« Les dessins sont nous-mêmes, notre propre rivière, tous nos ornements. Jamais les Blancs ou d’autres personnes puissantes ne pourront nous les enlever » Agustina Valera Rojas / Ranin Ama

L'exposition "Visions Chamaniques : Arts de l'Ayahuasca en Amazonie péruvienne" transporte les visiteurs dans un voyage à travers les traditions chamaniques et les expressions artistiques des peuples autochtones de l'Amazonie péruvienne. En explorant les mystères de l'ayahuasca, cette exposition révèle la puissance de cette plante sacrée dans la vie spirituelle et culturelle de sa région. À travers une variété d'œuvres d'art, des peintures hypnotisantes aux sculptures colorées, elle offre un aperçu sur la connexion intime entre l'art, la nature et la spiritualité dans l'Amazonie péruvienne.

La collection du musée du quai Branly – Jacques Chirac est mise en dialogue avec une sélection d’œuvres d'artistes contemporains Shipibo-Konibo, dont une peinture murale spécialement réalisée par les artistes de l’Asociación de Shipibas Muralistas Kené Nete de Lima. Cette exposition met en lumière les évolutions contemporaines de cet art visionnaire autochtone. La légitimation de la dimension visionnaire de l’art Shipibo-Konibo, parfois contestée par certains chercheurs, est examinée à travers les prismes de la patrimonialisation, de la promotion touristique et de l'affirmation culturelle.

 

Une parole directe accordée aux artistes et auteurs

Cette exposition met en avant plusieurs perspectives culturelles et prismes de vues d'artistes, de chamanes, d'anthropologues ou d'autres experts soucieux de la préservation et la transmission des traditions chamaniques de l'Amazonie. Cet aspect est tenu tout au long de l’exposition qui laisse une grande place à la parole des artistes et auteurs de l’Amazonie péruvienne, notamment ceux de la communauté Shipibo-Konibo dans la région de l’Ucayali au Pérou. La première section de l’exposition se concentre sur la culture, l'art et l'artisanat des Shipibo-Konibo, en mettant en avant les œuvres et les objets qui représentent les kené, emblématiques de la production artistique de ce peuple. Connus sous le nom de kené, ces motifs graphiques et géométriques sont appliqués sur divers supports tels que textiles, poteries, sculptures et compositions de perles. 

 

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Img. 1 vue de l’espace « Les kené shipibo-konibo : un art visionnaire autochtone ». Le tableau représentant une pluralité de kené. © CP

 

La particularité de l’exposition est que ses textes et ses cartels intègrent de nombreuses citations d'artistes et d'auteurs-chercheurs shipibo-konibo, ce qui transmet directement leurs voix. Lorsque cela est possible, les cartels fournissent à la fois le nom civil péruvien et le nom shipibo-konibo de ces artistes et auteurs, offrant ainsi une reconnaissance culturelle complète. Tout ceci est mentionné dans un petit cartel « avertissement » en début de section. Ce cartel mentionne également l’utilisation de deux ouvrages [1]contemporains de chercheurs péruviens qui ont largement servi à l’élaborer le contenu scientifique de l’exposition, ils ont d’ailleurs fait l’objet de citations ou de références directes dans les textes et cartels. 

Cette exposition ne se contente pas seulement de mettre en lumière les artistes, mais également l’expertise des chercheurs et anthropologues péruviens, citant explicitement leurs ouvrages en début et en fin d'exposition. Il ne s'agit pas de donner à entendre leur parole, car ils auraient pu être interviewés pour l'exposition, mais de plutôt valoriser leurs ouvrages, qui ont joué un rôle crucial dans la reconnaissance des kené en tant que patrimoine culturel national du Pérou. Ce qui souligne ainsi les luttes et les victoires de certains chercheurs. Cette démarche place la connaissance scientifique de ces anthropologues péruviens au cœur du discours scientifique de l'exposition. On observe une véritable volonté de mettre en avant les contributeurs qui ont documenté ce que nous contemplons dans l’exposition. Cette initiative louable permet aux peuples autochtones de légitimer leur parole au musée.

 

Place accordée aux pratiques chamaniques et leur apprentissage 

L'exposition propose également une plongée dans les pratiques chamaniques de l'Amazonie péruvienne. Quels sont les outils de leurs pratiques ? Comment les utiliser ? Quels sont leurs bienfaits ? Toutes les réponses à ces questions se trouvent dans la seconde section de l’exposition « les outils de la cure chamanique ». Cette exposition se concentre sur les créations artistiques sous l’effet d’ayahuasca, et sur des pratiques chamaniques péruviennes, en particulier celles des shipibo-konibo. Les plantes nous sont présentées dans leur contexte d’utilisation pour guérir les corps des patients à travers des rituels filmés diffusés au sein de l’exposition. A savoir que toutes les plantes exposées viennent du marché de Pucallpa au Pérou. De plus, chaque plante ou rituel est aussi nommé en langue shipibo-konibo. 

