrant la grandeur passée de l’empire khmer, répond un second pôle axé sur l’histoire du génocide et des atrocités perpétrés par les Khmers rouges et les efforts humanitaires menés dans le pays depuis 1992. A Phnom Penh, un musée du Génocide est créé dès 1979 dans l’ancienne école primaire de Tuol Sleng, rebaptisée prison S-21, où étaient torturés les prisonniers politiques de l’Angkar (de angkar padevat, l’organisation révolutionnaire). Adossée à une visite des Killing fiels, champs où les prisonniers étaient exécutés, la muséographie visait en premier lieu à rendre compte des crimes commis par les Khmers rouges par le biais de chocs émotionnels. Les lieux de mémoire, présents aux alentours des nombreux lieux d’exécution de masse sur le territoire, sont autant de rappels permanents de cette histoire douloureuse et d’éléments d’attraction touristique.
Développement culturel et promotion du développement
Entrée du musée des mines anti personnelles, en dessous de laquelle se trouve une affiche touristique de tir à l’arme automatique © Julien Tea
Vitrail du parcours du Cambodian Peace Museum © Julien Tea
Les ONG et organisations internationales se sont également emparées de l’outil muséal pour promouvoir leur action de réconciliation et de développement du pays. Dès 1992, l’ONG franco-cambodgienne Krousar Thmey (Nouvelle Famille) crée des expositions itinérantes touchant tour-à-tour les thématiques de la culture khmère, de la réconciliation nationale et de la préservation de la biodiversité. Les grandes campagnes de déminages sont un sujet privilégié des actions de médiation éducative. Aki Ra, un ancien enfant-soldat reconverti en démineur, décide en 1999 d’ouvrir le Cambodia Landmine Museum qui lui sert autant de source de revenu que d’outil de communication. Un second musée, à la muséographie bien plus immersive et instructive, a été créé par le Cambodian Mine Action Center, organisme étatique chargé du déminage du pays. Enfin, un grand centre d’interprétation, la Cambodia Peace Gallery, fait la promotion du processus de paix au Cambodge et de l’action des peace builders dans le monde. A l’exception du musée d’Aki Ra, présent dans les circuits touristiques, ces musées visent un public local et scolaire dans une optique d’empowerment.
La rentabilité, une boussole prédominante
Extrêmement fragile au sortir du XXe siècle, l’Etat cambodgien n’a pas les moyens de financer la construction ou l’entretien de musées, il fait donc appel à des entreprises privées dont les présidents sont souvent proches du pouvoir. Ainsi, le conglomérat vietnamien Sokimex obtient dans les années 2000 les visas d’exploitation des sites touristiques de la région d’Angkor, avant d’obtenir dans les années 2010 un permis pour le parc national du Bokor. Les efforts sont principalement dirigés vers Siem Reap où se concentre la manne touristique internationale. La recherche de rentabilité pousse les entreprises étrangères à créer des musées toujours plus spectaculaires et axés sur les tempes d’Angkor, comme le Angkor National Museum financé par les frères Vilailuck, actionnaires principaux d’une grande firme de télécommunication thaïlandaise, et qui a fait l’objet de nombreuses critiques pour sa muséographie à la fois spectaculaire et scientifiquement simpliste, ainsi que son aspect de centre commercial. Le Angkor Panorama Museum, sorte de musée panoramique similaire au Musée Panorama 1453 d’Istanbul, est lui symptomatique du mélange entre intérêts privés et géopolitiques : construit et géré par les Studios Mansuade, principale agence artistique d’Etat de la Corée du Nord, le musée a cessé ses activités suite aux sanction onusiennes de 2017. En règle générale, ces créations muséales sont des échecs financiers, les touristes étrangers se satisfaisant déjà largement du Pass hebdomadaire à plus de 100 dollars américains.
Salle des Mille Bouddha du Musée national d’Angkor © Julien Tea
Une légitimation par l’action culturelle
Certaines institutions ou organisation internationales tentent également d’utiliser les musées pour promouvoir leur action, avec plus ou moins de succès. A Siem Reap, la Mekong Ganga Cooperation (association de coopération culturelle regroupant l’Inde, La Birmanie, le Bangladesh, la Thaïlande, le Laos, Le Cambodge et le Vietnam) a créé un musée présentant les pratiques vestimentaires des populations de ses pays membres, avec une visibilité variable des minorités ethniques. Sans véritable soutien scientifique et politique, ce musée fait pour la forme affronte de grandes difficultés dans la constitution de son parcours muséographique. A contrario, le musée Sosoro, construit par la Banque Nationale du Cambodge (BNC) en 2012 et présentant l’histoire de la monnaie et les principes économiques, dénote du paysage muséal par la qualité de son propos scientifique et des espaces interactifs, spécialement dans les séquences liées à la compréhension des outils économiques. Le succès critique de ce musée, a encouragé la BNC à imaginer la création d’un second musée à Battambang (toujours en construction) sur l’histoire de cette région frontalière.
Musée en construction de Battambang dans le quartier historique de la ville © Julien Tea
Les musées cambodgiens revêtent de multiples facettes qui reflètent les enjeux contemporains du pays, entre capitalisme rapace doublé d’un paternalisme culturel, aspiration de la jeunesse au consumérisme, et difficulté à trouver des espaces de libre expression dans un climat de dérive autoritaire. La crise du COVID-19 a révélé la fragilité du modèle économique cambodgien dans le domaine de la culture, première victime de la crise. Personne n’a été épargné, des petits musées provinciaux de Kampot et de Kep au grand parc d’attraction folklorique du Cambodian Cultural Village, sorte de Puy du Fou à la cambodgienne fermé en 2020. Alors que le tourisme chinois n’en est encore qu’à son redémarrage, on peut s’interroger sur la viabilité des grandes institutions survivantes. Qu’arrivera-t-il quand la province de Siem Reap, qui supervise la région d’Angkor, se verra transférer ces nombreux musées pour touristes dont la rentabilité est en berne ?
JT
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