Fondé en 1879 par des scientifiques éminents comme le Dr Gregorio Chil y Naranjo, el Museo Canario est un précieux gardien des vestiges indigènes des îles Canaries, recueillis depuis le XIXe siècle. Pourtant, sa capacité à mettre en lumière cette histoire souvent méconnue pose question.
Situé dans le quartier de Vegueta à Las Palmas, le musée expose principalement les fonds archéologiques des cultures préhispaniques de Gran Canaria entre autres. Offrant une immersion dans le mode de vie des peuples présents sur l'île depuis l'Antiquité jusqu'au XVe siècle, avant la colonisation par les Castillans.
Qui sont les premiers habitants des îles Canaries ?
L’origine des premiers habitants reste encore mal connue à ce jour. Les anthropologues pensent que ce serait un peuple autochtone berbère qui a migré depuis le nord-ouest de l'Afrique, probablement du territoire correspondant à l'actuel Maroc ou à la Mauritanie. Les premiers indigènes sont arrivés dans les îles Canaries vers le premier millénaire avant notre ère, bien que les dates précises varient selon les sources. Les raisons de leur migration vers les îles Canaries ne sont toujours pas élucidées. Pourquoi en sait-on si peu ? Parce que les chercheurs ont commencé à s’intéresser à ces populations lorsqu’elles étaient sur le point de disparaître par le biais du métissage avec les Européens. Il était déjà trop tard.
L'histoire des premiers peuples des Canaries demeure largement méconnue en dehors de l’archipel. Malgré l'afflux de touristes en masse, l'histoire préhispanique reste peu mise en avant, ce qui est regrettable tant elle revêt une importance capitale pour les habitants locaux. Ce patrimoine partagé, unique à l'ensemble de l'archipel, souffre d'un manque de valorisation.
Entre abondance et confusion
Le musée, réparti sur plusieurs étages, offre un espace généreux pour exposer une grande partie de sa collection. Divisé en onze salles, le musée présente divers aspects de la vie quotidienne, tels que l'habitat, les activités économiques et des rituels funéraires pratiqués par les premiers habitants des Canaries. La répartition des onze salles est claire d’un point de vue signalétique dans le musée, elle l’est aussi bien indiquée sur le site du musée. Cependant, malgré cette riche collection d’artefacts, la muséographie des années 1970-80 ne parvient pas à valoriser pleinement le patrimoine présenté et désoriente facilement le public lors de sa visite.
L'absence totale de datation pourrait sembler anecdotique, mais surprend dans un musée d'histoire et d'ethnographie. Aucun objet n'est accompagné d'une indication temporelle. Les vitrines pourtant dotées de longs textes scientifiques ne fournissent aucun repère chronologique. De plus, le fil narratif de l'histoire de ce peuple se perd dans une énumération des faits et des objets exposés, sans cohérence narrative. Cette approche entrave la compréhension d'ensemble de leur histoire.
Le musée dispose d’une grande collection, et peut être par envie de tout montrer nous met face à des vitrines répétitives qui ne cessent d’exposer le même objet en plusieurs exemplaires. Ainsi, beaucoup d’ossements, de poteries, d’outils et de toiles sont en triple ou quadruple exemplaires sans nécessité.
Si on explore attentivement le site internet, il est mentionné que le musée abrite un fonds en sciences naturelles, ainsi qu'une collection beaux-arts. Cependant, ces éléments ne sont pas toujours visibles lors de la visite alors que l'art et la nature locale font partie du patrimoine de l’archipel.
Manufacturas en pieles y fibras vegetales © CP
Tas d’ossements exposés sans indication ni cartel © CP
Une histoire coloniale absente ?
Est-il possible d'évoquer l’histoire d’une société décimée sans traiter de la question coloniale ? Le musée souffre d’un cruel manque de recontextualisation historique lorsqu’on connaît tout le passé colonial de l’archipel occupé par les Portugais, puis par les Espagnols. Bien que cette colonisation espagnole ne soit pas glorieuse, elle est une réalité qu'il est crucial de clarifier : la tragédie d’une population autochtone décimée, similaire à celle des peuples précolombiens anéantis par les Espagnols, un aspect largement omis par le musée. La colonisation castillane est seulement présentée de manière très brève dans le premier QR code audio guide.
Cette approche dépassée de l'histoire laisse un vide significatif dans la compréhension du passé colonial. D’autant que le quartier de Vegueta a été le premier lieu d'établissement des colons européens à Gran Canaria. Ainsi, il y a un manque d'opportunité pour le musée de résonner avec son territoire et de susciter une réflexion critique.
L'absence de mise en contexte est particulièrement frappante dans la salle La antropologíca física (anthropologie physique), où une grande quantité de restes humains est exposée sans explication. Cette exposition est à la fois impressionnante et troublante. On y découvre des centaines de crânes dont l'origine et la période restent inconnues, sans information sur leur découverte. Seules quatre momies sont accompagnées d'informations claires ainsi qu’une modélisation 3D bien réalisée pour chacune d'entre elles. De plus, divers bustes en hauteur sont présentés sans indication sur leur provenance ou leur identité, nous laissant incertain s'ils représentent des personnalités du XIXe siècle ou des moulages d'indigènes de diverses régions.
Vues de la salle la antropologíca física © CP
Un musée qui manque sa mission de valorisation ?
Le musée semble trouver un équilibre très intéressant dans la valorisation de son contenu, notamment grâce à la visite virtuelle du musée dans son intégralité disponible sur son site internet. Mais lors de la visite du lieu, l'expérience est bien différente.
