« Aller au bout de ses rêves, ça fait peur. Mais c’est aussi s’assurer de ne pas avoir de regrets », Walter Vanhaerents.
Mark Handforth, Stardust, 2005 ©Séléna Bouvard
La Vanhaerents Art Collection est une collection familiale d’art contemporain rassemblée par Walter Vanhaerents et ses enfants Els et Joost, qui fournit un aperçu des courants artistiques de la fin des années 70 à aujourd’hui.
A travers 57 œuvres monumentales colorées et engagées, l’exposition organisée au Tripostal de Lille (du 6 octobre 2023 au 14 janvier 2024) reflète la diversité et la vitalité des pratiques artistiques actuelles avec des artistes confirmés et émergents comme Bruce Nauman, Matthew Day Jackson, ou encore Ali Banisadr, occasion de mêler peintures, sculptures, installations, et vidéos.
Passionné par l’art provocateur, Walter Vanhaerents, commissaire de l’exposition, propose aux visiteurs de découvrir des œuvres revendicatives et dénonciatrices du quotidien. Walter Vanhaerents propose une exposition qui adopte un regard tourné vers le présent comme vers le futur.
Exposer une collection privée n’aurait alors pas toujours comme but de faire un état des lieux d’œuvres à prix démesuré en vogue sur la scène du marché de l’art.
Une muséographie sobre au regard de la scénographie
Le Tripostal offre trois plateaux de 2000m2 chacun. Pouvant profiter de cette souplesse spatiale, les œuvres de la collection Vanhaerents s’inscrivent à merveille dans cet espace culturel. La muséographie fait écho à celle mise en place dans le lieu d’exposition de Bruxelles (un ancien entrepôt transformé par le duo d’architectes Robbrecht & Daem) où Walter Vanhaerents décide de modifier la manière de présenter ses collections au public en adoptant le format d’un dépôt de visualisation où s’entremêlent esthétique et fonctionnalité.
Intérieur du musée (29 rue Anneessens, 1000, Bruxelles) ©VanhaerentsArtCollection
Le Tripostal utilise cette même manière d’exposer en adoptant une muséographie peu développée, à l’exception des cartels éclairés de manière tamisée par des plafonniers. Les œuvres sont posées au sol ici et là telles que celles composées de néons d’Ivan Navarro, KickBackKickBackKickBack (2016) ou Twin Towers (2011). D’autres sont accrochées sur des murs blancs n’accueillant qu’un seul tableau comme The Arrival of Spring in Woldgate (2011) de David Hockney et One Minute You’re here (2020-2021) de Friedrich Kunath. Ou encore, des sculptures sont placées au milieu du parcours telles que celles de Laure Prouvost (This Means, 2019) ou d’Ugo Rondinone (If There Were Anywhere but Desert, Sunday, 2000), afin de rompre la monotonie des couloirs droits.
Au rez-de-chaussée, la scénographie se compose de multiples fils noirs où les œuvres Tomas Saraceno (Cloud Cities : mise-en-Aéroscène (2016-2023)) habitent tout l’espace d’exposition. Le visiteur est invité à déambuler librement à travers ces fils afin d’observer de près les œuvres de cet artiste. Le parti-pris de Tomas Saraceno avec ce type de scénographie est à la fois innovant autant que surprenant car le visiteur doit alors porter toute son attention à ne pas heurter les fils et les œuvres de cette installation.
Les expôts sur fond neutre, en l’occurrence au Tripostal dans des salles blanches, dégagent une impression de sobriété. Les cimaises sous forme de « white cube » soulignent l’importance de chaque objet et fournissent une présentation homogène. Les objets et l’espace forment alors un tout car une même importance leur est accordée. Néanmoins, au premier et deuxième étage, les mises en scène, objets comme cimaises, varient. Les œuvres sur le troisième plateau impressionnent par leur dimension (Vaughn Spann avec sa toile sur châssis en aluminium et peinture polymère Blue Joy (2020) de plus de 2m de hauteur et de largeur), et leurs matériaux. La salle 12, consacrée à David Altmejd, présente des sculptures grandioses de figures anthropomorphes en plexiglas, mousse expansée, fils de nylon, cristaux et miroirs.
