Mais quel est donc ce livre présent dans toutes les boutiques de musée et dont la première de couverture semble nous fixer ? Les Yeux de Mona, un roman de fiction sorti en janvier 2024, écrit par Thomas Schlesser, est encensé par la critique et aurait « conquis le monde ». Il se révèle être un manuel d’Histoire de l’Art singulier.

 Détail de La Jeune Fille à la Perle, Vermeer, 1665, Musée Mauritshuis (Domaine public).

 

Un récit intergénérationnel

Avant tout, c’est une œuvre de fiction. Mona, une petite fille de 10 ans, risque de perdre définitivement la vue. Son grand-père, Henry, soucieux de lui laisser comme souvenirs des « splendeurs visuelles », décide de l'emmener chaque semaine dans un musée pour y observer consciencieusement une œuvre d’art. Il pense que l’art est thérapeutique, et nous le savons aujourd’hui grâce aux différentes médiations qui sont organisées à destination de personnes malades ou hospitalisées (la muséothérapie).
Dans ce livre, dédié à « tous les grands-parents du monde », nous suivons ces sorties hebdomadaires, organisées en trois parties selon les trois grands musées parisiens visités : Louvre, Orsay et Beaubourg. Le grand-père sélectionne une œuvre et demande à sa petite-fille de la regarder en silence. S’ensuit une description, rapide et sensible. Puis vient le moment des questions, des interrogations enfantines mais légitimes, des réflexions aussi innocentes que sincères. Mona questionne ce grand-père qui ne la jugera pas pour son ignorance. Elle ose également critiquer des chefs-d’œuvre parfois mis sur un piédestal. Son jeune âge est le vecteur d’une liberté d’expression qui amène une vraie fraîcheur par rapport au discours sur les Beaux-Arts.
Si le livre est aussi bien reçu par le public, c’est en grande partie pour cet aspect poétique. On ne lit pas simplement des descriptions d’œuvres, nous partageons un moment intergénérationnel. C’est ce qui plaît, les réflexions d’une enfant faisant parfois rire. Mais le regard qu’elle pose sur ces peintures et ces sculptures est aussi touchant, faisant des liens et remarquant des choses que nous, adultes, ne prenons plus la peine d’observer. Beaux-Arts Magazine parle d’une « initiation à la vie par l’art ». L’auteur explique aussi sa manière de se délecter des œuvres, d’abord s’en emparer par une lente observation puis ensuite en chercher le sens et les symboliques. Henry est ici le médiateur qui répond directement aux questions de son jeune public. Il remplace un cartel trop impersonnel, partageant avec la fillette une complicité pétillante.

 

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Premier tableau décrit dans le livre : Vénus et les trois Grâces offrant des présents à une jeune fille, Botticelli, fin du XVe siècle, Musée du Louvre (Domaine public).

 