L’exposition propose une contemplation artistique, explore les relations complexes entre le chant, le dessin et les plantes médicinales dans la formation des chamans. Les motifs traditionnels appelés kené ne sont pas de simples décorations artistiques, ils se retrouvent également au cœur même des pratiques chamaniques. Pour les shipibo, les kené brodés ou peints sont presque comme des partitions musicales qu’il suffirait de suivre du doigt pour être guidé dans son chant. Leur exploration offre un aperçu de la manière dont la musique et l'art visuel se rejoignent dans la pratique chamanique, ceci grâce à une ambiance sonore immersive, avec trois chants de rituels shipibo de Claudio Sinuiri Lomas et Amelia Panduro. Une manière de nous transporter dans un chant de guérison ou un autre censé amplifier les pouvoirs amoureux.

L'exposition ne se limite pas à une exploration visuelle, elle engage également les sens olfactifs. Le musée a mis en place un orgue à parfum, permettant aux visiteurs d'explorer les fragrances des rituels chamaniques de la culture péruvienne. Ces parfums, spécialisés chez certains guérisseurs, sont utilisés à des fins thérapeutiques, de purification et d'attraction de l'amour ou de l'amitié. Ils ont été spécialement élaborés par une communauté péruvienne à partir de plantes locales.

 

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Img. 2 Vue de l’orgue à parfums chamaniques © CP Img. 3 Espace “Les outils de la cure chamanique” © CP

 

L’essor d’un tourisme chamanique : un regard occidental sur l’ayahuasca requestionné 

Comment parler d’ayahuasca sans parler de tourisme chamanique ? Depuis les années 1990, un nombre croissant d'Occidentaux se rendent en Amazonie péruvienne pour s'immerger dans les pratiques associées à l'ayahuasca, alimentant ainsi l'émergence d'un "tourisme chamanique" qui induit des changements économiques et culturels significatifs dans la région. 

La fin de l’exposition propose une rétrospective de l'histoire de l’ayahuasca à travers le prisme occidental. Depuis sa découverte au XIXe siècle jusqu'à son exploration dans le domaine de l'ethnobiologie, puis la diffusion des résultats de recherches sur cette substance hallucinogène encore énigmatique pour les Occidentaux, cette section met en lumière l'évolution de l'intérêt occidental pour l'ayahuasca. Elle souligne également l'émergence d'un tourisme chamanique de masse à la suite de la diffusion de ces recherches auprès du grand public. Plus récemment, l'intérêt croissant de la communauté scientifique pour les propriétés thérapeutiques des substances psychédéliques a stimulé une nouvelle vague de recherches sur l'ayahuasca ces dernières décennies. 

Cette section est particulièrement pertinente puisqu’elle juxtapose le regard contemporain occidental sur l'ayahuasca et les interactions historiques des Occidentaux avec cette substance en Amazonie. Elle met en lumière la manière dont des terres appartenant aux autochtones ont été le terrain de recherches européennes dès le XIXe siècle, s'étendant ensuite avec l'émergence de la contre-culture américaine à partir des années 1960. Cette perspective révèle comment certains se sont approprié cette substance et ont tissé tout un récit autour d'elle, la rendant ainsi extrêmement attrayante et mystique pour un grand public souvent peu informé de ses effets et dangers.

 

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Img. 4 Salle reprenant chronologiquement l’histoire de l’ayahuasca. © CP

 

Quel effet ça fait l'ayahuasca ? Une expérience hallucinogène au musée

Tout au long de l'exposition, l'ayahuasca est un sujet récurrent, mais pour ceux qui ne sont pas familiers avec cette substance, la question persiste : quels sont ses effets ? Heureusement, la conclusion de l'exposition offre une réponse à cette interrogation en proposant aux visiteurs une expérience de réalité virtuelle de 18 minutes les plongeant au cœur d'un voyage hallucinogène sous l'effet de l'ayahuasca.

La dernière salle du parcours explore les effets de l’ingestion d'ayahuasca sur les artistes contemporains péruviens et internationaux, mettant en lumière la façon dont cette tradition ancestrale continue de nourrir l'inspiration, nourrit les récits visuels et les expressions artistiques contemporaines, notamment à travers des productions audiovisuelles telles que celles de Jan Kounen. L'artiste néerlandais s'est lancé le défi de recréer l'expérience de l'ayahuasca grâce au cinéma en utilisant des images de synthèse.

Lors de cette expérience hallucinogène virtuelle, les visiteurs sont transportés par le chant d'un guérisseur traditionnel shipibo, évoquant un état de transe inspiré des rituels. Ils sont plongés au cœur des paysages amazoniens et des rituels chamaniques par des images vibrantes et sons envoûtants. Cette expérience VR ajoute une dimension immersive pour comprendre les pouvoirs de cette boisson dont les effets peuvent perdurer jusqu'à six heures après ingestion. En raison d’images sensibles et parfois terrifiantes, l’activité n’est accessible qu’aux personnes de + de 13 ans et déconseillée aux personnes qui ont une épilepsie. Une mise en garde est d’ailleurs annoncée à l’entrée puisque le film comprend aussi des images d’insectes mouvants qui pourraient gêner certains insectophobes.

 

Camille PARIS

 

#ayahuasca #autochtones #amazoniepéruvienne #chamanisme

 

Pour en savoir plus : 

 

[1]Agustina Valera Rojas et Pilar Valenzuela Bismarck, Koshi Shinanya Ainbo : el testimonio de una mujer shipiba, Universidad Nacional Mayor de San Marcos, Lima, 2005. Et Luisa Elvira Belaunde, Kené: arte, ciencia y tradiciôn en diseño, Instituto Nacional de Cultura del Perü, Lima, 2009

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