Si les musées d'ethnographie ont longtemps eu le monopole de la représentation de l'altérité humaine, la crise traversée par l'anthropologie a conduit les musées de société à remettre en question le regard porté sur leur collection et le discours qui en découle. L'exposition « Erste Dinge » (Premières choses) se propose de revenir sur la constitution de la première collection du musée d'anthropologie de Hambourg. 

 

« Musée de colonisateur », « musée du monde », entrer dans un musée d'anthropologie n'est plus un choix aussi anodin qu'auparavant. Comment pourrait-il en être autrement pour nombre de ces institutions créées au XIXe siècle à une époque où ethnographie rimait avec peuples exotiques ou primitifs ? Il faudra d'ailleurs attendre le début du XXe siècle pour que les anthropologues européens se rendent compte du rapport d'altérité dans leur propre continent, et de la disparition des cultures populaires sur l'autel du progrès. En 2006, Jean-Pierre Willesme, conservateur en chef du Musée Carnavalet, concédait que ce musée de la ville voulu par le baron Haussmann correspondait à « une mémoire de bonne conscience »1;pour une élite se satisfaisant des nouvelles larges avenues parisiennes ouvertes à l’air frais et aux canons, et pour une classe populaire pour qui le musée devait être un argument d'acceptabilité de la violence politique. Ce schéma est le même pour les musées ethnographiques, voire même à un degré supérieur : imaginez qu'une instance étrangère vous force à renier votre culture « archaïque » et vous impose une « modernisation », en échange de quoi quelques aventuriers viendront dans votre ville ou village acheter (dans le meilleur des cas) quelques objets qu'ils exposeront chez eux pour le plaisir de leurs semblables. Ces derniers pourront admirer de belles mises en scène de rituels traditionnels, ceux-là même qui ont perdu tout leur sens chez vous, car les Blancs y ont tué vos génies. Un changement radical du mode de pensée des musées ethnographiques est donc nécessaire, et c'est dans cet élan que s'inscrit le nouveau programme muséographique du musée de Rothenbaum, à Hambourg.

L'exposition « Erste Dinge. Rückblick für Ausblick » (Premières choses. Rétrospective pour une perspective) répond à deux impératifs actuels du musée : la prise en compte dans son discours des dynamiques humaines entre Hambourg et le monde, et un examen approfondi des collections selon les principes d'une anthropologie respectueuse des peuples. Créé comme un « musée de l'autre » qui cherche à « donner à voir le monde » des autres cultures que la sienne2, ce musée d’ethnographie a enclenché depuis une trentaine d’années plusieurs cycles de restructuration répondant à l’affirmation des anciens pays colonisés et à la nécessité de dialoguer avec lui autrement qu'à travers un rapport ascendant hérité du colonialisme. En juin 2018, sous l'impulsion de sa nouvelle directrice Barbara Plankensteiner, le musée est rebaptisé MARKK (Museum am Rothenbaum / Kulturen und Künste der Welt – Musée de Rothenbaum / Cultures et Arts du monde) et se définit comme « un forum de réflexion examinant de manière critique les traces de l'héritage colonial, les modes de pensée traditionnels et les enjeux de la société urbaine mondialisée postmigrante ». Signe d'un nouveau départ, l’exposition « Erste Dinge », première exposition semi-permanente proposée depuis, porte un regard réflexif sur les premières acquisitions du musée, alors simple bibliothèque devenue musée, comptabilisées dans l’inventaire de 1867.

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Figure 1 : Schéma de l'exposition ⓒ JT

 

Mondialisation et colonisation, mères de la collection de 1867

Le discours muséographique s'attache à montrer les liens étroits que tisse le musée avec la classe bourgeoise et moyenne commerçante de Hambourg. L'inventaire de 1867 recense tous les objets ethnographiques détenus par le Musée d'histoire naturelle de Hambourg, avant que ne soit mise en place une quelconque politique précise d'acquisition. Les donateurs des 650 objets recensés sont des acteurs importants de la ville, en lien avec les réseaux de marchands hambourgeois, à l'image de Gustav Julius Vollmer qui jouait un rôle de relais entre la société vénézuélienne et les expatriés allemands en Amérique du Sud. Des fonds ont ainsi été constitués à partir de réseaux relativement informels : selon le propos muséographique, il est par exemple probable qu'une partie des objets amenés des îles Pacifiques à Hambourg aient été rassemblés par des missionnaires méthodistes wesleyens dans le but de les vendre en Europe.