Une histoire des chefs-d’œuvres parisiens

Les 52 œuvres qu’Henry présente à Mona sont des œuvres ayant une place dans l’Histoire de l’Art. De Vinci, Vermeer, Monet, Van Gogh, Duchamp, Kahlo, De Saint-Phalle, Abramovic ou encore Soulages sont chacun⋅e représenté⋅e⋅s par une seule œuvre soigneusement sélectionnée pour leur contribution au monde de l’Art. Les techniques sont explicitées de façon à être compréhensibles pour une enfant. Le vocabulaire reste cependant parfois compliqué, ce que Mona souligne sans gêne. Quinze œuvres illustrent le XVIe, le XVIIe et le XVIIIe siècle, puis quinze tableaux couvrent le XIXe siècle. Dans les 22 œuvres restantes, seulement neuf sont contemporaines (après 1945) dont deux ont été réalisées au XXIe siècle.
À la manière d’un manuel classique de l’Histoire de l’Art, chaque chapitre correspond à une œuvre. La description physique est objective, hors de la narration. Les explications qui suivent sont pertinentes et précisent à chaque fois un contexte socio-politique. La photographie de Mrs Herbert Duckworth, faite en 1872 par Julia Margaret Cameron, est l’occasion d’aborder l’évolution des techniques et l’invention de la camera obscura. La sculpture L’Oiseau dans l’espace de Brancusi (1941) est un moyen d’aborder l’abstraction, mais aussi le marché de l’art. Experts comme néophytes y trouveront leur compte dans un panorama soigneusement sélectionné par l’auteur. Paris a été choisi pour la narration, pour que les personnages puissent s’y déplacer simplement, mais évidemment les chefs-d’œuvre existent ailleurs et s’étendent sur une période beaucoup plus grande. De même, le beau et l’Histoire de l’Art peuvent être présents dans des Muséums d’histoire, de science ou de société.
Chaque chapitre porte le nom de l’artiste et une simple phrase, comme une maxime : « Laisse les sentiments s’exprimer » ; « Simplifie » ; « Lève le regard » ; « Il n’existe pas de sexe faible ». Elles essaient de résumer l’idée principale de l’œuvre ou la leçon de vie qui l’accompagne.

 

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Les Yeux de Mona, mis en valeur dans les rayons de la boutique du Louvre-Lens © J.C. 2024.

 

Une médiation singulière

Les Yeux de Mona est un succès mondial, traduit dans presque 40 langues. Mais pourquoi ce phénomène littéraire ? Si la simple histoire d’un grand-père voulant faire découvrir à sa petite-fille sa définition du beau fonctionne parfaitement, c’est également l’approche pédagogique qui marche. Cette fiction reprend toutes les informations disponibles dans un bon manuel d’Histoire de l’Art, mais elle y ajoute une sensibilité. Il ne s’agit pas de lire des informations factuelles sur Esclave mourant de Michel-Ange ou Meule de foin III de Mondrian, mais de visiter aux côtés de Mona et Henry. Au travers des yeux d’une enfant de 10 ans, on ne regarde pas seulement une œuvre, on contemple également le bâtiment dans lequel elle est exposée et on observe malicieusement les autres visiteurs. Ce sont des scènes de vie, des situations que l’on retrouve typiquement au cours de nos visites qui ponctuent l’histoire. Entre des surveillants de salle qui tempêtent « No flash please ! » et les spectacles sur l’esplanade de Beaubourg, on se questionne sur l’existence du Père Noël et on s’imagine faire des attractions dans les grands tuyaux colorés du Centre Pompidou. On découvre ou on redécouvre ces classiques de l’Histoire de l’Art comme si nous étions aux côtés des personnages. L’œuvre n’est pas sacralisée, elle nous apprend des choses sur l’évolution du monde, sur l’expression, sur la politique, etc. Expliqués par un grand-père presque exemplaire, les Beaux-Arts sont alors accessibles à tous. Personne ne peut avoir de lacune, avec Mona, on repart de zéro et on découvre ces galeries parisiennes.
C’est là aussi tout l’intérêt de ce livre : remettre à sa juste place la variable sociale qui existe lors d’une visite au musée. L’expérience de visite est invariablement un facteur important. C’est une réflexion qui pourrait alimenter les médiations des musées de Beaux-Arts, qui décrivent des œuvres d’une façon parfois insensible et trop objective. Souvent, les références utilisées ne sont pas expliquées, comme si tout-un-chacun connaissait l’existence de L’Enfer de Dante ou le contexte géopolitique flamand du XVIIe siècle. Les questions des enfants sont aussi des questions que les adultes se posent. De telles réflexions pourraient permettre d’être plus inclusif envers des publics moins connaisseurs. Avec un tel exemple, l’explication des œuvres serait empreinte de plus d’émotion et pourquoi pas d’une co-construction avec son public. Cette écriture permet d’accéder aux œuvres différemment.

Les Yeux de Mona est une belle approche de l’Histoire de l’Art, accessible à tous et particulièrement poétique.

Jules Crépin

 

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