L’éclairage est adapté à la pièce et au thème de l’exposition. L’œuvre de Yinka Shonibare (Leisure Lady, 2001), disposée sur un piédestal, est mise en valeur par son socle et sa visibilité est renforcée par la lumière, tandis que des espaces sont plongés dans la pénombre pour que la projection des vidéos comme celle de Bill Viola (Martyrs, 2014) ou des films comme The Feast of Trimalchio (2019) de AES+F immergent les visiteurs comme dans une salle de cinéma. Ces luminosités différentes établissent alors une hiérarchie des perceptions entre les pièces d’exposition, les expôts, et l’espace, tout en renforçant l’expérience émotionnelle.
Ugo Rondinone, If There Were Anywhere but Desert, Sunday, 2000, Fibre de verre, peinture, vêtements, paillettes. © Séléna Bouvard
Tomas Saraceno, Cloud Cities : mise-en-Aéroscène, 2016-2023, miroirs, plexiglas, fils. © Séléna Bouvard
Lumière et engagement
Les œuvres, telles qu’exposées, semblent à première vue purement esthétiques. Mais lorsque le visiteur s’informe, auprès des médiateurs présents dans la salle ou des cartels, du concept exprimé par l’artiste, le discours devient tout autre.
Au premier étage, Yinka Shonibare propose Leisure Lady (2001), une sculpture colorée d’une femme sans tête portant une robe en wax d’époque victorienne et tenant en laisse trois ocelots. Ce tissu de coton imprimé selon un procédé à la cire et ces félins d’Amérique en voie de disparition dénoncent une époque marquée par la colonisation et des thèmes à la mode tels que l’apprivoisement de la faune. Le XVIIIè et le XIXè siècle rappellent, en France comme en Europe, le temps des « expositions d’ethnographie coloniale » dans des « zoos humains » où étaient présentées des populations d’origines africaines afin de montrer l’exotisme des contrées que la France, la Hollande ou encore le Portugal, pays colonisateurs, n’hésitaient pas à piller et à exploiter à travers l’esclavage. En supprimant la tête du personnage, Yinka Shonibare évoque la décapitation de la bourgeoisie et de l’aristocratie colonisatrice qui avaient le monopole sur le commerce et le transport d’esclaves.
Yinka Shonibare, Leisure Lady, 2001, mannequin grandeur nature, trois ocelots en fibre de verre, wax hollandais imprimé sur coton, cuir, verre © Séléna Bouvard
Oubliés ou supprimés dans l’histoire de la peinture occidentale, Titus Kaphar tend à dénoncer dans Beneath an Unforgiving Sun (2020) la sous-représentation des minorités. Sur ses huiles sur toile, il découpe les portraits d’enfants afro-américains se tenant à côté de leur mère ; se lit un sentiment d’épuisement et de désespoir. Revendiquant le racisme et l’oppression qui pèsent sur la communauté noire, Titus Kaphar accentue cette violence en laissant des trous dans les tableaux, en miroir du regard des Blancs. Ces “victimes fantômes” soulignent la fragilité de leur vie et de leur avenir incertain.
Avenir incertain, tel fut le cas pour Trayvor Martin qu’évoque Vaugn Spann dans Blue Joy (2020) au deuxième étage. L’artiste rend hommage à cet adolescent de 17 ans non armé tué par un agent de sécurité en Floride. A première vue, cet arc-en-ciel éclatant semble transmettre un état d’esprit positif et joyeux, mais la réalité est autre. Aux couleurs du slogan publicitaire « Taste the Rainbow » pour la promotion des Skittles, cet arc-en-ciel aux mêmes couleurs a une originalité, celle de posséder un rayon noir qui fait écho à la violence et aux injustices subies par les communautés noires africaines. En effet, cela peut faire écho au meurtre de Georges Floyd aux Etats-Unis en 2020, tué sans raison valable par des policiers.
Dans Eye Candy (2022) de Derrick Adams, le regard du visiteur se concentre sur une imagerie dynamique de six panneaux colorés représentant chacun la même figure masculine noire qui tient une sucette. Cette œuvre aux couleurs « pop » dissimule et renferme, en parallèle du visage à moitié caché, le concept de « friandise pour les yeux », en référence au titre de l’œuvre. Cette approche s’inspire d’une image promotionnelle de sous-vêtements tirée d’Ebony, un magazine à destination du public afro-américain des années 80. Entre publicité, culture populaire et consumérisme, l’artiste emploie l’iconographie du corps afin de contester la perception stéréotypée de la masculinité noire.