D'autres fonds d'objets, particulièrement ceux originaires de Chine et du Japon, sont au contraire le produit d'une industrie d'exportation orientée pour répondre au goût d'exotisme européen, tout en s'adaptant aux modes de vie occidentaux. Le visiteur assidu peut mettre en relation ces différentes origines d'objets avec la grande frise chronologique où se retrouvent pêle-mêle histoire mondiale de la mondialisation et de la colonisation, histoire nationale allemande, histoire commerciale des villes hanséatiques et le développement du commerce maritime à Hambourg. Cette représentation du commerce hambourgeois et du lien aux objets de l'inventaire est renforcée par une carte du commerce mondial où est indiqué le nombre d'objets inventoriés par région d'origine. On peut y lire, par exemple, que 221 objets proviennent d'Amérique latine (apparemment à la fois l'Amérique latine et l'Amérique du Sud) où les marchands vendaient des produits manufacturés en échange de matières premières tropicales telles que le sucre, le café, le tabac ou encore le cacao. Plusieurs encarts faisant référence à des routes commerciales de la carte permettent de découvrir l'intégration spécifique de Hambourg dans le commerce mondialisé ; la collection n'est plus seulement un ensemble d'objets sélectionnés scientifiquement, mais un rapport au monde historiquement situé et enchâssé dans des dynamiques qui peuvent être restituées : commerce des esclaves, commerce hambourgeois entre l'Asie de l'Est et l'Asie du Sud-Est, l'importance des baleiniers, etc…

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Figure 2 : Carte du commerce mondial, tablettes tactiles en arrière-plan ⓒ JT

 

Une anthropologie muséale hors-catégorie

Le second intérêt de l'exposition est l’interrogation portée sur les catégorisations des objets et la manière dont elles orientent la compréhension que nous avons de ces derniers, ainsi que de leurs sociétés d'appartenance. En 1867, la Commission du musée de la Société d'Histoire Naturelle prend la décision de classer les objets par région ou ethnie, faisant passer au second plan les logiques comparatives par type d'objet. Mais que faire alors des objets résultant de la rencontre de différents groupes ? C'est toute la problématique d'une ethnologie coloniale qui a longtemps voulu classifier le vivant (humains compris) sans voir les dynamiques d'échange culturel et de migration inhérentes à toute société en contact avec le monde extérieur. Le visiteur peut d'ailleurs se rendre compte par lui-même de la méthode de classement par ethnie en consultant les fiches historiques de l'inventaire sur une tablette numérique.

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Figure 3 : Dispositif schématique ⓒ JT

 

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Figure 4 : Schéma du dispositif ⓒ JT

 

Enfin, l'un des dispositifs les plus originaux de l'exposition consiste en une disposition d'objets de façon à construire un schéma des types d'interprétations possibles selon le point de vue adopté, notamment disciplinaire. Si les objets sont rassemblés au musée pour leur intérêt ethnographique, tous peuvent être le support d'un autre savoir, comme les fruits de cire Cherimoya qui auraient autant leur place dans un Muséum d'histoire naturelle que dans un musée d'ethnographie (en termes de ressemblance à l'original, ils n'auraient pas à rougir des animaux empaillés). Cette proposition scénographique rappelle les réflexions de Thierry Bonnot dans L'attachement aux choses où il questionne les rapports sociaux aux objets : les classifications muséographiques sont à l'image de leurs contemporains, et c'est dans la relation que ces derniers tissent avec l'objet collecté qu’ils lui donnent du sens. Le dispositif reflète cette volonté de créer une nouvelle relation aux objets en les sortant de leur catégorie ethnique, en les mettant en relation à travers des disciplines qui ne sont plus aujourd'hui si étanches les unes par rapport aux autres.

 

Une métamorphose réussie ? 