Comment peut-on espérer partager et faire connaître son patrimoine à un large public si celui-ci n’est présenté qu’en espagnol (à de rares exceptions en anglais) ? Et le musée ne propose pas d'audioguide matériel à l’accueil, se contentant de QR codes disponibles en anglais et allemand dont l’utilisation est souvent limitée et peu pratique si nous ne disposons pas de casque audio et de connexion internet. Et qui prend réellement le temps de télécharger les QR et d’écouter les bandes sons au musée ?
Cette situation contraste fortement avec celle de la Casa de Colón (Maison de Christophe Colomb), située dans le même quartier de Vegueta, où chaque salle propose des textes traduits en anglais, ainsi qu’en allemand. Cette disparité soulève la question : que veut-on transmettre aux touristes ? À première vue, un musée retraçant l’histoire des circuits de navigation d’un colonisateur plutôt que la découverte de l'histoire des peuples canariens aujourd’hui disparus. Le fait que le contenu ne soit pas traduit risque de priver les touristes non hispanophones d'un accès complet à l'histoire et à la richesse culturelle de l’archipel. En d'autres termes, ils ne connaissent qu'une version de l'histoire de l'île, suggérant que les Espagnols sont arrivés sur une terre vierge.
Cette situation est d'autant plus frappante lorsque l'on constate que la Casa de Colón semble bénéficier d'une meilleure visibilité dans les guides touristiques. Lors de ma visite, le personnel d’accueil et de surveillance m’a demandé d’où je venais pour pouvoir me parler dans ma langue natale. Ils parlaient anglais et allemand avec d’autres visiteurs. Il est donc légitime de se demander pourquoi le musée représentant l’histoire des Canaries, aussi important pour l'archipel, ne parvient pas à offrir un parcours multilingue. Alors même qu'un autre musée plus petit et du même quartier y parvient avec succès. Le musée est-il affecté par un tourisme qui tend à privilégier la familiarité en mettant en avant Christophe Colomb, bien connu des visiteurs ?
Vue intérieure de la Casa de Colón © Casa de Colón
Un musée pour qui ?
A qui sont destinés ces musées ? Aux habitants locaux de l'archipel ou aux touristes ? En ce qui concerne la Casa de Colón, la présence de parcours multilingues suggère une attractivité plus forte auprès des touristes internationaux, avec une mise en avant de la figure de Christophe Colomb par rapport au patrimoine canarien. Quant au Museo Canario, à en juger par l'expérience proposée, on imagine qu'il s'adresse à un public déjà familiarisé avec le patrimoine régional et ayant des connaissances historiques suffisantes pour se passer de repères temporels. Par ailleurs, son centre de documentation avec ses archives en fait incontestablement un lieu d'intérêt pour les chercheurs en anthropologie et en préhistoire. Ce musée semble être davantage un lieu de référence pour les spécialistes que celui d'une diffusion grand public de la connaissance scientifique[1]
Mais pourquoi limiter l'accès et la compréhension du Museo Canario aux spécialistes et aux habitants locaux ? Et à vrai dire pour les locaux, il s'agit aussi d'une perspective biaisée car parmi eux, tous ne possèdent pas les connaissances et repères temporels des spécialistes en anthropologie. Il est donc regrettable de constater que ce patrimoine est préservé et partagé uniquement entre experts.
Et les Canaries aujourd’hui ?
Aujourd’hui, les Canaries connaissent un afflux important de touristes venus principalement d’Europe. Cette forte présence touristique induit une modification de l’économie locale qui défavorise les locaux. Se sont tenues dans la capitale, Las Palmas, des manifestations pour protester contre l’édification de nouveaux complexes hôteliers touristiques incitant davantage les touristes à venir sur l’île. Ces enjeux contemporains de tourisme de masse et ses conséquences sur la vie locale pourraient faire l’objet d’une section au sein du musée. De fait, qui peuple les Canaries aujourd'hui ? En 2023, près de 16 millions de touristes sont venus visiter l’archipel comptant 2,2 millions d’habitants.
Avec le projet d’extension du musée débuté en 2008, il pourrait être fort intéressant que le musée apporte un regard contemporain sur son territoire et montre comment ce tourisme de masse a prospéré. Ce serait une façon de le remettre en cause, de faire comprendre aux quelques touristes qui franchissent le pas de la porte, leur impact lorsqu’ils choisissent de visiter les îles d'une manière qui n’est pas forcément bénéfique pour les locaux, et de mettre en avant les difficultés des habitants aujourd’hui.
Finalement, pour une adepte de musées d’ethnographie, cette visite s'est révélée plutôt frustrante. En ce qui concerne l'histoire des premiers canariens, je suis restée sur ma faim. Pourtant, les Canaries détiennent un patrimoine riche et unique qui mériterait d'être connu par un public plus large que simplement les spécialistes. Une telle démarche pourrait contribuer à modifier l'image de l'archipel aux yeux des touristes.
Camille Paris
[1] D’après le rapport d’activité de 2018, sur 37 325 visites, 86,4 % correspondent à des visiteurs réguliers qu’on imagine être chercheurs et 13,6 % à de nouveaux visiteurs. ↩
Pour en savoir plus :
- Projet d’extension du musée https://www.elmuseocanario.com/en/project-of-enlargement/
- Rapport d’activité de 2018 : https://www.elmuseocanario.com/images/documentospdf/memorias/Memoria%20de%20actividades%20de%202018.pdf
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