Derrick Adams, Eye Candy, 2022, six sérigraphies avec collages en relief encadrées, papier peint © Séléna Bouvard
Entre thématiques identitaires, historiques et sociales, les artistes sélectionnés par Lille3000 en collaboration avec la collection Vanhaerents exposent des œuvres lumineuses et engagées qui, par leurs couleurs et leurs dimensions, marquent les visiteurs.
Une beauté mystérieuse
« Je cherche constamment la possibilité de présenter les mêmes choses de différentes manières - et d’y introduire un élément de vulnérabilité humaine », Sudarshan Shetty
Poétiques tout autant qu’esthétiques, les artistes proposent des œuvres en lien avec la vanité, le temps qui passe, approchant parfois le Memento Mori. Cette beauté fantasmagorique est portée par les matériaux employés et par le concept dicté par l’artiste.
Sculptures surréalistes et monumentales, tel est le cas de David Altmejd dans la salle 12 du troisième plateau du Tripostal qui réalise Le Ventre (2012) où il expérimente la nature de l’être humain, entre transformation et dualité. David Altmejd joue sur les ombres et les lumières à travers des matériaux translucides qui filtrent la lumière, tout en montrant l’intérieur d’un ventre humain en désagrégation. L’artiste oscille alors entre le beau et le macabre, l’intérieur et l’extérieur, afin d’illustrer la fragilité et la vulnérabilité du corps humain, ouvert à la vue de tous.
Explorer les possibilités des matériaux non conventionnels comme le gonflable est le parti-pris de Fredrik Tjaerandsen qui réalise Blue Crescent (2023), un body en latex formé de deux croissants reliés par un cordon reposant sur les épaules du mannequin. Cette œuvre est issue d’une performance, diffusée par une télévision. En miroir à ce contenu multimédia, se tient un mannequin fictif qui porte ce body. Alliant mode, art et performance, l’artiste souhaite faire prendre conscience au visiteur qu’il se limite trop souvent à sa propre bulle. Cette idée d’isolement se ressent par la dimension de l’œuvre : l’épaisseur du body met une distance entre le mannequin et le visiteur, donc en prolongement, entre chaque être humain.
À première vue, Dark Blue Clock (2022) d’Ugo Rondinone semble être un vitrail mais qui se révèle être, d’après le titre de l’œuvre renseignée sur le cartel, une horloge. Dépourvue des aspects essentiels à la compréhension de sa fonction dont le visiteur a besoin pour lire l’heure, cerclée de plomb, elle brouille les perceptions connues de l’horloge avec aiguilles et chiffres. Ugo Rondinone rappelle que le temps que le visiteur habite dicte sa vie de manière arbitraire. Aiguilles, chiffres, ou non, le temps est impalpable et aléatoire.
Ugo Rondinone, Dark Blue Clock, 2022, vitrail © Séléna Bouvard
David Altmejd, Le Ventre, 2012, techniques mixtes © Séléna Bouvard
Au deuxième étage, ces univers à la fois étranges tout autant que familiers (l’espace intime et personnel, le corps humain, le temps) illustrent des visions plus nuancées, moins polémiques ou politiques mais tout aussi fortes en matière de création.
C’est en se penchant vers les cartels des œuvres que ces dernières prennent sens. Si certaines peuvent sembler purement esthétiques, un message fort s’y cache. La Vanhaerents Art Collection propose des œuvres au grand éclectisme ouvrant une porte aux artistes non-occidentaux et offrant aux artistes émergeants l’opportunité de trouver une place sur le devant de la scène artistique contemporaine. L’accrochage et l’installation exploitées au sein du Tripostal de Lille, dépouillées, permettent au visiteur une immersion au sein de la collection privée de la famille Vanhaerents. Cette dernière s’inscrit, au travers de ses œuvres, dans une actualité contemporaine tant d’un point de vue social (la considération entre chaque individu qui s'évanouit ainsi que le vivre ensemble qui s’efface) que politique (les violences policières et l’invisibilité des personnes noires).
Séléna BOUVARD
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