Seuls un an et demi séparent l'arrivée de la nouvelle directrice du musée et le vernissage de l'exposition Première chose, laissant penser que cette dernière a dû être montée rapidement pour répondre à l’agenda politique du musée et de la ville. La scénographie elle-même donne une impression de chantier à l'ensemble avec sa couleur bleue sans nuance et ses longues tables sur tréteaux, cet aspect work in progress correspond sans doute à la fois au propos de l’exposition et à son caractère transitoire. Malgré son air d’« exposition-manifeste », l'expographie n'a pas accouché de dispositifs interactifs ou participatifs qui traduirait une nouvelle approche dans les rapports de médiation. L’omniprésence du texte et la focalisation sur le seul sens de la vue sont des freins à la compréhension du message pour le plus grand nombre, tout comme l’absence de mesure d’accessibilité disponible au moment de ma visite.

Il n'en reste pas moins que le programme esquissé en discours s’est depuis traduit en acte : dès 2019, le musée a restitué au Musée national folklorique de Corée deux statues en pierre gardiennes de tombe achetées en 1987 à un collectionneur privé ayant outrepassé l'interdiction d'exportation des biens culturels en Corée. Ce nouveau départ a ainsi été l’occasion pour le musée de créer un partenariat de long-terme concrétisé par la mise en place de l'exposition semi-permanente « Uri Korea. Ruhe in Beschleunigung » (Uri Corée. Calme en accélération, depuis le 15 décembre 2017) sur le quotidien contemporain des Coréen.nes. Les expositions actuelles reflètent cette nouvelle politique de rupture de la représentation Soi/Autre, de rééquilibrage des rapports entre anciens pays colonisateurs et colonisés, et de participation concrète des acteurs culturels à la conception des expositions.

 

Julien TEA

 

Ouverture : 12 septembre 2018 - exposition semi-permanente, visitée en décembre 2022.

 

[1] Jean-Pierre Willesme, « Le musée Carnavalet : mémoire et patrimoine de la Ville de Paris » dans Andreas Sohn (ed.), Memoria : Kultur - Stadt - Museum. Mémoire : Culture- Ville - Musée, Bochum, D. Winkler, 2006, p. 284.
[2] Benoît de L’Estoile, Le goût des autres: de l’Exposition coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007, p. 17. Un « musée de l'autre » se compose d’une représentation finie d'un univers culturel (mise en ordre) tout en offrant une expérience d'altérité au visiteur (mise en scène) à travers la vue, sens le plus sollicité (mise en forme).

 

Annexe :

Les expositions actuelles et leur lien au programme muséographique :

  • « Benin. Geraubte Geschichte » (Bénin, Histoire volée, 17 décembre 2021 à mars 2025) présente dans son entièreté la collection de Bronzes du Bénin du musée avant que cette dernière ne soit restituée au Nigéria.
  • « Jurte jetzt! Nomadisches Design neu gelebt » (Yourte maintenant ! Le design nomade réinventé, du 15 décembre 2023 au 3 novembre 2024) met en relation des yourtes de la collection et contemporaines pour présenter des problématiques liées à la mobilité, la durabilité et les compétences traditionnelles dans notre monde actuel.
  • « Hey Hamburg, kennst Du Duala Manga Bell? » (Hey Hambourg, connais-tu Duala Manga Bell ?, du 14 avril 2021 au 7 avril 2024), conçue avec l'héritière de Duala Manga Bell, interroge l'héritage colonial et raciste de l'Allemagne et de Hambourg à travers cette figure de la lutte contre l'esclavage et pour l'égalité humaine.
  • « Das Land spricht. Sámi Horizonte » (Le pays parle. Horizons sámi, du 8 septembre 2023 au 31 mars 2024) met en résonance les collections du musée avec des œuvres contemporaines d'artistes sámi, peuple victime d'ethnocide.

 

Pour aller plus loin :

  • Sur le passage d'une anthropologie structurale vers une anthropologie de l'action : Bensa Alban, La fin de l’exotisme: essais d’anthropologie critique, Toulouse, France, Anacharsis, 2006, 366 p.
  • Sur le rapport entre l'anthropologie et le contexte historique : Naepels Michel, « Anthropologie et histoire : de l’autre côté du miroir disciplinaire », Histoire, Sciences Sociales, 2010, 65e année, no 4, p. 873‑884.
  • Sur le rapport entre l'individu et l'objet : Bonnot Thierry, L’attachement aux choses, Paris, France, CNRS éditions, 2014, 239 p.

 

#Allemagne ; #anthropologie ; #postcolonialisme

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